La peinture c'est la foule et le dessin le solitaire. En peinture, une persistance brouteuse fatalise l'avachissement de la pâte, incapable de mettre au clair ce maillage détaillé, ce tressage piquant, cette découpe d'arêtes, ce barbelé de toutes les matières où l'homme veut se sentir pris dans sa propre collection de véhémences, cet autoportrait de l'artiste en monde déchiqueté. La vie moderne est calibrée sur le modèle des toiles gigantesques sorties des écoles de maîtres, ce tapage de copies antiques, cette pesanteur de jambonneau sans coeur, tout ce gigantisme boudiné rosissant la joue mièvre des Bacchus suppliant dans toutes les poses des dieux et des maîtres, des cupidons rougeauds aux lascivités vitreuses, des princes faisandés débraillant leur bouffissure, des douairières au rictus gorgé d'hécatombes, des paupières lourdes dont on ne devine que trop qu'elles veulent quitter l'estrade de la pose voulue par le peintre, pour retourner au plus vite à leurs auges de platine. Une ambiance de salon dans les près où la viande oisive a le torse ennuyé d'une boudeuse et les pis enflés de la vache. Et ses tableaux-repoussoirs, si précurseurs du ricanant purgatoire au goût du jour, ces tableaux privés de sang n'ont d'autre charme que ce luxe décerné à l'échec de la vie dont l'art d'aujourd'hui a dignement pris la relève, avec un zèle qui ne s'embarrasse plus d'allégories pour pratiquer et répandre partout son idolâtrie de la mort. |
Rien n'a le regard cyclopéen de la déchirure tâtonnant dans l'obscur. Rien, sinon le dessin, car le dessin est une nuit qui voit et qui veut, une nuit qui dessine. Rien comme le dessin, comme cette feuille légère, cette tôle fébrile, rien comme le sort pré-englouti des quatre-vingt-dix grammes de papier machine envolés, dissous dans la rigole, rien comme la feuille vouée à la pluie, aux gaz, à l'acidité, à commencer par celle des perfidies ambiantes, pour envoyer le grand coup de signal, l'escarmouche crayonnée où tout est dit dans la vitesse et la poigne. Rien comme ce testament de pointe rayant la feuille littéralement jetée dans les bras de l'invisible. Il s'agit de gagner d'un trait cet aiguisage en perdition qui veut sa horde de barbelés et de treilles dictant ce qu'il y a de figures à naître dans certaines armatures primaires et récidivantes, hantées par la suprématie criante d'une espèce de ruine fraîche, de maquette porteuse d'infini qui ouvre d'un coup les terres damnées de la beauté. Il y faut peu de traits parfois même au milieu d'un papier violemment griffonné. Un trait surnage soudain comme un isolé, comme un révolté; il s'est détaché, il s'est décalé, et sa faille vaillante possède subitement tout un relief abandonné de l'arrière coeur, un étoilement de nervures déjà vécues, déjà foulées, qui ne sont autre que les terres durcies du combat, ce pays de l'intense libéré des bagnes du délire où on le croit à demeure. |