Ces hommes délirants, souvent appelés les "hommes de la Contre-Réforme", on les crut nés de femmes latines violées par des barbares; en réalité, ils paraissaient issus d'un accouplement mystérieux. Quoique le squelette et les traits révélaient leur souche très ancienne et montraient clairement leur origine étrusque, ils n'avaient pas l'air d'avoir traversé nos quinzième et seizième siècles tant ils semblaient différents et détraqués. Qui les vit de près, dans les pays les plus inattendus, construire des églises et des palais, jeter des ponts, réaliser des machines et des engins de toutes sortes, planter des jardins, peindre des tableaux, couvrir des murs de fresques, sculpter des statues, qui les vit embrouiller, trahir, séduire peuples et rois, évêques et reines, attiser les bûchers, exciter la plèbe ou conduire des armées, non avec la défiance perverse des contemporains de Laurent le Magnifique mais avec cette humeur folle et fantasque qu'on relève chez tant d'Italiens du siècle précédent - l'Arétin, Cellini, Bernin, Lasca et d'autres-, qui les vit de près eut l'impression de fanatiques réchappés de l'écroulement d'un temple ou de géants s'ouvrant le ventre dans des éclats de rire effroyables, des hurlements et des grimaces pour montrer le mécanisme de leur folie, sortes de Roi Lear délirant dans la tempête. (...) Incapables d'interroger la nature avec l’œil neuf des hommes du quinzième siècle qui furent surtout curieux de découvrir ce qu'elle cachait, et occupés à découvrir son sens en fonction de leur âme et selon leurs extraordinaires dispositions plastiques, incapables, donc, de révéler l'hermétisme du monde par une vision, une évaluation juste des éléments traditionnels et des inquiétudes véritables, les hommes du dix-septième siècle tourmentèrent furieusement les choses pour essayer de les ouvrir; ne parvenant pas à bien distinguer, de leurs yeux brouillés, ce qu'il y avait à l'intérieur, ils devinrent des anatomistes de la nature, mais des anatomistes fous, et entreprirent de la fouiller, la vider, avec la rage des enfants qui éventrent des jouets, sortant, en vrac, tout ce que leurs aînés avaient déjà vu et monté à leur manière, c'est-à-dire sans rien profaner ni abîmer et feignant, consciemment, de n'avoir rien découvert. Alors, des ruines et de la grande confusion qui s'ensuivirent, ces hommes extraordinaires, qui semblaient avoir perdu le sens de la mesure et éprouver l'orgueil de la disproportion et du gigantisme, réussirent à tirer et à composer un art qui tient du fantastique et de la géographie, riche d'imprévu et de musique, d'épouvantes et d'obsessions, comme agité et bouleversé par un désir féroce d'accouplements monstrueux. Quand je contemple le spectacle troublant de l'art du dix-septième siècle, l'architecture par exemple, mon imagination me révèle, dans les façades des palais et des églises, les cours intérieures, les colonnades, les voûtes, les coupoles, comme dans toute la variété et la surabondance des motifs architecturaux du siècle de Cardano, une profondeur et une amplitude qui font de cet art une imitation fantastique de la terre, de ses formes et de ses innombrables aspects - une sorte d'art géographique. (...) La nature y est entrée en maître, a ouvert des espaces et des perspectives, éclairé des angles jamais vus, permis à l'ombre et à la lumière de jouer librement avec les aspects et les formes, comme, dans la réalité, les silhouettes jouent avec le paysage et le temps. Les hommes, qui seuls jusqu'alors avaient servi de modèles à la sculpture, y sont représentés mais aussi les animaux, les plantes, l'eau, les rayons du soleil et toute chose naturelle, de sorte qu'on confondrait aisément cet art avec un genre particulier de peinture. Cela donne une idée de la folie de ces hommes hors du commun qui, sachant tout faire avec la même facilité, ne distinguaient plus les arts entre eux et voyaient le monde en peintres, sculpteurs et architectes à la fois. Ainsi les formes ont-elles un relief incroyable en peinture; la lumière et l'ombre ne se mélangent pas comme dans les tableaux du quinzième siècle, elles façonnent d'une l'autre et procèdent par contrastes aux effets immédiats, efficaces mais grossiers et fugaces pour qui les regarde. Le traitement du relief et de la lumière n'est pas la seule nouveauté qu'on y trouve : on est surpris par les innombrables reproductions d'animaux, d'arbres étranges et exotiques, par la variété des sujets - hommes, villages, poissons morts, verres et choses communes ou très rares, abjectes ou raffinées. J'y vois la preuve de l'obsession de la recherche, par ces artistes inouïs, du déséquilibre, le signe de la fureur aveugle qu'ils ont mise à éventrer la nature et à en retirer ce qu'elle cache. Le curieux qui voudrait savoir ce qui a poussé les hommes du dix-septième siècle à représenter des pays fantastiques, des plantes et des fleurs monstrueuses découvrirait combien ils ont été impressionnés par les récits maléfiques des navigateurs et comment les merveilles des Indes occidentales ont modifié la perception claire et traditionnelle du paysage. Influence plus que regrettable quand on songe aux tableaux de Filippino Lippi et de Léonard de Vinci, qu'on les compare à ceux des peintres du dix-septième siècle, ou aux affreuses décorations des niches des statues des Fleuves au carrefour des Quatre Fontaines, ici à Rome. Cependant pour bien comprendre la folie de ces hommes dont je parle depuis un moment, il faut penser au peuple qui, comme dans les tragédies, leur a servi de chœur. Est-il besoin de le répéter ? C'est réellement d'une tragédie dont il s'agit et non d'individus délirant dans leur coin; d'où l'importance capitale des personnages et histoires secondaires. Par exemple, on ne pourra négliger les poètes flanqués de leur cornemuse, vêtus de velours à l'espagnole, aux vastes collerettes de dentelle et manches bouffantes, la bouche en cul de poule lançant des baisers et baragouinant mièvreries et préciosités crétines. Ou encore tous ces astronomes, physiciens, philosophes qui passaient leur temps à soulever les queues des comètes de la pointe de leurs lunettes télescopiques, à jeter des balles d'ivoire du haut des tours comme Pascal de la tour Saint-Jacques et à transvaser l'air de tubes de verre dans le grand récipient de l'atmosphère pour y découvrir la diabolique horreur du vide, à fonder des royaumes métaphysiques et à traquer les diablotins et les humeurs rapides et opposées du corps humain. On ne devra pas non plus oublier les bûchers de la Sainte Inquisition ou la très longue main, grasse et baguée, de la Compagnie de Jésus qui expliquent tellement la peinture espagnole de ce siècle, celle du Greco par exemple. Il ne faudra pas non plus lasser de côté, en feignant de ne pas les voir à cause de leur petite stature, les nains de Vélasquez, masques farouches et tristes déféqués par des Grands d'Espagne mangeurs d'or. Mais, avant tout, il faudra évoquer l'immense peuple en haillons, couvert de lèpre et de breloques, celui qui fourmille dans les gravures de Callot et dont nous sentons encore la puanteur. Alors seulement il nous sera donné d'entrevoir, sautillant entre les colonnes et sous les arches en ruine, parmi les ordures, dans la multitude des mendiants et des sbires, contre les berlines et les velours précieux des gentilshommes, les personnages principaux de la tragédie : Polichinelle, Arlequin, le docteur Balanzone, tout le cortège, impétueux et insaisissable, de la commedia dell'arte. |
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Je chemine au-devant de mes pensées en exil dans une grande colonne de silence.
Léon Bloy. On parlait dernièrement dans une élégante réunion d'hommes de lettres, de Léon Bloy et de son nouveau livre: La Femme Pauvre, autour duquel la lâcheté des uns, la rancune des autres et l'incompréhension du plus grand nombre établissent une vaste zone de solitude et de silence, comme autour de la maison où meurt un pestiféré. Il n'y avait à cette réunion que de fort célèbres personnages, féministes gâteux, et pâteux psychologiques, le col serré par une cravate à triple torsion, la boutonnière fleurie de toutes les légions d'honneur, et "qui tirent à dix mille exemplaires pour le moins", de petites histoires tristement "cochonnes", où s'exalte l'âme des femmes de chambre, les seules d'aujourd'hui qui osent encore affronter l'inaffrontable et morne ennui du roman moderne. Il va sans dire que Léon Bloy fut copieusement éreinté. On l'accusa de toutes les vilenies, on le couvrit de tous les opprobres. Quelqu'un qui fût entré là, sans préparation, eût tout de suite pensé qu'il s'agissait d'un criminel, ayant inventé une nouvelle épouvante. Évidemment, si au lieu d'être coupable d'un beau et douloureux livre, Léon Bloy eût frappé de sa canne des femmes, au Bazar de la Charité, violé des sépultures et découpé de petits enfants en morceaux, on eût parlé de lui avec plus d'indulgence et moins d'indignation. On lui reprocha son ingratitude, son orgueil, son irrémissible pauvreté. Plusieurs poussèrent la littérature et la psychologie jusqu'à lui dénier toute espèce de talent et toute espèce de style. Le comique suprême fut atteint d'entendre une sorte de coiffeur de lettres, qui patauge dans ses phrases comme un hanneton tombé dans un pot de pommade liquide, l'écraser d'un seul coup, en invoquant Pascal. Enfin, les vieilles légendes dont on crucifia jadis l'auteur du Désespéré, et qui semblaient dormir dans les poussières des salles de rédaction, chacun se plut à les réveiller. Je ne nommerai pas ces braves gens, car bien qu'ils soient tous illustres,ils n'ont, en réalité, pas de nom, ou ils ont le même nom monosyllabique et disgracieux que vous savez et qui équivaut à n'en n'avoir pas du tout. Un jeune homme qui n'avait pas de smoking, qui ne portait aucune décoration, pas même celle de la reine de Roumanie, et qui n'avait pas encore ouvert la bouche, déclara: - Vous êtes sévères, Messieurs, envers un homme qu'estima et aima Barbey d'Aurevilly. Mais ce nom de d'Aurevilly sonna, dans ce milieu, comme une chose déjà lointaine. L'on vit un sourire, un peu méprisant, errer sur les lèvres de ces illustres personnages. Et ce fut tout ce qu'amena le souvenir de cette grande âme solitaire et royale. Moi aussi, je ferai comme ce jeune homme, et c'est en me souvenant de d'Aurevilly que je parlerai de ce réprouvé : Léon Bloy. * Le cas de Léon Bloy est vraiment unique dans ce qu'on est convenu d'appeler: la littérature. Voilà un homme d'une rare puissance verbale, le plus somptueux écrivain de notre temps, dont les livres atteignent, parfois, à la beauté de la Bible. Ne cherchez ni dans Chateaubriand, ni dans Barbey d'Aurevilly, ni dans Flaubert, ni dans Villiers de L'Isle-Adam, une prose plus architecturale, d'une forme plus riche, d'un modelé plus savant et plus souple. Dans quelques pages du Désespéré, par delà d'antipathiques violences et des malédictions disproportionnées, il s'est élevé jusque vers les plus hauts sommets de la pensée humaine. Pour peindre des êtres et des choses, ila , souvent, trouvé d'étonnantes, de fulgurantes images qui les éclairent en profondeur et pour jamais. De quels traits ineffaçables n'a-t-il point dessiné le glorieux X...et "ses réveils d'affranchi" ? Parlant d'un mauvais homme, triste et lâche, pleutre au repos, il écrit: "Cependant, quand il avait bu quelques verres d'absinthe, ses pommettes flamboyaient au haut de son visage, comme deux falaises, par une nuit de méchante mer..." Il fait dire à une pauvre fille: "Ma vie est une campagne où il pleut toujours..." La même, débile et malade, raconte qu'elle a frappé, presque à mort, un homme qui voulait la violer: "Quand j'ai frappé monsieur Chapuis, j'ai cru qu'il me poussait un chêne dans le coeur..." Je cite de mémoire et au hasard du souvenir. Les livres de Léon Bloy fourmillent de ces choses...Il en est d'incomparablement grandes et nobles. Elles naissent, à chaque page, sous sa plume, tout naturellement et sans efforts. Il est en état permanent de magnificence. Lisez, dans la Femme pauvre, cette invocation que je trouve, sans la chercher, en ouvrant le livre: "Je suis ton père Abraham, ô Lazare, mon cher enfant mort, mon petit enfant, que je berce dans mon Sein pour la Résurrection bienheureuse. Tu le vois, c'est le grand chaos qui est entre nous et le cruel riche. C'est l'abîme qu'on ne peut franchir des malentendus, des illusions, des ignorances invincibles. Nul ne sait son propre nom, nul ne connait sa propre figure. Tous les visages et tous les cœurs sont obnubilés comme le front du parricide, sous l'impénétrable tissu des combinaisons de la Pénitence. On ignore pour qui on souffre, et on ignore pourquoi on est dans les délices. L'impitoyable dont tu enviais les miettes et qui implore maintenant la goutte d'eau du bout de ton doigt ne pouvait apercevoir son indigence que dans l'illumination des flammes de son tourment; mais il a fallu que je te prisse des mains des Anges, pour que te richesse, à toi, te fût révélée dans le miroir éternel de cette face de Dieu. Les délices permanentes sur lesquelles avait compté ce maudit ne cesseront pas, en effet, et ta misère non plus n'aura pas de fin. Seulement, l'Ordre ayant été rétabli, vous avez changé de place. Car, il y eut entre vous deux une affinité si cachée, si parfaitement inconnue, qu'il n'y avait que l'Esprit saint, visiteur des os des morts, qui eut le pouvoir de faire éclater ainsi, dans l'interminable confrontation!..." Même dans la frénésie de l'insulte, il est magnifique encore; il peut dire de lui-même qu'il est un "joaillier en malédictions". Il sertit d'or l'excrément; il monte sur des métaux précieux, précieusement ouvrés, la perle noire de la bave. Quand il en arrive à ce point d'orfèvrerie et de ciselure, l'excrément lui-même devient joyau. Nul n'a plus le droit d'en sentir l'originelle odeur, et tous peuvent s'en barbouiller la face de honte. Quoi qu'il en soit, si ceux-là qui ont charge de nous éduquer avaient la conscience de ce qu'est la beauté, s'ils comprenaient la responsabilité qu'est leur mission propagatrice, il y a longtemps qu'ils eussent choisi, dans les œuvres de cet admirable écrivain, tels paragraphes, tels chapitres ou telles phrases, pour en faire des modèles d'éloquence. Il n'y en a, nulle part, de plus impeccable et de plus superbe. Voilà cet homme. Eh bien! parmi les milliers et milliers d'écrivailleurs, dont les ouvrages encombrent les rayons des librairies et les cases - j'allais dire les caves, des cervelles bourgeoises - Léon Bloy est peut-être le seul - le seul, vous entendez bien - à qui il soit interdit de vivre de son métier. Non seulement il ne peut pas en vivre, mais le miracle est qu'il n'en soit as mort. D'autres, hélas! et qu'il aimait, en sont morts, près de lui! Il a connu dans ses bras l'agonie d'un pauvre enfant à qui il a été refusé que le grand talent de son père ne fût pas assez riche pour acheter les deux sous de lait pur nécessaire à son innocente et fragile vie! Lisez la Femme pauvre. C'est un livre dont on vous dira, peut-être, qu'il est mal fait, qu'il manque d'unité, de composition, de psychologie mondaine. C'est peut-être vrai, mais lisez-le tout de même, car il est rempli de choses inégalables.Et puis, sous l'orage des invectives et des vociférations, sous les grands éclats d'un orgueil intolérable - j'en conviens - vous entendrez aussi saigner un coeur dans ce livre douloureux où chaque ligne est comme l'ahan, le cri de révolte, et l'acceptation finale de cette montée au Calvaire que fut, jusqu'ici, la vie de Léon Bloy. Oh! je sais bien, tout le monde prétendra que cette vie, c'est lui seul qui l'a faite. Par son intransigeance, par son orgueil, par sa fièvre d'extermination, il a ouvert entre lui et les autres un espace infranchissable, que nul n'osa franchir, car il n'est peut-être personne que ses invectives n'aient atteint et marqué à la face. Sa situation, il l'a rendue si excessive que ceux-là qui tenteraient de le défendre et de reconnaître publiquement les dons supérieurs, les dons uniques, qui font de lui un si exceptionnel tempérament d'écrivain, seraient engobés dans la même haine que lui. Tous se taisent, les uns par rancune, les autres pour ne point paraître complices de ses mépris, de ses dégoûts, de ses excommunications. Il y a beaucoup de lâcheté dans ce silence, soit; mais il y a autre chose, aussi, par où le malentendu s'accuse davantage, c'est que Léon Bloy n'est pas quelqu'un de notre temps; il est dépaysé dans ce siècle qui ferme ses oreilles à la parole ardente des vieux prophètes, aux anathèmes des vieux moines, ou qui en rit, comme d'une farce, quand il lui arrive de les écouter. Je me le représente souvent, comme un Jean-Baptiste, allant traverser les déserts, la bouche pleine d'imprécations, ou comme quelque moine distribuant, du haut d'une chaire, dans une église du moyen-âge, les anathèmes et les malédictions... La gendarmerie nationale s'oppose aux apostolats errants: elle appelle ça du vagabondage. Comme il n'y a plus de désert, Léon Bloy a trouvé un silo. Il s'est creusé lui-même la fosse de ses mains; il a creusé son corps d'ulcères liturgiques, il a bordé la fosse de culs de bouteilles, de clous, d'excréments déclamatoires pour la rendre inaccessible, pour être plus nu, pour être plus seul avec son humilité sainte et son saint orgueil, plus seul avec Dieu. De cette fosse, il jette aux passants des bouses de lumière et d'éternité, des haines d'or, le verbe le plus sauvage et le plus magnifique, lourd et pénétrant comme la lave et l'aérolite. Le pire sadisme pour les martyrs, c'est d'avoir l'air de bourreaux : Léon Bloy a réussi. Confesseur de la Pauvreté, de la Mort, de la Foi, portier farouche de la Porte de Vie, voilà l'homme que j'ai essayé d'admirer ce soir. ![]() A Rome tout est alluvion, et tout est allusion. Les dépôts matériels des siècles successifs non seulement se recouvrent mais s'imbriquent, s'entre-pénètrent, se restructurent et se contaminent les uns les autres : on dirait qu'il n'y a pas de tuf originel, pas plus qu'il n'y a de couche réellement primitive dans la géologie de notre sous-sol. Et tout est allusion : le terreau culturel qui recouvre la ville est plus épais et insondable encore : le Forum, le Capitole, et tout ce qui s'ensuit, sont ensevelis sous les mots plus encore que sous les terres rapportées. Aucune ville n'a jamais fléchi sous le poids d'un volume aussi écrasant de Considérations (principalement sur la grandeur et la décadence). Je ne me sentais, en y allant, pas la moindre envie d'y ajouter. J'avais envie d'user de cette ville comme de tout autre - les villes étant faites pour être habitées- et de laisser irrévérencieusement toute leur importance aux particularités qui règlent en elle pour le visiteur le manger, le flâner, le regarder, le marcher et le dormir. Oublier tout à fait mes lectures, il n'en était pas question : à propos de Rome, autant essayer de retirer toutes les peaux à un oignon. Mais j'entendais ne pas en être prisonnier. Quelques lecteurs jugeront, ne serait-ce que pour cette seule raison, qu'il y a peu de respect dans ce petit livre. Peut-être n'ont-ils pas tort : le respect est une attitude dans laquelle je ne brille pas beaucoup. Et qui d'ailleurs confine souvent à l'indifférence. Je n'ai pas été tout à fait conquis par Rome. En revanche - et cela compte- je ne m'y suis jamais ennuyé. Pendant les Nuits de la lecture 2021, la bibliothèque Sainte-Geneviève (BSG) a organisé une conférence-lecture "Ésotérisme et poésie au 19e siècle" en partenariat avec La Voix d'un texte (ENS). Au programme : une sélection de poèmes de Nerval, Mallarmé et Laforgue lus par Mélanie Traversier, comédienne et maîtresse de conférence en histoire moderne à l'Université de Lille, et accompagnés des commentaires éclairés de Bertrand Marchal, professeur des universités en littérature française à l'Université Paris-Sorbonne.
Mais tout ce qui m'arrive d'important et tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu : la rencontre avec un être aimé, une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune, une promenade en mer à la voile, la joie que l'on donne à un enfant, le frisson devant la beauté, tout cela se déroule totalement en dehors du temps. Car peu importe que je rencontre la beauté l'espace d'une seconde ou l'espace de cent ans. Non seulement la félicité se situe en marge du temps mais elle nie toute relation entre celui-ci et la vie.
Je soulève donc de mes épaules le fardeau du temps et, par la même occasion, celui des performances que l'on exige de moi. Ma vie n'est pas quelque chose que l'on doive mesurer. Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont des performances. Une vie humaine n'est pas non plus une performance, mais quelque chose qui grandit et cherche à atteindre la perfection. Et ce qui est parfait n'accomplit pas de performance : ce qui est parfait œuvre en état de repos. Il est absurde de prétendre que la mer soit faite pour porter des armadas et des dauphins. Certes, elle le fait- mais en conservant sa liberté. Il est également absurde de prétendre que l'homme soit fait pour autre chose que pour vivre. Certes, il approvisionne des machines et il écrit des livres, mais il pourrait tout aussi bien faire autre chose. L'important est qu'il fasse ce qu'il fait en toute liberté et en pleine conscience de ce que, comme tout autre détail de la création, il est une fin en soi. Il repose en lui-même comme une pierre sur le sable. Je peux même m'affranchir du pouvoir de la mort. Il est vrai que je ne peux me libérer de l'idée que la mort marche sur mes talons et encore moins nier sa réalité. Mais je peux réduire à néant la menace qu'elle constitue en me dispensant d'accrocher ma vie à des points d'appui aussi précaires que le temps et la gloire. Il existe des personnes qui nous rendent heureux dans la vie, par le simple hasard de les avoir rencontrées sur notre chemin. Quelques-unes parcourent le chemin en entier à nos côtés, et voient passer beaucoup de lunes, mais il en est d’autres que nous voyons à peine, d’un pas à l’autre. Toutes, nous les appelons amies, et il en est plusieurs sortes.
Chaque feuille d’un arbre pourrait caractériser un de nos amis. Les premiers à éclore du bourgeon sont notre papa et notre maman qui nous enseignent ce qu’est la vie. Ensuite, viennent les amis frères, avec lesquels nous partageons notre espace pour qu’ils puissent fleurir comme nous. Nous en arrivons à connaître toute la famille des feuilles, nous la respectons et lui souhaitons du bien. Mais le destin nous présente d’autres amis, ceux dont nous ne savions pas qu’ils allaient croiser notre chemin. Parmi ceux-là, il y en a beaucoup que nous appelons amis de l’âme, du cœur. Ils sont sincères et vrais. Ils savent lorsque nous n’allons pas bien, ils savent ce qui nous rend heureux. Parfois un de ces amis de l’âme étincelle en notre cœur, nous l’appelons alors ami amoureux. Il met du brillant dans nos yeux, de la musique sur nos lèvres, fait danser nos pieds et chatouiller notre estomac.Il existe aussi des amis d’un temps, peut-être de vacances, de quelques jours ou de quelques heures. Pendant ce temps où nous sommes à leurs côtés, ils s’habituent à mettre de nombreux sourires sur nos visages. Parlant de près, nous ne pouvons oublier les amis lointains, ceux qui se trouvent au bout des branches et qui, lorsque souffle le vent, apparaissent d’une feuille à l’autre. Passe le temps, s’en va l’été, l’automne s’approche et nous perdons quelques unes de nos feuilles, certaines naîtront lors d’un autre été et d’autres restent pendant plusieurs saisons. Mais ce qui nous réjouit le plus, c’est de nous rendre compte que celles qui tombèrent continuent d’être proches, en alimentant notre racine de joie. Ce sont les souvenirs de ces moments merveilleux lorsque nous les avons rencontrés. Je te souhaite, feuille de mon arbre, paix, amour, santé, chance et prospérité. Aujourd’hui et toujours… tout simplement parce que chaque personne qui passe dans notre vie est unique. Elle laisse toujours un peu d’elle-même et emporte un peu de nous. Il y a celles qui auront emporté beaucoup, mais il n’y en a pas qui n’auront rien laissé.C’est la plus grande responsabilité de notre vie et la preuve évidente que deux esprits ne se rencontrent pas par hasard. Rien, rien n'est jamais résolu. Dans le mouvement vertigineux de la pensée, il n'y a pas de fin, il n'y a pas de commencement. Il n'y pas de SOLUTION, parce qu'il n'y a évidemment pas de problème. Rien n'est posé. L'univers n'a pas de clé; pas de raison. Les seules possibilités offertes à la connaissance sont celles des enchaînements. Elles donnent à l'homme le pouvoir d'apercevoir l'univers, non de le comprendre.
Mais l'homme ne voudra jamais accepter ce rôle de témoin. Il ne pourra jamais se résigner aux limites. Alors il continuera à induire, pour lutter contre le néant qu'il croit hostile, contre le vide, contre la mort dont il a fait une ennemie. Pour admettre les limites, il lui faudrait admettre brutalement, qu'il n'a cessé de se tromper depuis des siècles de civilisation et de système, et que la mort n'est rien d'autre que la fin de son spectacle. Il lui faudrait admettre aussi que la gratuité est la seule loi concevable, et que l'action de sa connaissance n'est pas une liberté mais une participation conditionnée. Il n'aura jamais la force de renoncer au pouvoir enivrant de la finalité. Peut-être devine-t-il confusément que s'il reniait cette énergie directrice, il tuerait en même temps ce qui est en lui, puissance de l'essor, progression. Car c'est après tout ici que les choses se passent. S'il avait le choix, s'il avait la liberté, il aurait aussi la décomposition; laissant revenir sur le monde l'épaisseur opaque de l'inamovible, de l'immobile, de l'inexprimable, il deviendrait sourd à l'entente avec le monde. Son univers est maintenu en état d'hypnose sous son regard; mais qu'il baisse les yeux un instant, et le chaos retombera sur lui et l'engloutira. Qu'il cesse d'être le centre du monde des hommes, un jour, et les objets s'épaississent, les mots s'émiettent, les mensonges ne soutiennent plus l'édifice qui s'écroule. Pour dire d'un homme qu'il est civilisé, on dit souvent "cultivé ". Pourquoi ? Qu'est-ce que cette culture ? Souvent, trop souvent, cela veut dire que cet homme sait le grec ou le latin, qu'il est capable de réciter des vers par coeur, qu'il connaît les noms des peintres hollandais et des musiciens allemands. La culture sert alors à briller dans un monde où la futilité est de mise. Cette culture n'est que l'envers d'une ignorance. Cultivé pour celui-ci, inculte pour celui-là. Étant relative, la culture est un phénomène infini ; elle ne peut jamais être accomplie. Qu'est-il donc, cet homme cultivé que l'on veut nous donner pour modèle ?
Trop souvent aussi on réduit cette notion de culture au seul fait des arts. Pourquoi serait-ce là la culture ? Dans cette vie, tout est important. Plutôt que de dire d'un homme qu'il est cultivé, je voudrais qu'on me dise : c'est un homme... La culture n'est rien ; c'est l'homme qui est tout. Dans sa vérité contradictoire, dans sa vérité multiforme et changeante. Ceux qui se croient cultivés parce qu'ils connaissent la mythologie grecque, la botanique, ou la poésie portugaise se dupent eux-mêmes. Méconnaissant le domaine infini de la culture, ils ne savent pas ce qu'ils portent de vraiment grand en eux : la vie. Ces noms bizarres et insolites qu'ils lancent dans leurs conversations m'irritent. Croient-ils m'impressionner vraiment avec leurs citations, leurs références aux philosophes présocratiques ? Leur prétendue richesse n'est que pauvreté qui se masque. La vérité est à un autre prix. Savoir ce qu'un homme comprend de misère, de faiblesse, de banalité, voilà la vraie culture. Avoir lu, avoir appris n'est pas important. L'art, respectable entité bourgeoise, signe de l'homme cultivé, civilisé, de l'homme du monde; de l'"honnête homme" : mensonge, jeu de société, perméabilité, futilité. Être vivant est une chose sérieuse. Je la prends à cœur. Je ne veux pas qu'on déguise, qu'on affabule. Si l'on fait ce voyage, il ne faut pas que ce soit en "touriste" qui passe vite et se dépêche de ne retenir que l'essentiel, ce pauvre essentiel qui permet de briller à peu de frais, en parlant du "Japon" ou du "mythe tauromachique dans l'œuvre d'Hemingway". Les détails de la vie sont bien plus enivrants. Certes, le produit des hommes n'est pas négligeable. Lire Shakespeare, connaître l'œuvre de Mizogushi est aussi important. Mais que celui qui lit Shakespeare ou qui regarde Mizogushi le fasse de toute son âme, et pas seulement pour sacrifier au snobisme de la culture. Qu’il le fasse en sachant que s’il lit Shakespeare, il ne lira pas Balzac, Joyce, ou Faulkner. - Et que s’il regarde Mizogushi, il ne verra pas Eisenstein, Donskoï, Renoir, Welles. Qu’il sache qu’il sacrifie des milliers d’autres choses à celle-la; qu’il soit conscient en toute humilité qu’il ne connaîtra qu’une bribe infime, dérisoire, de l’âme humaine, imparfaitement. La culture n'est pas une fin. La culture est une nourriture, parmi d'autres, une richesse malléable qui n'existe qu'à travers l'homme. L'homme doit se servir d'elle pour se former, non pour s'oublier. Surtout, il ne doit jamais perdre de vue que, bien plus important que l'art et la philosophie, il y a le monde où il vit. Un monde précis, ingénieux, où chaque seconde qui passe lui apporte quelque chose, le transforme, le fabrique. Où l'angle d'une table a plus de réalité que l'histoire d'une civilisation, où la rue, avec ses mouvements, ses visages familiers, hostiles, ses séries de petits drames rapides et burlesques, a mille fois plus de secret et de pénétrabilité que l'art qui pourrait l'exprimer. Stendhal semblait savoir que ce ne sont pas les écrivains les plus directs, assez rares malgré l'apparence, qui sont le mieux lus dans l'immédiat de leur manifestation. Il suffit de parler sans intermédiaire à ses contemporains pour être remis soit au lendemain soit aux calendes. Pour provoquer chez eux soit le haussement d'épaules du " encore un qui raconte sa vie", et n'avons-nous pas la nôtre, qu'on ne raconte pas - et pour cause ! - soit la moue du monsieur qui ne comprend pas car il y a aussi un hermétisme naturel. Celui de Stendhal est branché sur les mille et une pulsations du langage, ou plutôt du commerce amoureux. Pulsations qui l'alimentent, le font survivre à lui-même, sans le changer fondamentalement. Ce n'est pas le langage de Stendhal qui change, mais sa manière d'aller, de prendre vie entre deux courants d'air, comme s'il s'était retourné sur lui-même, dans un mouvement de soupçon, et Stendhal ne fût-il pas le premier à sentir ce vent-là passer - nous passons du génie de la folie au génie du soupçon, c'est ce qu'il écrit, à peu près, dans le Journal - langage ne s'attachant plus qu'à décrire minutieusement ces mille et une pulsations. Tropismes, déjà. Retirez les noms prénoms des personnages de Stendhal, mettez X. Y. Z. , vous obtenez un monde qui serait l'exact contraire de celui de Kafka, les êtres humains foisonnant, se multipliant, dans un désert privilégié. C'est ce qu'il y avait encore un peu d'espoir.
De la volupté à l'abjection, les joies que je dois à la chair ne seraient pas ce qu'elles sont sans l'attention soutenue que leur accorde le verbe. Il n'est pas dans ma nature de sacrifier le sensuel au spirituel. Ce serait trahir cette force d'où je fais partir la pensée et à laquelle je ramène les flamboyances, je veux parler de l'instinct. Il ne m'est pas facile de refuser un plaisir, d'où qu'il vienne. La caresse des choses est un devoir de vie, mais le devoir d'écrire est une violence pour survivre. Entre l'austérité qu'exige la connaissance et la recherche de la vie juteuse, il s'agit de trouver un équilibre. C'est peu de dire que ce n'est pas une sinécure. Mais lorsque, sur une injonction du verbe, je choisis d'écrire alors qu'au-dehors m'invite la saveur du monde, je me refuse à tenir mon renoncement pour une perte. Ce serait plutôt une victoire tant ce que je vais gagner en ivresse vaut bien un désistement d'épicurien. De toute manière, il était dans l'ordre des choses que tôt ou tard ma drôle de métaphysique s'exilât du site purement corporel pour occuper sa vraie place qui est d'écriture. C'est là que l'illimité m'est donné à vivre du moins à entrevoir, sur un plat d'entrailles et dans le dévalement des gouffres. Un corps pour exister dans l'instant, une phrase pour aller un peu plus loin que l'instant, tel est le sens des combats nouveaux. Ce que je sais du corps ne pourra jamais me le faire oublier. Par-delà les limites qu'il décrit, les joies qu'il procure, je le regarde protéger l'épopée mentale. Aussi longtemps qu'il reste debout, il permet à l'insensé d'aller à ses paroxysmes, il protège le descente vertigineuse en soi. Sa gloire obscure est de dissimuler la folie pour l'écouler en fraude parmi les foules indifférentes.
Rien ne me rappelle avec netteté mon enfance, mais je ne doute pas qu'elle retentit prodigieusement dans mon présent. Si loin que j'aie jusqu'ici tenté de plonger en elle, je n'ai guère réussi à lui donner les contours, les dates, les intensités qui feraient des grands moments d'alors des mythes pour aujourd'hui. Je me heurtais à une sorte d'ombre immense, répulsive. Ce n'est pas que quelques souvenirs n'eussent point résisté à l'épreuve du temps. Ceux-là m'étonnaient par leur banalité. J'étais convaincu, certes, que ma jeunesses n'avait pas été exempte de ces quelques signes monstrueux auxquels s'articulent, toute sa vie, les prédilections de l'adulte. Mais il ne parvenaient plus à ma conscience avec l'exactitude qu'il fallait, ne serait-ce que parce qu'à l'époque ils s'accomplissaient en toute innocence.
Et puis, ils semblaient bien, eux aussi, avoir été emportés par les déferlements d'énergie, cette espèce de ruée charnelle, spirituelle, d'impossibilité de temporiser qui très tôt me caractérisa. Ces globes sombres dans lesquels ont germé en silence les monstres, j'avais l'impression de les voir rouler dans une antériorité sans rivages. Si, se brisant soudain, ils restituaient par l'écriture un peu de leur histoire, je n'étais jamais très sûr que cette histoire fût la mienne, tant l'alchimie verbale et le martèlement de ma démarche la défiguraient. J'ai fini par croire que mon amnésie m'avait servi plus qu'elle ne m'avait gêné. Elle m'a permis de ne point vivre en parasite sur mon enfance, d'être en état de pure impulsion dans mon empoignade avec l'immédiat. A l'écoute haletante de tous les appels, d'où qu'ils viennent, je ne m'accorde guère le temps de rebrousser chemin. Il manque à ma voix les accents grelottants qui rebâtissent les paradis perdus. Grâce à l'amnésie, j'ai pu foncer sans éprouver le besoin de me retourner. Et si du passé m'escorte, pour arriver, à l'état sil faut bien qu'il épouse mon rythme, qu'il tire la langue et bave avec moi jusqu'à l'asphyxie. Je me sens incapable de dire à brûle-pourpoint si mon enfance fut heureuse ou malheureuse, mais je sais qu'elle fut remplie de cris, de tensions, de haines, de toute une fermentation houleuse se poussant au cerveau. Même les pénuries les plus terribles ont dû se peupler d'imprécations pour arriver, à l'état de semence, au délire. Mais pour une seule phrase de vraie littérature, que d'échecs accumulés, de joies oubliées, de médiocrités complaisamment entretenues. Si, ayant longtemps scruté au plus bas, je me décide à regarder en arrière, je procède donc moins d'un dessein strictement autobiographique que d'une soumission à l'écriture intriguée par sa propre genèse. Tout se passe comme si l'axe de la sonde pivotait sur lui-même. L'instant d'un texte, le regard s'affranchit des profondeurs pour porter vers ses sources. Mais c'est encore là, je crois, une certaine manière d'occuper la horde mentale, de la désaltérer. De toute façon, seul le verbe en action peut me rendre la mémoire. Au moment où, écrivant ces lignes, je me confie à lui, je ne sais où je vais, je fais face, soudain, à l'Inconnu. Traversons ensemble une grande capitale moderne, les oreilles plus attentives que les yeux, et nous varierons les plaisirs de notre sensibilité en distinguant les glouglous d'eau, d'air et de gaz dans les tuyaux métalliques, les borborygmes et les râles des moteurs qui respirent avec une animalité indiscutable, la palpitation des soupapes, le va-et-vient des pistons, les cris stridents des scies mécaniques, les bonds sonores des tramways sur les rails, le claquement des fouets, le clapotement des drapeaux. Nous nous amuserons à orchestrer idéalement les portes à coulisses des magasins, le brouhaha des foules, les tintamarres des gares, des forges, des filatures, des imprimeries, des usines électriques et des chemins de fer souterrains. Il ne faut pas oublier les bruits absolument nouveaux de la guerre moderne. Le poète Marinetti dans une lettre qu'il m'adressait des tranchées bulgares d'Andrinople me décrivait ainsi, dans son nouveau style futuriste, l'orchestre d'une grande bataille :
12345 secondes les canons de siège éventrer le silence par un accord tam-toumb Aussitôt échos échos tous les échos s’en emparer vite l'émietter l'éparpiller au loin infini au diable Dans le centre centre de ces tam-toumb aplatis ampleur 50 kilomètres carrés bondir 2368 éclats massues coups de poing coups de tête batteries à tir rapide Violence férocité régularité jeu de pendule fatalité cette basse grave lenteur apparenté scander les étranges fous très jeunes fous fous fous très agités altos de la bataille Furie angoise hors d'haleine d'oreilles Mes oreilles mes yeux mes narines ouvertes ! attention ! quelle joie que la vôtre ô mon peuple de sens voir ouïr flairer boire tout tout taratatatata les mitrailleuses crier se tordre sous 1000 morsures gifles traak-traak coups de trique coups de fouet pic pac poum-toumb jongleries, bonds de clowns en plein ciel hauteur 200mètres c'est la fusillade En contrebas esclaffement de marécages rires buffles chariots aiguillons piaffe de chevaux caissons flic flac zang zang chaaak chaaak cabrements pirouettes patatrak éclaboussements crinières hennissements iiiiiii tohu-bohu tintements 3 bataillons bulgares en marche croook-craaaak (lentement mesure à deux temps) Choumi Maritza o Karvavena cris d'officiers s'entrechoquant plats de cuivre pam ici (vite) pac là-bas boum-pam-pam-pam-pam ici là là plus loin tout autour très haut attention nom-de-dieu sur la tête chaaak épatant ! flammes flammes flammes flammes flammes flammes flammes rampe des forts là-bas Choukri Pacha téléphone ses ordres à 27 forts en turc en allemand allô Ibrahim! Rudolf allô! allô acteurs rôles échos-souffleurs décors de fumée forêts applaudissements odeur-foin-boue-crottin je ne sens plus mes pieds glacés odeur de moisi pourriture gongs flûtes clarines pipeaux partout en haut en bas oiseaux gazouiller béatitude ombrages vendeur cip-cip zzip-zzip troupeaux pâturages dong-dang-dong-ding-bèèè Orchestre....Des fous frappent à coups redoublés sur les professeur d'orchestre ceux-ci courbés battus battus jouer jouer jouer Grands fracas bien loin d'effacer boire les bruits menus les revomir les préciser hors de leur bouche-écho grand orchestre diamètre 1 kilomètre Débris d'échos dans ce théâtre de fleuves couchés villages assis monts debout reconnus dans la salle Maritza Tungia Rodopes 1er et 2e rangs loges baignoires 2000 shrapnels gesticulation explosion zang-toumb mouchoirs blancs pleins d'or toumb-toumb nouages-poulailler 2000 grenades tonnerre d'applaudissements Vite vite enthousisasme s'arracher tignasses chevelures très noires zang-toumb-toumb orchestre des bruits de guerre se gonfler sous une note de silence suspendue en plein ciel ballon captif doré contrôlant le tir. (...) toute l’Europe littéraire a cru Goethe sur parole lorsqu’il a décrété, avec une bienveillance superbe, que Byron s’était approprié son Faust, et qu’il s’était servi, pour ses propres passions, des motifs qui poussaient le docteur. Byron lui-même était effrayé de cette ressemblance qui frappait Goethe, lorsqu’il écrivait avec une légèreté affectée : « Sa première scène, cependant, se trouve ressembler à celle de Faust. » Ainsi le peu de critiques français qui ont daigné jeter les yeux sur la magnifique improvisation de Mickiewicz, ont dit à la hâte : « Ceci est encore une contrefaçon de Faust, » comme Goethe avait dit que Faust était l’original de Manfred. Eh bien ! soit : Faust a servi de modèle, dans l’art du dessin dramatique, à Byron et à Mickiewicz, comme Eschyle à Sophocle et à Euripide, comme Cimabuë dans l’art de la peinture à Raphaël et à Corrége, et leurs drames ressemblent à celui de Goethe, beaucoup moins qu’une pièce classique quelconque en cinq actes et en vers ne ressemble à une autre pièce classique quelconque en vers et en cinq actes ; comme Athalie ressemble au Cid, comme Polyeucte ressemble à Bajazet, etc. Le drame métaphysique est une forme. Elle a été donnée ; elle est tombée dans le domaine public le jour où elle a été conçue, et il ne dépendait pas plus de Goethe de s’en faire le gardien jaloux, qu’il ne dépend de ceux qui s’en serviront après lui, d’ôter quelque chose à la gloire de l’avoir trouvée. C’est une invention dont l’honneur revient à Goethe et qui lui a été payée par d’assez magnifiques apothéoses. Maintenant elle appartient à l’avenir, et l’avenir lui donnera, comme Byron et Mickiewicz ont déjà commencé à le faire, les développements dont elle est susceptible.
J’ai essayé de prouver qu’il n’y avait ni plagiat ni servilité à modeler son œuvre sur une forme connue. Il me reste à prouver que le fond, la portée et l’exécution des trois drames métaphysiques dont je m’occupe, diffèrent essentiellement. Je ne reviendrai plus au point de vue de la défense des deux grands poètes prétendus imitateurs du premier. Je m’efforcerai de faire ressortir, quant au fond et quant à la forme, le grand progrès philosophique et religieux que signalent ces trois poèmes, nés pourtant à des époques très rapprochées. Toutes les écritures présentent un caractère de clôture qui est étranger au langage parlé. L’écriture n’est nullement un instrument de communication, elle n’est pas une voie ouverte par où passerait seulement une intention de langage. C’est tout un désordre qui s’écoule à travers la parole, et lui donne ce mouvement dévoré qui le maintient en état d’éternel sursis. A l’inverse, l’écriture est un langage durci qui vit sur lui-même et n’a nullement la charge de confier à sa propre durée une suite mobile d’approximations, mais au contraire d’imposer, par l’unité et l’ombre de ses signes, l’image d’une parole construite bien avant d’être inventée. Ce qui oppose l’écriture à la parole, c’est que la première paraît toujours symbolique, introversée, tournée ostensiblement du côté d’un versant secret du langage, tandis que la seconde n’est qu’une durée de signes vides dont le mouvement seul est significatif. Toute la parole se tient dans cette usure des mots, dans cette écume toujours emportée plus loin, et il n’y a de parole que là où le langage fonctionne avec évidence comme une voration qui n’enlèverait que la pointe mobile des mots ; l’écriture, au contraire, est toujours enracinée dans un au-delà du langage, elle se développe comme un germe et non comme une ligne, elle manifeste une essence et menace d’un secret, elle est une contre-communication, elle intimide. On trouvera donc dans toute écriture l’ambiguïté d’un objet qui est à la fois langage et coercition : il y a, au fond de l’écriture, une « circonstance» étrangère au langage, il y a comme le regard d’une intention qui n’est déjà plus celle du langage.
Les grandes clartés se découvrent à celui qui a gardé ses yeux d'avant le savoir, il démêle les événements avec la pointe de ses regards au fond desquels se creuse la nuit qui n'a jamais commencé. Cette immensité toujours renaissante le hante, et elle l'empêcherait de se reconnaître lui-même si son enfance n'y demeurait pas ensablée. A travers les chansons ou les appels, ou les murmures de l'agonie, il entend seulement des voix et n'était que pour les entendre, parce qu'un homme ne meurt pas de ce qui le tue en effigie.
Que chacun ouvre un peu plus les yeux, le dedans de son regard deviendra plus profondément le secret de son coeur noir et le don, depuis la plus ténébreuse retraite, de la couleur et du silence, et des blés et des eaux à la tendre exubérance du jour... La réalité est-elle à humaniser ? Le poète tente la vie, il la séduit. Le monde entier renaît plus jeune et plus fort d'un événement où un homme s'est enfoncé sans regarder derrière lui. Ce qu'il avait cru voir est devenu la patrie de son esprit : c'est en elle qu'il a rouvert ses yeux d'avant le savoir, d'avant la raison, ce regard venu de son enfance et qui l'empêche d'entrer dans un homme. Il a dans cette vue enclos son regard de limites prises à son coeur. Dans cette illusion il a lentement conçu son amour des autres hommes; le monde renaît plus jeune du mensonge où un homme a émancipé son cruel amour de tout ce qui respire. Prendre dans son coeur la source des pensées qui illumineront la vie; des souhaits qui la ranimeront depuis la grâce qu'elle est, et qui, longtemps, n'y avait existé qu'évanouie. N'est-il pas vrai, mon cher Gardet, que le rouge est en lui-même une chose agréable, en ce qu'il transforme et exagère la nature, mais aussi parce qu'il nous oblige à embrasser les dames ailleurs que sur le visage ? - Je suis sûr de ne pas vous déplaire, à vous, mon ami, qui comme moi pensez qu'il ne faut jamais manquer de dignité, excepté avec la femelle de notre coeur.
Je proclame l’opposition de toutes les facultés cosmiques à cette blennorragie d’un soleil putride sorti des usines de la pensée philosophique, la lutte acharnée, avec tous les moyens du dégoût dadaïste
Tout produit du dégoût susceptible de devenir une négation de la famille, est dada ; proteste aux poings de tout son être en action destructive : DADA ; connaissance de tous les moyens rejetés jusqu’à présent par le sexe pudique du compromis commode et de la politesse : DADA ; abolition de la logique, danse des impuissants de la création : dada ; de toute hiérarchie et équation sociale installée pour les valeurs par nos valets : DADA ; chaque objet, tous les objets, les sentiments et les obscurités, les apparitions et le choc précis des lignes parallèles, sont des moyens pour le combat : DADA ; abolition de la mémoire : DADA, abolition de l’archéologie : DADA ; abolition des prophètes : DADA ; abolition du futur : DADA ; croyance absolue indiscutable dans chaque dieu produit immédiat de la spontanéité : DADA ; saut élégant et sans préjudice, d’une harmonie à l’autre sphère ; trajectoire d’une parole jetée comme un disque sonore crie ; respecter toutes les individualités dans leur folie du moment : sérieuse, craintive, timide, ardente, vigoureuse, décidée, enthousiaste ; peler son église de tout accessoire inutile et lourd ; cracher comme une cascade lumineuse la pensée désobligeante, ou amoureuse, ou la choyer — avec la vive satisfaction que c’est tout à fait égal — avec la même intensité dans le buisson, pur d’insectes pour le sang bien né, et doré de corps d’archanges, de son âme. Liberté : DADA DADA DADA, hurlement des couleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : LA VIE. Il écrivait bien mal, je vous jure, l’homme de l’ironie et du bon sens, le piètre escompteur de la peur du ridicule. Et c’est encore très peu que de bien écrire, que d’écrire, auprès de ce qui mérite un seul regard. Tout le médiocre de l’homme, le limité, le peureux, le conciliateur à tout prix, la spéculation à la manque, la complaisance dans la défaite, le genre satisfait, prudhomme, niais, roseau pensant, se retrouvent, les mains frottées, dans ce Bergeret dont on me fera vainement valoir la douceur. Merci, je n’irai pas finir sous ce climat facile une vie qui ne se soucie pas des excuses et du qu’en dira-t-on. Je tiens tout admirateur d’Anatole France pour un être dégradé. Il me plaît que le littérateur que saluent à la fois aujourd’hui le tapir Maurras et Moscou la gâteuse, et par une incroyable duperie Paul Painlevé lui-même, ait écrit pour battre monnaie d’un instinct tout abject, la plus déshonorante des préfaces à un conte de Sade, lequel a passé sa vie en prison pour recevoir à la fin le coup de pied de cet âne officiel. Ce qui vous flatte en lui, ce qui le rend sacré, qu’on me laisse la paix, ce n’est pas même le talent, si discutable, mais la bassesse, qui permet à la première gouape venue de s’écrier : « Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ! »Exécrable histrion de l’esprit, fallait-il qu’il répondît vraiment à l’ignominie française pour que ce peuple obscur fût à ce point heureux de lui avoir prêté son nom ! Balbutiez donc à votre aise sur cette chose pourrissante, pour ce ver qu’à son tour les vers vont posséder, raclures de l’humanité, gens de partout, boutiquiers et bavards, domestiques d’état, domestiques du ventre, individus vautrés dans la crasse et l’argent, vous tous, qui venez de perdre un si bon serviteur de la compromission souveraine, déesse de vos foyers et de vos gentils bonheurs. Je me tiens aujourd’hui au centre de cette moisissure, Paris, où le soleil est pâle, où le vent confie aux cheminées une épouvante et sa langueur. Autour de moi, se fait le remuement immonde et misérable, le train de l’univers où toute grandeur est devenue l’objet de la dérision. L’haleine de mon interlocuteur est empoisonnée par l’ignorance.
En France, à ce qu’on dit, tout finit en chansons. Que donc celui qui vient de crever au cœur de la béatitude générale, s’en aille à son tour en fumée ! Il reste peu de choses d’un homme : il est encore révoltant d’imaginer de celui-ci, que de toute façon il a été. Certains jours j’ai rêvé d’une gomme à effacer l’immondice humaine. L'affrontement est partout, pour le poète. Autour de lui, à l’intérieur de lui, quelque chose existe qui le réprime ou qui l’étouffe, et dont il faut avoir raison. Quelque chose qu’il faut briser, ou charmer, ou encore délivrer. (Dans le mythe grec, on jette des gâteaux de miel, on endort par la musique les monstres qui interdisent l’accès des portails profonds.) Il y a toujours cet adversaire anonyme qui fait obstacle à la bouche qui prononce, ce vide qui cherche à s’emparer des mots au fur et à mesure qu’ils naissent. Il y a des frontières qui doivent être forcées, des intensités qui doivent être gagnées sur le froid et sur l’indifférence, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Et il faut forcer les défenses de ces réalités sauvages dont nous cherchons l’amitié…L’affrontement est partout. Son terme extrême est la tension héroïque. Mais l’affrontement n’est-il pas déjà engagé dès les premiers mouvements de la poésie et les plus simples linéments du chant, là même où nulle ambition « supérieure » ne cherche à se déployer ? Dès l’instant où le poète accueille le premier appel intérieur qui demande à se faire jour en une voix, dès le premier tressaillement de la parole, il doit savoir surmonter toutes les puissances qui répriment la montée du chant, il doit venir à bout de ce mutisme qui s’oppose au jaillissement des mots, délivrer l’essor des images de toutes les inerties qui le freinent. Le chant le plus ingénu, la ligne mélodique la plus humble n’existe jamais qu’au prix d’une victoire toujours menacée sur une « matière » adverse qui lui résiste. C’est dans cette matière avare et nulle que le poème se grave, c’est en elle qu’il mord — comme s’il devait être une entaille de feu sur un bloc de nuit ou de néant massif. Il faut à la parole ce négatif qui la fait exister en la repoussant : ainsi peut-elle nous devenir visible, détachée sur ce qui la refusait et la nie — la lettre noire sur le blanc de la page. Cette résistance muette est l’authentique support du poème ; et, comme les figures sur l’écran, les mots viennent se former sur cette impénétrable et légère opacité qu’on dirait faite avec la cendre de toutes les paroles perdues…
Il y a là quelque chose d’insaisissable qui prend consistance pour s’opposer au chant, une limite qui se reforme toujours plus loin à mesure que l’on croit la dépasser. Seule peut-être la surmonte le silence que le poème crée pour s’y absorber, ce silence d’après les mots dont nous poursuivons en pensée la victoire… Mais les enfers (ou les cieux) sont toujours plus vastes que le champ d’Orphée. Une aire inviolée cercle les plus hautes paroles. Leur propulsion dans l’espace spirituel ne les conduira pas plus loin (pour cette fois du moins). Mais là où meurt la dernière vague du champ, devant cette grève à jamais étrangère qu’elle n’a plus la force d’envahir, là où le chant s’éteint face à ce qui ne lui appartient plus, là où il rencontre « l’autre » irréductible — là où se trouvent les vraies frontières de la poésie, la ligne idéale qui trace le visage d’un poète. L’insurmontable est tendu sur sa face et en prend l’effigie comme un voile de Véronique. Le portrait du poète est aux confins de son chant ; pour nous, cette limite demeure secrète. Y a-t-il jamais rien qui s’achève définitivement ? Le futur ne demeure-t-il pas ouvert à cette musique qui grandit comme un arbre dans la liberté du ciel ? Car il est vrai que les grandes œuvres ont le don de croître ainsi dans le temps, alors même que la main qui les a formées s’est glacée. Le dandysme, qui est une institution en dehors des lois, a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets, quelles que soient d’ailleurs la fougue et l’indépendance de leur caractère. Les romanciers anglais ont, plus que les autres, cultivé le roman de high life, et les Français qui, comme M. de Custine, ont voulu spécialement écrire des romans d’amour, ont d’abord pris soin, et très judicieusement, de doter leurs personnages de fortunes assez vastes pour payer sans hésitation toutes leurs fantaisies; ensuite ils les ont dispensés de toute profession. Ces êtres n’ont pas d’autre état que de cultiver l’idée du beau dans leur personne, de satisfaire leurs passions, de sentir et de penser. Ils possèdent ainsi, à leur gré et dans une vaste mesure, le temps et l’argent, sans lesquels la fantaisie, réduite à l’état de rêverie passagère, ne peut guère se traduire en action. Il est malheureusement bien vrai que, sans le loisir et l’argent, l’amour ne peut être qu’une orgie de roturier ou l’accomplissement d’un devoir conjugal. Au lieu du caprice brûlant ou rêveur, il devient une répugnante utilité.
Si je parle de l’amour à propos du dandysme, c’est que l’amour est l’occupation naturelle des oisifs. Mais le dandy ne vise pas à l’amour comme but spécial. Si j’ai parlé d’argent, c’est parce que l’argent est indispensable aux gens qui se font un culte de leurs passions; mais le dandy n’aspire pas à l’argent comme à une chose essentielle; un crédit indéfini pourrait lui suffire; il abandonne cette grossière passion aux mortels vulgaires. Le dandysme n’est même pas, comme beaucoup de personnes peu réfléchies paraissent le croire, un goût immodéré de la toilette et de l’élégance matérielle. Ces choses ne sont pour le parfait dandy qu’un symbole de la supériorité aristocratique de son esprit.
Quoi qu'on inventât, le roman se pouvait résumer en ces quelques lignes : savoir pourquoi monsieur Un tel commettait ou ne commettait pas l'adultère avec madame Une telle; si l'on voulait être distingué et se déceler, ainsi qu'un auteur du meilleur ton, l'on plaçait l’œuvre de chair entre une marquise et un prosateur à la coule, on la campait entre un soupirant de barrière et une fille quelconque; le cadre seul différait. La distinction me paraît avoir prévalu maintenant dans les bonnes grâces du lecteur, car je vois qu'à l'heure actuelle il ne se repaît guère des amours plébéiennes ou bourgeoises, mais continue à savourer les hésitations de la marquise, allant rejoindre son tentateur dans un petit entresol dont l'aspect change suivant la mode tapissière du temps. Tombera ? Tombera pas ? cela s'intitule étude psychologique. Moi je veux bien.
J'avoue pourtant que, lorsqu'il m'arrive d'ouvrir un livre et que j'y aperçois l'éternelle séduction et le non moins éternel adultère, je m'empresse de le fermer, n'étant nullement désireux de connaître comment l'idylle annoncée finira. Il y a quelque chose que le langage que nous utilisons avec les êtres que nous aimons le plus au monde -et sait-on qui?- est très loin d'approcher, fût-ce au comble de la communication, quelque chose qui ne nous appartient pas, mais nous concerne, quelque chose comme le dieu des chrétiens, et le Christ: " Ne me touchez pas."
Il y a quelque chose qui résiste à cette communication, qui ne veut pas de cela, et qui pourtant nous travaille jour et nuit, au moment même de l'étreinte physique avec l'étrangère par excellence, dans sa figuration la plus animale, pourquoi faut-il que l'on soit deux à ce moment-là, quelque chose d'insaturable, d'incommensurable, toujours en avant toujours en arrière, jamais au garde-à-vous du présent. Nous n'avons pas lieu. Il y a quelque chose qui veut que notre vie, comme on dit, reste entre deux chaises, qui fait que tout ce qu'on va aimer ou haïr, êtres ou choses, est comme renvoyé au néant que nous sommes quand cette chose nous manque, au néant que nous sommes quand cette chose nous assiste. Il y a quelque chose qui demande à être dit par l'homme, et justement, et uniquement par l'homme, parce que l'homme est infirme de naissance, et que cette chose a bien choisi sa victime, lui donnant à parler sans lui donner la parole. D'où viennent tous nos maux, toutes nos félicités, sinon de cette chose que nous avons à dire et ne disons jamais ? Elle existe entre l'homme qui parle et l'homme qui se tait, on passe à son voisin jusqu'à ce que le voisin disparaisse dans un trou, victime à son tour de cette quête absurde, de la recherche passionnée de ce quelque chose trop souvent transformé en quelqu'un, mais quel homme en sait plus qu'un autre à ce degré de catastrophe glorieuse? Il y a quelque chose qui ronge l'homme, qui lui permet de mourir avant sa mort, de vivre après sa vie; lui permet d'être -un peu- là. Je crois bien que ce quelque chose, c'est la poésie. Tout mon malheur, peut-être, et toutes mes joies -le malheur seul, les joies nombreuses- vient plutôt d'avoir recherché la poésie de mes semblables, ce qu'ils secrétaient de poésie sans le savoir, que tout le reste qui est néant à l'état pur, c'est de leur avoir demandé de me rendre la pareille -quelle étrange expression- de me rendre la parole, leur parole après la mienne, mon malheur vient de ce que, pour la plupart, ils ne l'ont pas voulu, ne m'ont pas cru, gardant pour eux ce qu'ils croyaient leur secret, comme si tout secret n'était à tout le monde et à personne. Lire des poèmes m'est alors devenu presque indifférent, c'est l'homme que j'aurais voulu apprendre par coeur, le poème de l'homme sans poème, mais gorgé de poésie, et s'ils m'ont trouvé agressif ou désarmé, ou je ne sais quoi qu'ils savent, j'espère, eux, les hommes que j'ai connus, que j'ai aimés -l'amitié est plus violente que l'amour, plus guerrière- sans doute était-ce par cela même que je leur demandais de me donner, par-delà l'indifférence générale, par-delà l'indifférence des sexes et des situations. Le mot con renvoie à des considérations d’ordre intellectuel, lato sensu, l’insulte visant alors les capacités de compréhension : résoudre un problème, comprendre un raisonnement, appréhender des règles logiques, utiliser des paramètres pour mener à bien une finalité. Mais un con peut aussi parfaitement mener à bien un processus sans voir que le but est inutile ou vicié. On verra alors qu’un con ne manque pas toujours d’intelligence.
Le mot con est aussi utilisé pour qualifier l’aveuglement devant l’expérience, qui mène à des jugements illusoires, à des idées banales, à des comportements psychorigides, dogmatiques et bornés. On l’utilise également dans le vocabulaire relationnel : un con ne prend pas en considération, ou fort peu, autrui. Il est peu sympathique, dénigrant ou méprisant. Au con manque alors la psychologie nécessaire pour compatir avec les autres. On utilise aussi cette insulte pour marquer la carence culturelle, mais une carence qui est incroyable, peu commune, tant la culture attendue est élémentaire. On peut noter que l’insulte qualifie les personnes qui disposent normalement des moyens d’éviter d’être con. On suppose par exemple que les données d’un problème sont utilisables par tous. On ne traitera pas de con celui qui ignore tout d’un sujet particulier, celui qui n’arrive pas à résoudre un problème mathématique complexe, ni une personne victime d’un accident, d’une maladie, ou autre, qui l’empêchent d’utiliser toutes ses capacités. On est d’autant plus con qu’on a la capacité de ne pas l’être. Alors je traite l’autre de con parce qu’il devrait savoir, parce qu’il devrait faire. La connerie est impuissance, impossibilité, inertie, inaptitude de l’être à résoudre des problèmes de toute sorte en s’adaptant. Mais cela, insistons, relève de tout ce qui est considéré comme basique. Avec un peu de réflexion … Le mot con marque ainsi une incapacité surprenante, un manque étonnant compte tenu de l’aptitude considérée comme commune. L’insulte qualifie celui à qui manque ce qui normalement ne doit pas manquer. ‘Normalement’ désigne ici ce qui est généralisé, commun, partagé, élémentaire. Mais le mot qualifie aussi une connaissance, un savoir-faire qui est légitimement attendu et qui fait défaut, comme on attend d’un médecin une certaine compétence. Mais ce qui frappe est la constance du manque. Un con, en effet, ne tire aucune conclusion de son échec et continue. Il persévère dans son comportement, de même que l’attitude dogmatique fixe l’individu dans une croyance constante qui le met complètement à l’écart des faits. La même attitude fait des ravages chez les technocrates qui appliquent ou mettent au point des règles inapplicables ou totalement imperméables aux situations concrètes. Et ils insistent. Il convient alors de savoir tirer des leçons de l’expérience afin de s’adapter au monde, afin d’adapter la théorie à la pratique, et inversement. Cette adaptation, cette ouverture différencient un con occasionnel et un con qui persiste. Cette persistance est la marque du dogmatisme qui, loin de tirer des leçons de la réalité, reste éperdument attaché à des principes, à une théorie que les faits contredisent manifestement. Il y a ici une impossibilité à rendre la théorie adéquate au réel. La certitude de détenir la vérité exclut toute possibilité d’infirmation, quand bien même celle-ci serait avérée.(...) La connerie est une insistance établie que rien ne peut déstabiliser (...) Un con a tendance à généraliser : il élargit son ego au reste du monde, pensant alors que chacun doit penser et agir comme lui. L’ego, mais aussi la culture propre, ou ego collectif. Le premier est l’affirmation de la « normalité » de sa propre éducation, de ses principes qui, « normaux », doivent nécessairement convenir à tous ; le second est une sorte de mégalomanie de sa propre culture que les autres peuples devraient adopter, ou devant laquelle il devrait « se courber » : chauvinisme, patriotisme et toutes les dérives qui s’ensuivent. Mais attention de ne pas confondre l’ego individuel dont il est question ici avec un ego hyper développé. Il ne s’agit nullement ici d’évoquer l’égocentrisme, mais l’ego « moyen », l’ego « normal », l’ego commun. Car il suffit qu’il y ait tout simplement ego pour qu’il recherche un moyen d’échapper à la reconnaissance et à la responsabilité de son erreur, de son illusion, de son échec. Alors c’est la quête de l’excuse, du motif, de la justification, et la plupart du temps en ne considérant pas le bon sens élémentaire. Alors l’ego peut finir dans l’échappatoire la plus ridicule et ainsi dans la connerie : j’ai perdu, oui mais j’avais mal dormi, j’avais mal mangé, j’avais le soleil dans les yeux, et l’autre avait triché, certainement, et j’avais mal à l’orteil, etc. Nous sommes tous plus ou moins dans ce cas. Pour éviter ici d’être con, il faut garder sa vigilance, sa lucidité, sa modestie en ne perdant pas de vue le réel. L’ego se justifie en effet par une désarticulation entre ses propos et les faits, entre ses propos et la vraisemblance. L’ego, trop fort, finit dans la psychorigidité. Têtu, il ne bouge pas d’un iota. Mais parfois le nombril est trop petit, alors un con, loin d’être enraciné, flotte aux quatre vents, il change sans cesse d’avis, prêt à suivre les propos du premier beau parleur venu. C’est alors sans doute dans les extrêmes que l’on trouve le plus de cons. Q'u’il s’agisse du gros con qui manque de psychologie élémentaire et de moralité dans ses relations avec les autres ; qu’il s’agisse du petit con suffisant qui méprise l’expérience et ce qu’il considère comme « has been », etc., on constate que la connerie est toujours un écart par rapport au réel, à ce qui convient, à ce qui est juste, précis, en relation avec les choses écart qui ne devrait pas être dans la mesure où il est légitimement supposé que la personne a tous les moyens de ne pas être conne. La connerie est une inadéquation constante, têtue et surprenante qui sépare l’homme de lui-même, des autres et du monde. Elle est ainsi liée à la psychologie, à la morale, à la rationalité, à l’expérience. Si la connerie est un manque, elle est ce vide, ce déséquilibre qui sont une carence de l’intelligence. C’est dans la mesure où l’on est capable d’intelligence qu’on peut être con. Notre comportement, notre relation au monde est toujours menacée par la connerie précisément parce que le monde dans lequel nous vivons exige une adaptation. L’intelligence demeure alors en danger, en recherche perpétuelle pour maintenir un équilibre qui n’est pas donné a priori. Toute intelligence est risque, et tout risque est celui de la connerie. Mais ne perdons pas de vue que la raison, que la pensée n’est pas l’expression spontanée du comportement humain. Elle est construite, édifiée, et cela prend du temps, nécessite de l’éducation, un apprentissage et ainsi un effort. Nous ne sommes pas immédiatement portés à analyser, à peser, à réfléchir. Nous sommes bien plus enclins à suivre nos croyances, nos désirs, nos aspirations, nos espoirs, à entretenir les illusions, à suivre la facilité. La crédulité est première. Le doute second. Un con, d’ailleurs, ne doute jamais. Là est aussi le terreau de la connerie. Ce n’est pas alors la connerie qui devrait nous étonner, mais l’intelligence, car la première est facile, immédiate, alors que la seconde est difficile et lente. Toute l’éducation, toute la culture ont précisément pour objet de lui faire prendre le dessus alors qu’elle est dessous (...) La connerie consiste à mépriser l’autre, à l’ignorer, à le déconsidérer. Elle consiste en un jugement et un comportement réducteurs, rigides, qui tronquent l’homme et le monde en identifiant la totalité du réel à l’un de ses éléments, jugement définitif, immobile, rigide, auquel s’ajoutent la suffisance, la vanité, l’immodestie. Elle consiste en une opinion banale, ordinaire et qui est considérée comme originale. La connerie consiste à porter un jugement définitif sur les choses, sûr de lui-même. C’est précisément parce que ce genre de fixité rassure, tranquillise par les bornes qui sont aussi des repères, que la connerie est toujours constamment là. La connerie consiste à « sauver son ego », « sauver sa culture », « sauver son intelligence », sauvetage qui est capable des pires absurdités et qui fait appel à la raison pour garantir sa position, mais qui l’utilise mal. La littérature est une fille tardive de cette occupation primitive - inventer et raconter des histoires - qui a humanisé l'espèce, l'a raffinée, a transformé l'acte instinctif de la reproduction en source de plaisir et en cérémonie artistique - l'érotisme- et a jeté les êtres humains sur la route de la civilisation, façon subtile et élevée qui ne fut possible qu'avec l'écriture - qui apparaît dans l'histoire plusieurs milliers d'années après le langage. Le voyage vers la fiction qu'entreprenaient ensemble les êtres primitifs chaque fois qu'ils se réunissaient pour entendre raconter des histoires de la bouche des conteurs a-t-il altéré substantiellement l'écriture - la littérature ? Essentiellement non. L'écriture a donné aux histoires une forme plus serrée et soignée, et les a rendues plus personnelles, complexes et élaborées, en les diversifiant et les affinant jusqu'à doter certaines d'entre elles de difficultés qui les rendaient inaccessibles au grand public, ce qui était en soi inconcevable dans le genre de fictions orales adressées à l'ensemble de la communauté.
Et d'autre part, l'écriture a donné aux fictions une stabilité et une permanence que ne pouvaient avoir les fictions orales, transmises de père en fils et de génération en génération, de peuple à peuple et de culture à culture, qui, comme le montrent toutes les compilations qu'on a faites de ces récits, légendes et gestes conservés par la tradition orale au fil des ans, se diversifient et se transforment au point de ne plus paraître provenir d'un tronc commun ni garder de parenté entre elles. Mais, sans tenir compte des variantes formelles et de la métamorphose à laquelle est inévitablement soumise la littérature orale, il y a indubitablement une ligne de continuité entre celle-ci et la littérature écrite, entre la fiction racontée et écoutée et celle qu'on lit, du moins en ce que toutes deux représentent à l'origine et dans leur dessein : un mouvement mental du fragile être humain pour sortir de la cage où se déroule sa vie et atteindre une liberté et une initiative qui le font échapper à l'espace et au temps, étendent et approfondissent ses expériences en lui faisant vivre, comme par magie, d'autres actions, aventures, passions, et lui permettent de s'emparer de la variété de destins, même les plus extravagants et périlleux, que les fictions bien conçues et racontées - les fictions persuasives -, entendues ou lues, incorporent à sa vie. |
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