C'est la raison d'être de l'art d'être la voie d'expression des couches sous-jacentes, des plans de la profondeur. Ce que nous attendons d'une œuvre d'art, c'est que son auteur y ait découvert, y ait inventé des moyens de faire éclater ses couches de surface, et de livrer passage aux voix de ses couches sous-jacentes - et par là même aussi du même coup des nôtres dès que cette œuvre est devant nos yeux.
A mon sens l'art consiste essentiellement dans cette extériorisation des mouvements d'humeur les plus intimes, les plus profondément intérieurs de l'artiste. Et comme ces mouvements internes nous les avons tous aussi en nous les mêmes, alors c'est pour nous très émouvant de nous trouver face à face avec leur projection. Nous y voyons en effet, concrétisés devant nos yeux, des faits psychiques que nous possédons en nous-mêmes, qui existent exactement en nous-mêmes comme ils existent chez l'artiste, sous-jacents, obscurs, profondément enfouis sous nos écorces successives; et c'est justement ce face à face avec nos plus profonds mécanismes qui nous apparaît comme une révélation passionnante, et qui jette une lumière sur notre propre être et sur le monde, qui nous procure de voir les choses qui nous entourent avec d'autres yeux que nos yeux habituels. Avec des yeux (en nombre infini) que nous possédons tous en nous, profondément enfouis, mais qui ne fonctionnent pas d'ordinaire, et dont le surgissement de cette œuvre d'art déclenche subitement le fonctionnement.
C'est la raison d'être de l'art d'être la voie d'expression des couches sous-jacentes, des plans de la profondeur. Ce que nous attendons d'une œuvre d'art, c'est que son auteur y ait découvert, y ait inventé des moyens de faire éclater ses couches de surface, et de livrer passage aux voix de ses couches sous-jacentes - et par là même aussi du même coup des nôtres dès que cette œuvre est devant nos yeux.
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![]() Ce qu'on attend de l'art est qu'il nous dépayse, qu'il sorte les portes de leurs gonds. Qu'il nous révèle des choses - et de notre propre être et de nos positions - des aspects très fortement inattendus, très fortement inhabituels. La fonction de l'artiste est capitalement celle d'un inventeur. Des inventeurs, il y en a plus qu'on ne croit. Mais le caractère propre d'un art inventé est de ne pas ressembler à l'art en usage et par conséquent - et cela d'autant plus qu'il est plus inventé - de ne pas sembler être de l'art.. D'apparaître seulement production oiseuse, absurde, inutilisable. Il faut bien un usager à une production d'art, comme au vin un buveur, sans quoi pas de vin.. Je ne dis pas forcément des usagers en grand nombre - le nombre n'y fait rien - mais tout de même un ou deux. A vous de jouer messieurs les usagers ! La part qui vous revient est très importante, elle l'est presque autant que celle de l'inventeur. Portez vos yeux attentivement non plus sur ce qui a l'air d'être de l'art mais sur ce qui n'en a pas l'air du tout et pourtant est prêt à le devenir si vous savez le faire fonctionner : devenez inventeurs des inventions ! Il en surgit de tous côtés, grosses de potentialités merveilleuses et dont personne ne fait usage : elles disparaissent sans laisser trace ni souvenir pendant que bat son plein la foire aux œuvres creuses . Il y en aurait bien plus encore si cette foire aux œuvres creuses ne menait si grand tapage, qui décourage le novateur. Mais peut-être est-ce à quoi on vise ? Les novations sont toujours suspectes, procédant de l'indiscipline et de la turbulence, et ce n'est pas pour rien que le Prophète chassait de son royaume musiciens et poètes. On a trouvé mieux maintenant; c'est de célébrer en pompe un faux semblant d'art pour étouffer le vrai. C'est de quoi sont chargés dans les nations bien gouvernées les corps constitués de la Culture. Où viennent s'installer les estrades pompeuses de la Culture et pleuvoir les prix et lauriers sauvez-vous bien vite : l'art a peu de chance d'être de ce côté. Du moins n'y est-il plus s'il y avait peut-être été, il s'est pressé de changer d'air. Il est allergique à l'air des approbations collectives. Bien sûr que l'art est par essence répréhensible ! et inutile ! et antisocial, subversif, dangereux ! Et quand il n'est pas cela il n'est que fausse monnaie, il est mannequin vide, sac à patates. Proust à la conquête du faubourg Saint-Germain, Il faut laisser maisons et jardins, Marcel Schneider6/18/2025 La condamnation de l'aristocratie ne vient pas du fait que Proust l'a d'abord surestimée pour déceler ensuite son insuffisance, mais du fait que la noblesse étant pour lui un mythe, une idée poétique, quelque chose d'aboli que seule la mémoire divinisante peut arracher à l'oubli, l'aristocratie de son temps ne peut que mériter sa dérision et son mépris. Sa santé délabrée, sa sensibilité de vieil enfant tyrannique et destructeur ont excité en lui un attrait pervers pour le néant. Tout devait disparaître avec lui, tout devait d'effondrer dans la ruine et l'abjection. Les différentes formes de la société, et même toute la création visible, lui ont paru mauvaises. L'éclat de la noblesse légendaire se ternit, le rêve de la Renaissance italienne et de Versailles se désagrège et la hideur du monde créé et de l'humanité corrompue s'impose à lui. Le sang juif se réveille en lui, il se sent à la fois Isaïe et Pascal. Père de l'Eglise, prophète de l'Ancienne Loi, il lapide et voue à l'exécration. Rien ne l'attire désormais que l'éternité profonde. Pour justifier sa vie, il en appelle à l'œuvre d'art. Comme Baudelaire, il a vu dans la création artistique la seule forme de salut. "L'artiste doit écouter son instinct, ce qui fait de l'art ce qu'il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier." L'œuvre créée, qui contient en soi projet et accomplissement, fait notre Enfer et notre Paradis : le tribunal ne se tient pas à la fin des temps, il se tient dès cette existence que nous vivons et cela grâce à l'incessant combat que se livrent les forces réunies de notre nonchalance et de notre frivolité et notre volonté de créer. L'œuvre d'art est une victoire sur nous-mêmes.
C'est pourquoi Proust fait mourir Bergotte au moment où il contemple encore une fois la Vue de Delft de Vermeer : "Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune." Vermeer et Bergotte, en l'occasion Marcel Proust lui-même, échangent leurs secrets. Ils savent qu'ils possèdent une égale grandeur, une grandeur véritable, supérieure à celle de la race dorée des ducs et des princes. Ce sont eux qui dans l'univers humain figurent les vraies étoiles : aller d'un artiste à l'autre, n'est-ce pas changer d'astre et de planète, aller d'une étoile à une autre étoile ? Le Rivage des Syrtes Ou La Géopoétique d'une aventure intérieure, Etienne Crosnier (extrait 2)6/17/2025 La force et la richesse du Rivage des Syrtes, alternant isotopies, séries adjectivales et analogies, marquent la transmutation de l'imaginaire d'Aldo d'une pierre informe, modelée par les usages de la capitale, en une pierre rare, dissimulée entre les lignes de la chambre des cartes. Celle-ci rassemble tous les espaces nécessaires à sa métamorphose : salle de classe pour l'étude, cloître pour le recueillement, salle de tribunal sans auditoire pour un possible jugement dernier, cabine pour a préparation au grand voyage. Les cartes, elles, lui sont révélées comme la marque de l'épreuve ultime qui fera de lui le héros mythique au cœur de son paysage-histoire. Le sacré réside justement dans le processus stylistique par lequel Aldo, plein de ces aspirations qu'il ne sait pas nommer, se laisse envahir d'une force nouvelle : au cérémonial "de propreté et d'ordre" dans lequel l'être agi se set pris au piège se substitue, par la magie des cartes, la "réalité bizarre" de l'apparence d'une transgression. Le mythe de Dionysos, miroir du cheminement du héros, repose également sur la dialectique entre identité et altérité, autochtonie et ouverture vers l'inconnu : Dionysos est le dieu qui vient du dehors, toujours perçu comme étranger à la cité et mettant en danger sa stabilité. Arrivant à Orsenna, Aldo est lui aussi cet étranger qui découvre l'instabilité de son destin à travers les cartes. Tel un nouveau-né, il se sert de celles-ci pour apprendre à se guider dans les "eaux profondes" de l'existence.
La réconciliation de l'Esprit et de la Nature, omniprésente dans le parcours d'Aldo, rappelle les auteurs allemands chers à Julien Gracq, Hölderlin, Novalis et Schelling. L'auteur du Rivage des Syrtes développe une géopoétique déjà présente dans ses récits précédents, Au Château d'Argol et Un beau ténébreux, où l'homme, créateur de son propre mythe, ne doit pas laisser passer l'opportunité de redonner à sa vie un souffle nouveau. Doyen des gouverneurs d'Orsenna, Danielo le rappelle au jeune homme : "Il ne s'agit pas d'être jugé. Il e s'agissait pas de bonne ou de mauvaise politique. Il s'agissait de répondre à une question - intimidante - à une question que personne encore au monde n'a jamais pu laisser sans réponse, jusqu'à son dernier souffle (...) Qui vive ?" (ch. XII, p.321) La synesthésie naturelle d'Aldo en est la réponse : " La nuit était claire et sonore quand je sortis du palais désert." Comme dans notre extrait de la chambre des cartes, il n'y a personne et il y a quelqu'un. Même si le vieux Danielo tire les ficelles de son expédition à l'Amirauté, cette quête d'un Graal intérieur, provoquée par un environnement en pleine décomposition, n'appartient qu'au héros seul et tel qu'en lui-même. Comme la ligne rouge des cartes, la chambre où pénètre Aldo est la lisière, le rivage (zone géographique limite entre la terre ferme et une étendue d'eau salée), entre une réalité oppressante et stérile et l'espace fécond d'un rêve personnel visant à ranimer l'Histoire. Au-delà de Marino, symbole du crépuscule d'un état moribond, se profile la vision d'une vie nouvelle où, pour Aldo, il sera enfin loisible de "posséder la vérité dans une âme et un corps" "Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer, "Adieu", 1873). Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, Ou La Géopoétique d’une aventure intérieure, Etienne Crosnier6/17/2025 Louis Poirier (pour l’état civil) obtient une agrégation d’histoire et de géographie à l’âge de vingt-quatre ans. Fait qui n’est pas anodin, car le parcours universitaire du futur romancier est émaillé des lectures précoces de Stendhal, Balzac, Jules Verne, Nerval, Lautréamont, Alain, Apollinaire, Hugo ; des romanciers gothiques du XVIII è siècle (Walpole, Radcliffe) ; des romantiques allemands (Fichte, Hegel, Hoffmann, Hölderlin, Kleist, Richter) ; de Byron, Edgar Poe, Shakespeare et des premiers surréalistes, André Breton en tête. Et, traduit en 1942 et proche de lui, Sur les falaises de marbre d’Ernst Jünger. Lectures qui sous-tendent la trame de toute sa création romanesque : de1938 (Au Château d’Argol) à 1970 (La Presqu’île), en passant par Le Rivage des Syrtes (1951), Julien Gracq met un soin particulier à lier étroitement la place de l’homme dans la grande Histoire à sa passion de la géographie, qui l’occupe dès sa jeunesse. « Je me demande parfois ce qu’est le monde pour les gens qui n’ont pas de formation géographique. Le voyage doit être pour eux une espèce de fantasmagorie mal liée, une juxtaposition heurtée de formes étranges où rien ne s’enchaîne », confiera-t-il d’ailleurs à Jean-Louis Tissier, lors d’un entretien en 1978. « Fantasmagorie mal liée », « formes étranges où rien ne s’enchaîne », autant de frustrations latentes dans l’esprit du héros lorsqu’il pénètre dans la chambre des cartes.
Dès 1934, Poirier publie dans les Annales de géographie « Bocage et plaine dans le sud de l’Anjou » puis, un an plus tard, « Essai sur la morphologie de l’Anjou méridional » (Mauges et Saumurois) ». Mais en 1937, il ne peut développer son projet de thèse sur « Crimée, étude géomorphologique » : cette péninsule, située au sud de l’Ukraine, se trouve en effet dans le giron de l’URSS, qui distribue ses visas au compte-gouttes. Privé d’une exploration en terra incognita comme il les aime, le futur Julien Gracq s’engouffre résolument dans une troisième voie, celle de la littérature comme pure fiction, où le lieu va prendre une importance considérable, tant sur le plan descriptif que symbolique. Treize ans après Au Château d’Argol qui précède de peu la « drôle de guerre » dans l’Histoire, Le Rivage des Syrtes apparaît en pleine guerre froide comme une tentative de démarquer des chapelles littéraires par la quête d’un Graal intérieur. Les héros des deux romans sont ancrés dans une histoire personnelle sans solution, dont l’Histoire se joue. Albert dans sa tour, Aldo dans la chambre, cherchent autour d’eux les significations que celle-ci leur dissimule. Ils apparaissent comme des alchimistes qui découvrent, dans la chute de l’Homme, le retentissement universel de la connaissance sur la spiritualité, qui sauve le monde. Face aux murs opaques du fatalisme intellectuel, Le Rivage des Syrtes pose les fondements d’une révolte personnelle, où une chronologie sociale et militaire, aussi murée soit-elle dans son attente morbide, ne peut rester indifférente au cri poétique d’une transgression individuelle et s’embrase à son écho. « Ce que j’ai cherché à faire, entre autres choses, dans Le Rivages des Syrtes, plutôt qu’à raconter une histoire intemporelle, c’est à libérer par distillation un élément volatil « l’esprit-de-l’Histoire », au sens où on parle d’esprit-devin (ou esprit-de-vin des alchimistes ? Note de l’auteur), et le raffiner suffisamment pour qu’il pût s’enflammer au contact de l’imagination », précise l’auteur dans En lisant en écrivant (ibid, 1980, José Corti), p.216). Ici, le mythe moderne, aussi proche de la fable médiévale que de la légende antique, se construit sur la décomposition avancée d’un pouvoir séculaire où fermente la renaissance d’un jeune héros. La chambre des cartes illustre le Styx avant l’enfer de l’humanité – la guerre- auquel le héros peut cependant échapper, grâce à un « coup de dés » mallarméen, au nom du principe sacré de libre-arbitre et d’incertitude. En suivant le cours de l’aventure intérieure de son héros, Gracq entreprend une géopoétique novatrice très personnelle, avec une approche transdisciplinaire où se côtoient histoire, géographie, littérature et mythologie. Le style de l’écrivain donne à celle-ci une âme, en tissant le fil de cette « réalité bizarre » qui saisit le héros, de son départ d’Orsenna jusqu’à la révélation dans la chambre des cartes. A l’énigme d’un espace clos, le héros répond par la nécessité d’un monde ouvert, animé par une soif inextinguible de conquête et une aspiration (Sehnsucht) teintée d’individualisme, qui le feront entrer de plain-pied dans l’Histoire. L'image de lui qu'il donnait à ses contemporains ne s'accordait pas avec celle que ceux-ci se faisaient du génie. De 1815 à 1830 il fallait être beau ténébreux, byronien maudit, frénétique buvant du champagne dans un crâne, l'image que s'efforçaient de reproduire en Angleterre les épigones de Beckford, de Lewis et de Maturin, et chez nous les Jeunes France et les Bousingos, ces extrémistes révolutionnaires portant un suroît de pêcheur et un chapeau de cuir bouilli.
Mais si humble qu'il fût quant à sa personne privée, Schubert savait ce qu'il incarnait de nouveau, d'original dans l'ordre de la musique et il était d'une intransigeante fierté pour tout ce qui représentait ce Moi créateur. Il lui a tout sacrifié. Il était le musicien-poète par excellence, un poète dont la langue maternelle était la musique. Il estimait qu'un artiste créateur tel que lui n'aurait jamais dû exercer de métier, non qu'une profession déroge, mais elle fait perdre du temps. A défaut des riches mécènes princiers qui ont soutenu Beethoven, il estimait que l'Etat aurait dû lui permettre d'inventer en toute liberté. Pour nous, la bohème c'est le roman de Murger, c'est aussi La Bohème galante où Nerval évoque les deux années passées à l'Hôtel du Doyenné avec Théophile Gautier, Arsène Houssaye et Camille Rogier dans une intimité charmante. Il venait d'hériter de son grand-père, ce fut la bohème dorée, mais le plus souvent les bohémiens tirent le diable par la queue, vivent d'amour et d'eau fraîche sous les combles. Ce sont de jeunes artistes fauchés, avides de s'exprimer et de créer une œuvre, à qui l'amour donne l'enthousiasme, le courage de mener une existence aléatoire mais indépendante. Ils savent que cette période enivrante mais dangereuse n'aura qu'un temps : il faudra réussir à tout prix ou sombrer dans la grisaille prolétarienne ! Bohème signifie jeunesse, folie, farces d'étudiants, licence sexuelle, mais aussi pauvreté, insécurité, froid, mort. Ces contrastes se retrouvent dans le caractère et la vie de Schubert qui pouvait à la fois composer le Voyage d'hiver et jouer des valses toute la soirée pour faire danser ses camarades. Jamais il ne souffrit du froid ni de la faim, les amis chez lesquels il habitait veillaient sur lui. Que la chambre fût pourvue d'un piano, et il était aux anges. Il composait de six heures à midi dans un état de transe, puis il allait au café, à l'auberge, et passait le reste de la journée avec ses amis, allait beaucoup au théâtre, à l'Opéra, organisait des soirées où l'on jouait des saynètes, des charades, des divertissements dont il était l'inspirateur et l'âme toute-puissante. Ce sont les Schubertiades auxquelles il a donné son nom, son énergie chaleureuse et sa gentillesse. Ces amis s'appellent le chevalier von Spaun, l'irrésistible Schober, Mayrhofer, Bauernfeld, Lachner, Kupelweiser, Moritz von Schwind, le chanteur Vogel, le célèbre Grillparzer et les sœurs Fröhlich. Il était le seul musicien du groupe, il mettait en musique les poèmes du cénacle :" A travers Schubert, nous devenons tous amis" a écrit Spaun. Il servait d'aimant, de pierre de touche, d'étincelle de génie. Comme l'avaient fait en 1796 les romantiques d'Iéna, c'est-à-dire Novalis, les frères Schlegel, Fichte et Schelling, ces artistes mettaient tout en commun, les ardeurs créatrices de chacun se trouvant décuplées par l'effervescence générale. Frédéric Schlegel a inventé un mot pour définir ce phénomène : c'est la sympoésie. Parfois l'un ne possède que l'idée, la conceptualisation et l'autre seulement l'expression, la mise en poème. Une création collective risque de produire des œuvres excellentes. Schubert pour inventer sa musique n'avait besoin d'aucune aide, mais il avait besoin d'un certain climat d'amitié, de confiance, de spontanéité. C'est à ce milieu survolté où les idées nouvelles et le romantisme étaient à l'ordre du jour que Schubert dut sa formation intellectuelle et esthétique. Loin d'ignorer les plus récentes productions de la poésie et de la peinture ainsi que les agitations de la politique, il discutait de tout avec ses amis et confrontait ses idées, ses projets, ses espoirs avec les leurs. Ils l'ont aidé à trouver son identité et à former ce style musical qui parut en son temps tout à fait neuf, choquant les uns, subjuguant les autres, insolite en tout cas et qui, encore aujourd'hui, après deux siècles bientôt, nous apparaît inimitable, unique, préfigure de ce que sera Debussy, un poète qui s'est servi de la musique comme langage. Aussi celui-ci a-t-il déclaré :"N'écoutez les conseils de personne sinon du vent qui passe et nous raconte l'histoire du monde !" Le style musical de Schubert, création nourrie par le rêve, l'inconscient et les effusions de la sensibilité, porte la marque d'une création collective où tous ses amis qui avaient son âge, moins de trente ans, ses habitudes et ses goûts, ont leur part. Et particulièrement les peintres Schwind et Kupelwieser auxquels Franz doit beaucoup. Ce jeu d'ombres et de lumières dans ses sonates pour piano, l'arabesque des lignes mélodiques dans ses lieder doivent bien plus à la peinture romantique qu'aux subtilités du contrepoint et aux enseignements tirés de Mozart et de Beethoven. "Qui peut encore faire quelque chose après Beethoven ?", se demandait avec angoisse le pauvre Franz qui n'osa jamais soumettre aucune de ses œuvres au maître. Schumann répondit à sa place quand parurent certaines sonates de Schubert en 1835 : "Voilà ce qui a paru de plus beau depuis Beethoven !" De plus beau, parce que tout à fait différent dans la démarche, dans l'association des idées et dans les sautes d'idées apparemment illogiques et contraires aux règles alors en vigueur. Hélas ! On ne pourra jamais détruire la légende de Schubert ignorant de lui-même, produisant ses lieder comme un pommier ses fruits, méprisé des femmes et du public, binoclard, ridicule, mourant dans la solitude et la misère. Les légendes ont la vie dure. A partir du romantisme, l'artiste de génie doit se situer en marge de la société, rejeté par elle. On a inventé de toutes pièces la légende de Mozart, de Schubert, de Rimbaud, de Van Gogh, de Kafka. Verlaine y aura beaucoup contribué avec ses Poètes maudits. Désormais les seuls artistes véritables sont ceux qui portent en eux une malédiction innée, un guignon perpétuel, une misère à vie...La réussite et les honneurs vous disqualifient. Dans cette optique, que deviennent l'ambassadeur Rubens, Titien, Véronèse, Velasquez, Raphaël, Hugo et le richissime Picasso ? Schubert ne gagna jamais beaucoup d'argent, l'argent ne l'intéressait pas, mais il ne manqua jamais du nécessaire, ses amis y pourvoyaient. Il fut recueilli et soigné par son frère Ferdinand qui lui fit un beau service funèbre. Une souscription fut ouverte pour qu'il eût un tombeau décent. Grillparzer en composa l'épitaphe : "La musique enterra ici un riche trésor et des espérances plus belles encore. Franz Schubert repose ici, mort le 19 novembre 1828, à l'âge de trente et un ans." Le principal problème de Louis Poirier et surtout de Julien Gracq a été celui de la communication avec autrui. Gracq ne croyait pas que l'on pût communiquer avec ses semblables par l'échange des idées, par la conversation. Il pensait que chacun était muré dans sa solitude, dans sa propre subjectivité et que tenter de sortir de cette geôle par l'amour, par l'adhésion à un système religieux, politique ou philosophique, était une tentative (et une tentation) vouée à l'échec. Gracq aurait pu se poser la question de savoir pourquoi l'homme n'est pas d'emblée en état de communiquer avec autrui. Il ne s'est pas posé cette question pourtant urgente parce qu'il était persuadé de l'axiome de la solitude essentielle de chaque homme.
Donc pas de conversation, mais communication par l'écriture. Gracq a beaucoup écrit, beaucoup publié. Cela permet à chacun d'entre nous, si nous le souhaitons, de pénétrer sa pensée, d'entrer en communication avec lui. Il propose, il n'impose pas. A nous de montrer de la curiosité, des dispositions favorables à l'accueil, à l'adhésion. Il ne cherche pas à discuter, à séduire, à nous de dire oui ou non à ce qu'il propose. Il n'a rien d'un prophète, d'un confesseur de la foi, d'un saint Paul ou d'un saint Augustin. Il dit ce qu'il pense, ce qu'il sait avec, bien sûr, le désir de convaincre et de séduire. Mais son besoin de communication n'a rien à voir avec la volonté de puissance que l'on trouve chez Nietzsche ou chez le grand pontife de la religion surréaliste, André Breton. Breton lançait ses oukases à la manière des bulles pontificales, il était le seul à savoir pourquoi tel écrivain, tel peintre, tel objet ou telle fleur était surréaliste ou non, donc le seul à donner l'investiture, à officier lors de l'adoubement. Si Gracq n'avait rien du Grand Inquisiteur André Breton, il ne ressemblait pas davantage à Paul Valéry qui plaçait une cloison étanche entre sa vie de poète et sa vie privée. Qui s'amusait même à surprendre ses auditeurs en tenant des propos provocants qu'on n'attendait pas de l'auteur du Cimetière marin. Dans ses entretiens avec Jean d'Ormesson, Emmanuel Berl dit qu'un jour Valéry l'a quitté de la façon suivante :" Bonsoir, mon cher ami, j'vas piquer un roupillon." Julien Gracq, bien que mort, reste avec nous puisque son truchement était le livre, moyen de conversation idéal qui ne varie ni ne déçoit. Il est à portée de main, au chevet du lit ou dans la bibliothèque, toujours prêt à répondre à notre curiosité, notre angoisse ou notre plaisir. Les artistes des Provinces-Unies ont cultivé la peinture de la vanité, variété dévote d'un genre où ils excellaient, les guirlandes de fleurs. Louis XIV et son oncle Philippe III d'Espagne aimaient les tableaux où les ciels métaphysiques étaient peuplés d'anges et des images de la Sainte Trinité. Les peintres hollandais en représentant de la façon la plus naturaliste possible un crâne entouré d'une bougie qui s'éteint, une montre arrêtée, un verre de vin entamé, ne pouvaient être taxés de papisme. Ils ne suivaient pas l'exemple du Greco, de Zurbarán, de Rubens et de Poussin. Calvinistes convaincus, ces peintres de vanité ne clament pas seulement la fragilité des choses terrestres, mais aussi l'inutilité des bonnes œuvres pour faire notre salut. Si la prédestination et la grâce ne nous marquent pas de leur sceau terrible, la bonne nouvelle ne nous servira à rien. Nous pouvons jouer aux dés, boire du vin de Champagne, goûter aux fruits les plus succulents et respirer les parfums des lilas et des roses, notre destin est fixé dans l'au-delà et le crâne qui sert de mesure à la vanité de nos plaisirs peut briller d'un éclat surnaturel : lui seul sait ce que nous ne savons pas. Serons-nous jamais justifiés ou bien au contraire à jamais damnés ?
L'implacable climat de la théologie calviniste se manifeste dans les vanités hollandaises par le fait que la lumière ne vient ni d'en haut ni par en dessous, mais de tous côtés à la fois comme sur une scène de théâtre, de sorte que tous les objets éclairés sont placés dans un espace artificiel, dans un univers métaphysique où règne le loi de Dieu. Dans la vanité tout est signe, le sablier qui se brise, le luth aux cordes rompues, le pain qui s'émiette et la bougie qui se consume. Point n'est besoin de faire surgir le squelette fantastique de la mort avec sa faux, des cercueils entrouverts avec cadavres pourrissants. N'importe quelle allusion, une fleur qui se fane, une horloge arrêtée par des toiles d'araignées, une bouteille vide, nous tiennent le même discours : Memento mori ! La peinture de vanité est un masque destiné à rester toujours un masque, puisqu'on y dit ceci pour suggérer cela qui est hors de portée de nos sens imparfaits et de notre raison limitée. C'est de la poésie figurée, une sorte de rébus qui veut nous forcer à contempler ce que nous nous refusons à regarder, ne fût-ce qu'un instant, ce crâne hideux, à la couleur indécise, qui fut celui de la tête bien-aimée dont nous caressions les cheveux blonds et bouclés, ou encore celui du pauvre Yorick, le bouffon dont Hamlet appréciait tant les malices et les jeux de mots. Le crâne des vanités est à la fois un repère, une enseigne (ici un homme a vécu), un témoignage. Il révèle la loi de ce monde, qu'il nous reste les yeux pour pleurer, les larmes pour compagnes et les regrets pour enjeux. On le croit seulement le plus subtil analyste des passions d'amour, que n'a-t-on pas écrit sur le tendre et cruel Racine ? Il était l'un et l'autre, bien sûr, mais aussi le maître de toutes les autres passions. La haute politique avec le grand vizir Acomat, toutes les formes de l'ambition de l'astucieuse Agrippine à l'implacable Athalie, toutes les formes de la perversité (Narcisse), de l'hystérie sadique (Roxane, Néron), de la dissimulation (Mithridate) à l'innocence angélique (Aricie, Joad) et à la vertueuse chasteté (Andromaque, Monime).
Dans ce théâtre d'une prodigieuse variété nous trouvons un Oreste s'écriant au comble de la déréliction : "Grâce aux dieux ! Mon malheur passe mon espérance !", un Hippolyte : "Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur", une Bérénice: "Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? Que le jour recommence et que le jour finisse Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?" Il faudrait citer tous les vers que prononce Hermione, cette amoureuse qui au cours de la pièce voit celui qu'elle idolâtre changer trois fois de suite d'attitude et de décision, et surtout Phèdre, criminelle malgré elle, traquée par un destin qui ne lui laisse aucun espoir de salut, belle âme à laquelle la grâce a manqué. La Renaissance avait eu de grands dramaturges : Jodelle, Garnier, mais leurs pièces tenaient plus de la déploration lyrique que de l'étude des caractères et des progrès dans l'action. Ce sont Corneille et Racine qui ont compris que tout se résume au conflit de la passion, ou de la passion du devoir. Corneille opte pour la première, Racine pour la seconde. Il arrive même à rendre touchants certains de ses grands criminels, Phèdre bien sûr, mais aussi dans une certaine mesure Mithridate et Clytemnestre. Ils sont tentés, mais ne succombent qu'une fois : leur "chute" (on dit en français tomber dans le péché ou le crime) ne se reproduit pas. Il est vrai que Phèdre s'empoisonne et que Clytemnestre est tuée par son fils. Racine se servait de la fable, des mythes et de l'œuvre des trois grands tragiques grecs, d'Euripide plus souvent que de Sophocle ou d'Eschyle, afin de justifier son entreprise de dénombrement de toutes les passions humaines. Il fait des peintures d'âmes là où les tragiques grecs exposent des faits légendaires et la fatalité voulue par les dieux. Mais chez les Grecs comme chez Corneille et Racine, ce qui importe surtout c'est l'inquiétude morale et religieuse. Au XVIIè siècle elle opposa les Jansénistes et les Jésuites. A d'autres époques elle se manifeste sous d'autres formes. Quand comprendra-t-on que le christianisme n'est pas un clan où l'on entre en s'y inscrivant, avec cotisation, carte de membre, et badge au revers du veston. Ni une firme avec ses rabatteurs, ni un appareil avec ses fonctionnaires. Que veut dire, étymologiquement, "Église catholique" ? Deux mots grecs, dont le premier signifie "réunion", "groupement" (ekklesia est un terme profane, sans coloration religieuse) et dont le second signifie "universel". L’Église catholique, c'est la communauté universelle des hommes de bonne volonté; de ceux qui, au moins un peu, au moins de temps en temps, ne pensent pas exclusivement au plaisir et à leur compte en banque, ceux qui, parfois au moins, songent à autrui, à la justice, à la bonté. "Tout ce qui monte converge", enseignait Teilhard de Chardin. A jamais vivant en moi le souvenir de cette promenade au bord de la Helwa, près d'Héliopolis, au cours de laquelle Massignon me parlait, comme lui seul savait le faire, de la vie et du martyre d'Al Hallaj, le "saint" musulman. La sagesse hindoue, si lumineuse et si profonde, j'ai pu m'en approcher aussi, mieux qu'à travers des lectures, grâce à trois témoignages, à divers moments de mon existence, et je sais maintenant qui était et ce qu'a à nous dire un Ramana Maharshi. Ce que Claudel entrevoyait de Lao-Tseu le touchait, le remuait. Se scandalisera qui voudra - pas moi- de ce que le patriarche Athénagoras a dit un jour à Olivier Clément : "Parfois je me sens de toutes les religions."Un vieux prêtre, jadis passionné de théologie, en était venu, devant telle "pénitente" dévorée de scrupules, à dire, expressément et du fond de lui-même : "Laissez donc la religion tranquille. Contentez-vous de répondre à chaque instant, aux meilleures exigences qui sont en vous; c'est ça servir Dieu." Si vous le faites, dès que vous le faites, vous êtes "déjà dans le Royaume."
Dans son essai sur L'Armée nouvelle, Jaurès, au chapitre X, ne craint pas, dépassant les problèmes immédiats, d'aborder la métaphysique. Soucieux de ne point cabrer par une affirmation abrupte ceux qu'il voulait convaincre mais dont il connaissait et ne comprenait que trop les réflexes hostiles, il préféra le demi-mot, l'indication suggérée, et se borna aux mots que voici : " J'ai sur ce monde si cruellement ambigu une arrière-pensée sans laquelle la vie de l'esprit me semblerait à peine tolérable à la race humaine." "Ce monde si cruellement ambigu", c'est devant lui, sous ses pas, l'énorme question du Mal et de Dieu et de leur déroutante coexistence. Aucune énigme quant au mal que les hommes se font à eux-mêmes et dont ils sont responsables dans l'atrocité des innocents, mais les enfants difformes, mais les microbes et les virus, mais les catastrophes naturelles ? " Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire", dit à Dieu une oraison dominicale. Vraiment ? Surabondent les documents photographiques pour confirmer - n'est-ce pas ?- ce verset, qu'ils viennent des Antilles, du Sahel ou de l'Ouganda. Le tremblement de terre de Lisbonne, le jour de la Toussaint 1755, quand les églises étaient pleines et que le massacre, en conséquence, fut particulièrement réussi, cet immense malheur collectif fit au moins un heureux : Voltaire, tant il apportait d'eau - de sang, veux-je dire- à son moulin grondant. "La Providence en a dans le cul", s'esbaudissait avec élégance le banquier genevois Du Pan, grand admirateur de l'homme des Délices, en savourant son Désastre de Lisbonne. Quittons ces altitudes pour redescendre à Hugo, Hugo le croyant, que telles sombres réalités effarent. A cette mère qui voit agoniser son enfant, Hugo prête ce cri qu'elle jette, ravagée, au visage du prête venu l'assister. "Qu'est-ce que votre Dieu fait pendant ce temps-là ?" Penché lui-même sur un berceau, le vieux poète qui apprend "l'art d'être grand-père", contemple ce tout-petit, repu après la tétée, qui dort et qui "rit aux anges". "Cette innocence souriant à l'infini (...). Si le malheur arrive, ce sera un abus de confiance." Et il arrivera, c'est certain, le malheur; parce que "c'est la vie", parce que la vie est ainsi faite. De Hugo encore, ces lignes écrites à Guernesey dans une lettre; "Il pleut; il pleut sur la mer. A quoi bon ? Le Sahara a soif et réclame. Ce n'est, tout bonnement, que l'histoire universelle, plus vraie et plus courte que celle de Bossuet." La Providence, écrit Marcel Légaut, est un postulat qu'aucun regard sur le monde tel quel "ne peut rendre même vraisemblable". Je me souviens du vieux Claudel sous les marronniers de Brangues. Je lui parlais du Mal; je l'interrogeais. Il regardait ailleurs, non pas en haut vers les feuilles et le ciel, mais du côté des grands tilleuls le long de la prairie. Il ne me répondait rien. Puis il se décida, bref et rude : "le casse-tête...Je ne sais pas. Je dis Oui dans le noir." L'abbé Pierre,dans son petit livre La Faim interpelle l’Église, s'impatiente, à juste titre et en honnête homme, des explications qui n'expliquent rien - à la Maritain dissertant sur ce Mal qui n'est que manque, absence, vide; le Bien seul existe; le Mal est insubstantiel, une irréalité. Qu'il aille un peu tenir ces propos, d'une parfaite technicité conceptuelle, à qui l'endure, dans sa chair, ce Mal, paraît-il privé d'être ! Un dieu créateur, un Dieu Père, un Dieu Amour, qui non seulement permet, mais organise ces abominations...Pas d'issue. Les branches de la pince referment sur nous leur prison hermétique : ou Dieu n'est pas le Bon Dieu, ou il n'est pas le Tout-Puissant. D'où le verdict de Camus : "La seule excuse de Dieu,c'est qu'il n'existe pas." Schweitzer gémissait : "La nature est une tuerie (les créatures s'entre-dévorent, un meurtre permanent et universel). Comment comprendre que le même Dieu a fait cette nature terrifiante et nous a mis dans le coeur cette bonne volonté et cet amour ?" C'est poser comme il faut la question. Car les deux choses sont également vraies : un monde où règne la souffrance indue; et, non moins réelle, la connaissance par contact d'une force attractive et bonne, d'un pôle de tendresse et de générosité, d'un aimant-aimant; là se situe l'ambiguïté fondamentale. Le Nazaréen n'a rien dit sur le Mal. Il s'est contenté de s'y soumettre, allant droit au supplice en toute connaissance de cause; lorsqu'il monte à Jérusalem, il sait ce qui l'attend; il pouvait ne pas accomplir cette provocation qui aboutira pour lui à la croix. Mais il a pris délibérément ce parti dont il connaît d'avance la sanction. Tel est l'enchevêtrement du problème que quelqu'un m'a dit un jour; "Et si ce que l'on nomme incarnation et rédemption était le repentir de Dieu, sa participation volontaire à notre drame, pour nous montrer que c'est ainsi, qu'il n'y peut rien, que lui-même..." La vie, quoi qu'on en fasse, et quels qu'en soient les enchantements éphémères, est toujours, au total, sinistre. Etiemble, un des êtres les plus nobles que j'ai rencontrés, Etiemble naguère si violemment ennemi de la "Superstition", a répondu, en 1978, à une enquête sur le Christ en des termes où ne reparaît plus rien de son ancienne et furieuse aversion. Le crucifié, dit-il, je vois en lui à présent, "l'image exemplaire de notre misérable espèce". Au problème du Mal, écrivait Mauriac dans son Bloc-Notes le 25 décembre 1967, je n'ai jamais trouvé "aucune réponse qui puisse satisfaire ma raison"; mais, chrétien en dépit de tout, et pariant pour l'Espérance, je suis "comme un homme dont les vêtements sont en feu et qui se jetterait à la mer". L'Espérance, dit Sulivan, c'est "ce qui est au-delà de l'espoir". Une fois de plus laissons la parole à Hugo: Dieu, "c'est l'incompréhensible incontestable". Le vrai à l’état brut est plus faux que le faux. Les documents nous renseignent au hasard sur la règle et sur l’exception. Un chroniqueur, même, préfère de nous conserver les singularités de son époque. Mais tout ce qui est vrai d’une époque ou d’un personnage ne sert pas toujours à les mieux connaître. Nul n’est identique au total exact de ses apparences ; et qui d’entre nous n’a pas dit, ou qui n’a pas fait, quelque chose qui n’est pas sienne ? Tantôt l’imitation, tantôt le lapsus, ou l’occasion, ou la seule lassitude accumulée d’être précisément celui qu’on est, altèrent pour un moment celui-là même ; on nous croque pendant un dîner ; ce feuillet passe à la postérité, tout habitée d’érudits, et nous voilà jolis pour toute l’éternité littéraire. Un visage faisant la grimace, si on le photographie dans cet instant, c’est un document irrécusable. Mais montrez-le aux amis du saisi ; ils n’y reconnaissent personne.
J'avais bien d’autres sophismes à la discrétion de mes dégoûts, tant la répugnance à de longs labeurs est ingénieuse. Toutefois, j’aurais peut-être affronté ces ennuis, s’ils m’avaient paru me conduire à la fin que j’aimais. J’aimais dans mes ténèbres la loi intime de ce grand Léonard. Je ne voulais pas de son histoire, ni seulement des productions de sa pensée. De ce front chargé de couronnes, je rêvais seulement à l’amande.… Que faire, parmi tant de réfutations, n’étant riche que de désirs, tout ivre que l’on soit de cupidité et d’orgueil intellectuels ? Se monter la tête ? Se donner enfin quelque fièvre littéraire ? En cultiver le délire ? Je brûlais pour un beau sujet. Que c’est peu devant le papier ! Une grande soif, sans doute, s’illustre elle-même de ruisselantes visions ; elle agit sur je ne sais quelles substances secrètes comme fait la lumière invisible sur le verre de Bohême tout pénétré d’urane ; elle éclaire ce qu’elle attend, elle diamante des cruches, elle se peint l’opalescence de carafes. Mais ces breuvages qu’elle se frappe ne sont que spécieux; mais je trouvais indigne, et je le trouve encore, d’écrire par le seul enthousiasme. L’enthousiasme n’est pas un état d’âme d’écrivain. Quelle grande que soit la puissance du feu, elle ne devient utile et motrice que par les machines où l’art l’engage ; il faut que des gênes bien placées fassent obstacle à sa dissipation totale, et qu’un retard adroitement opposé au retour invincible de l’équilibre permette de soustraire quelque chose à la chute infructueuse de l’ardeur. S’agit-il du discours, l’auteur qui le médite se sent être tout ensemble source, ingénieur, et contraintes : l’un de lui est impulsion; l’autre prévoit, compose, modère, supprime; un troisième, logique et mémoire, maintient les données, conserve les liaisons, assure quelque durée à l’assemblage voulu. Écrire devant être, le plus solidement et le plus exactement qu’on le puisse, de construire cette machine de langage ou la détente de l’esprit excité se dépense à vaincre des résistances réelles, il exige de l’écrivain qu’il se divise contre lui-même. C’est en quoi seulement et strictement l’homme tout entier est auteur. Tout le reste n’est pas de lui, mais d’une partie de lui, échappée. Entre l’émotion ou l’intention initiale, et ces aboutissements que sont l’oubli, le désordre, le vague, issues fatales de la pensée, son affaire est d’introduire les contrariétés qu’il a créées, afin qu’interposées, elles disputent à la nature purement transitive des phénomènes intérieurs, un peu d’action renouvelable et d’existence indépendante. Peut-être, je m’exagérais en ce temps-là, le défaut évident de toute littérature, de ne satisfaire jamais l’ensemble de l’esprit, je n’aimais pas qu’on laissât des fonctions oisives pendant qu’on exerce les autres. Je puis dire aussi, (c’est dire la même chose), que je ne mettais rien au-dessus de la conscience ; j’aurais donné bien des chefs-d’œuvre que je croyais irréfléchis pour une page visiblement gouvernée. Ces erreurs, qu’il serait aisé de défendre, et que je ne trouve pas encore si infécondes que je n’y retourne quelquefois empoisonnaient mes tentatives. Tous mes préceptes, trop présents et trop définis, étaient aussi trop universels pour me servir dans aucune circonstance. Il faut tant d’années pour que les vérités que l’on s’est faites deviennent notre chair même ! Ainsi, au lieu de trouver en moi ces conditions, ces obstacles comparables à des forces extérieures, qui permettent que l’on avance contre son premier mouvement, je m’y heurtais à des chicanes mal disposées ; et je me rendais à plaisir les choses plus difficiles qu’il eût dû sembler à de si jeunes regards qu’elles le fussent. Et je ne voyais de l’autre côté que velléités, possibilités, facilité dégoûtante : toute une richesse involontaire, vaine comme celle des rêves, remuant et mêlant l’infini des choses usées. Si je commençais de jeter les dés sur un papier, je n’amenais que les mots témoins de l’impuissance de la pensée : génie, mystère, profond… attributs qui conviennent au néant, renseignent moins sur leur sujet que sur la personne qui parle. J’avais beau chercher à me leurrer, cette politique mentale était courte : je répondais si promptement par mes sentences impitoyables à mes naissantes propositions, que la somme de mes échanges, dans chaque instant, était nulle. Pour comble de malheur, j’adorais confusément, mais passionnément, la précision ; je prétendais vaguement à la conduite de mes pensées. Je sentais, certes, qu’il faut bien, et de toute nécessité, que notre esprit compte sur ses hasards : fait pour l’imprévu, il le donne, il le reçoit ; ses attentes expresses sont sans effets directs, et ses opérations volontaires ou régulières ne sont utiles qu’après coup, comme dans une seconde vie qu’il donnerait au plus clair de lui-même. Mais je ne croyais pas à la puissance propre du délire, à la nécessité de l’ignorance, aux éclairs de l’absurde, à l’incohérence créatrice. Ce que nous tenons du hasard tient toujours un peu de son père ! Nos révélations, pensais-je, ne sont que des événements d’un certain ordre, et il faut encore interpréter ces événements connaissants. Il le faut toujours. Même les plus heureuses de nos intuitions sont en quelque sorte des résultats inexacts par excès, à l’égard de notre clarté ordinaire; par défaut, au regard de la complexité infinie des moindres objets et des cas réels qu’elles prétendent nous soumettre. Notre mérite personnel, après lequel nous soupirons, ne consiste pas à les subir tant qu’à les saisir, à les saisir tant qu’à les discuter. Et notre riposte à notre « génie » vaut mieux parfois que son attaque. Nous savons trop, d’ailleurs, que la probabilité est défavorable à ce démon : l’esprit nous souffle sans vergogne un million de sottises pour une belle idée qu’il nous abandonne ; et cette chance même ne vaudra finalement quelque chose que par le traitement qui l’accommode à notre fin. C’est ainsi que les minerais, inappréciables dans leurs gîtes et dans leurs filons, prennent leur importance au soleil, et par les travaux de la surface. Loin donc que ce soient les éléments intuitifs qui donnent leur valeur aux œuvres, ôtez les œuvres, et vos lueurs ne seront plus que des accidents spirituels perdus dans les statistiques de la vie locale du cerveau. Leur vrai prix ne vient pas de l’obscurité de leur origine, ni de la profondeur supposée d’où nous aimerions naïvement qu’elles sortent, et ni de la surprise précieuse qu’elles nous causent à nous-mêmes ; mais bien d’une rencontre avec nos besoins, et enfin de l’usage réfléchi que nous saurons en faire, c’est-à-dire, de la collaboration de tout l’homme. … La connaissance passe et passera toujours par l'écrit.
L'image est une diversion encouragée par les pouvoirs. Sans valeur approfondissante, elle est de la seule catégorie de la sensation et, à ce titre même, de catégorie inférieure. Contrôlant l'information par l'image, les politiques ont deviné sa capacité réductrice, faisant en sorte de la valoriser en tous domaines au détriment de ce qui peut, éventuellement, représenter pour eux un risque : la réflexion par l'écriture. Sans être grand clerc, aux masses se détournant du livre, il est aisé de prédire l'accroissement des oppressions de toute autorité. Une telle désaffection véhicule les dangers d'un affadissement du fait démocratique.
De même que l'homme s'édifie sur l'animal et ses contingences, de même il s'enracine dans tout ce que ses pères ont créé au cours des temps avec leurs poings, leur cœur et leur cerveau. Ses générations ressemblent aux strates d'un état corallien ; pas le moindre fragment n'est pensable sans d'autres en nombre infini, depuis longtemps éteints, sur lesquels il se fonde. L’homme est le porteur, le vaisseau sans cesse métamorphosé de tout ce qui avant lui fut fait, pensé et ressenti. Il est aussi l'héritier de tout le désir qui avant lui en a poussé d'autres, avec une force irrésistible, vers des buts au loin drapés dans les brumes.
Les hommes continuent d'œuvrer à l'érection d'une tour d'incommensurable hauteur, faite de leurs générations, des états de leur être entassés l'un sur l'autre, dans le sang, le désir et l'agonie. Certes, la tour s'élance à toujours plus abruptes hauteurs, ses merlons haussent l'homme au pavois du vainqueur suprême, le regard se repaît de terres chaque fois plus grandes et plus riches, mais l'édification n'en est pas pour autant régulière et tranquille. Souvent l'ouvrage est menacé, des murs s'écroulent ou sont abattus par les sots, les découragés, les désespérés. Les contrecoups d'états de choses qu’on a cru depuis longtemps surmontés, les éruptions des forces élémentaires qui bouillonnaient à gros remous sous la croûte raidie révèlent la puissante vitalité des énergies immémoriales. L’individu se construit, pareillement, de pierres innombrables. Il traîne derrière lui sur le sol la chaîne sans fin des aïeux ; il est ligoté et cousu par mille liens et fils invisibles aux racines entrelacées de la paludéenne et primordiale forêt dont la fermentation torride a couvé son germe premier. Certes la sauvagerie, la brutalité, la couleur crue propre à l'instinct se sont lissées, polies, estompées au fil des millénaires où la société brida la pulsion des appétits et des désirs. Certes un raffinement croissant l'a décanté et ennobli, mais le bestial n’en dort pas moins toujours au fond de son être. Toujours il est en lui beaucoup de la bête, sommeillante sur les tapis confortables et bien tissés d'une civilisation lisse, dégrossie, dont les rouages s'engrènent sans heurts, drapée dans l'habitude et les formes plaisantes ; mais la sinusoïde de la vie fait-elle brusquement retour à la ligne rouge du primitif, alors les masques tombent : nu comme il l'a toujours été, le voilà qui surgit, l'homme premier, l’homme des cavernes, totalement effréné dans le déchaînement des instincts. L’atavisme surgit en lui, sempiternel retour de flamme dès lors que la vie se rappelle à ses fonctions primitives. Le sang, qui dans le cycle machinal des villes, ses nids de pierre, irriguait froid et régulier les veines, bouillonne écumant, et la roche primitive, longtemps froide et roide couchée dans des profondeurs enfouies, fond à nouveau, chauffée à blanc. Elle lui siffle à la face, jet de flamme dardée qui le dévore par surprise, s'il se risque à descendre au labyrinthe des puits. Déchiré par la faim, dans la mêlée haletante des sexes, dans le choc du combat à mort, il reste tel qu’il fut toujours. Au combat, qui dépouille l'homme de toute convention comme des loques rapiécées d'un mendiant, la bête se fait jour, monstre mystérieux resurgi des tréfonds de l'âme. Elle jaillit en dévorant geyser de flamme, irrésistible griserie qui enivre les masses, divinité trônant au-dessus des armées. Lorsque toute pensée, lorsque tout acte se ramènent à une formule, il faut que les sentiments eux-mêmes régressent et se confondent, se conforment à l'effrayante simplicité du but : anéantir l'adversaire. Il n’en sera pas autrement, tant qu'il y aura des hommes.
Je chemine au-devant de mes pensées en exil dans une grande colonne de silence.
Léon Bloy. On parlait dernièrement dans une élégante réunion d'hommes de lettres, de Léon Bloy et de son nouveau livre: La Femme Pauvre, autour duquel la lâcheté des uns, la rancune des autres et l'incompréhension du plus grand nombre établissent une vaste zone de solitude et de silence, comme autour de la maison où meurt un pestiféré. Il n'y avait à cette réunion que de fort célèbres personnages, féministes gâteux, et pâteux psychologiques, le col serré par une cravate à triple torsion, la boutonnière fleurie de toutes les légions d'honneur, et "qui tirent à dix mille exemplaires pour le moins", de petites histoires tristement "cochonnes", où s'exalte l'âme des femmes de chambre, les seules d'aujourd'hui qui osent encore affronter l'inaffrontable et morne ennui du roman moderne. Il va sans dire que Léon Bloy fut copieusement éreinté. On l'accusa de toutes les vilenies, on le couvrit de tous les opprobres. Quelqu'un qui fût entré là, sans préparation, eût tout de suite pensé qu'il s'agissait d'un criminel, ayant inventé une nouvelle épouvante. Évidemment, si au lieu d'être coupable d'un beau et douloureux livre, Léon Bloy eût frappé de sa canne des femmes, au Bazar de la Charité, violé des sépultures et découpé de petits enfants en morceaux, on eût parlé de lui avec plus d'indulgence et moins d'indignation. On lui reprocha son ingratitude, son orgueil, son irrémissible pauvreté. Plusieurs poussèrent la littérature et la psychologie jusqu'à lui dénier toute espèce de talent et toute espèce de style. Le comique suprême fut atteint d'entendre une sorte de coiffeur de lettres, qui patauge dans ses phrases comme un hanneton tombé dans un pot de pommade liquide, l'écraser d'un seul coup, en invoquant Pascal. Enfin, les vieilles légendes dont on crucifia jadis l'auteur du Désespéré, et qui semblaient dormir dans les poussières des salles de rédaction, chacun se plut à les réveiller. Je ne nommerai pas ces braves gens, car bien qu'ils soient tous illustres,ils n'ont, en réalité, pas de nom, ou ils ont le même nom monosyllabique et disgracieux que vous savez et qui équivaut à n'en n'avoir pas du tout. Un jeune homme qui n'avait pas de smoking, qui ne portait aucune décoration, pas même celle de la reine de Roumanie, et qui n'avait pas encore ouvert la bouche, déclara: - Vous êtes sévères, Messieurs, envers un homme qu'estima et aima Barbey d'Aurevilly. Mais ce nom de d'Aurevilly sonna, dans ce milieu, comme une chose déjà lointaine. L'on vit un sourire, un peu méprisant, errer sur les lèvres de ces illustres personnages. Et ce fut tout ce qu'amena le souvenir de cette grande âme solitaire et royale. Moi aussi, je ferai comme ce jeune homme, et c'est en me souvenant de d'Aurevilly que je parlerai de ce réprouvé : Léon Bloy. * Le cas de Léon Bloy est vraiment unique dans ce qu'on est convenu d'appeler: la littérature. Voilà un homme d'une rare puissance verbale, le plus somptueux écrivain de notre temps, dont les livres atteignent, parfois, à la beauté de la Bible. Ne cherchez ni dans Chateaubriand, ni dans Barbey d'Aurevilly, ni dans Flaubert, ni dans Villiers de L'Isle-Adam, une prose plus architecturale, d'une forme plus riche, d'un modelé plus savant et plus souple. Dans quelques pages du Désespéré, par delà d'antipathiques violences et des malédictions disproportionnées, il s'est élevé jusque vers les plus hauts sommets de la pensée humaine. Pour peindre des êtres et des choses, ila , souvent, trouvé d'étonnantes, de fulgurantes images qui les éclairent en profondeur et pour jamais. De quels traits ineffaçables n'a-t-il point dessiné le glorieux X...et "ses réveils d'affranchi" ? Parlant d'un mauvais homme, triste et lâche, pleutre au repos, il écrit: "Cependant, quand il avait bu quelques verres d'absinthe, ses pommettes flamboyaient au haut de son visage, comme deux falaises, par une nuit de méchante mer..." Il fait dire à une pauvre fille: "Ma vie est une campagne où il pleut toujours..." La même, débile et malade, raconte qu'elle a frappé, presque à mort, un homme qui voulait la violer: "Quand j'ai frappé monsieur Chapuis, j'ai cru qu'il me poussait un chêne dans le coeur..." Je cite de mémoire et au hasard du souvenir. Les livres de Léon Bloy fourmillent de ces choses...Il en est d'incomparablement grandes et nobles. Elles naissent, à chaque page, sous sa plume, tout naturellement et sans efforts. Il est en état permanent de magnificence. Lisez, dans la Femme pauvre, cette invocation que je trouve, sans la chercher, en ouvrant le livre: "Je suis ton père Abraham, ô Lazare, mon cher enfant mort, mon petit enfant, que je berce dans mon Sein pour la Résurrection bienheureuse. Tu le vois, c'est le grand chaos qui est entre nous et le cruel riche. C'est l'abîme qu'on ne peut franchir des malentendus, des illusions, des ignorances invincibles. Nul ne sait son propre nom, nul ne connait sa propre figure. Tous les visages et tous les cœurs sont obnubilés comme le front du parricide, sous l'impénétrable tissu des combinaisons de la Pénitence. On ignore pour qui on souffre, et on ignore pourquoi on est dans les délices. L'impitoyable dont tu enviais les miettes et qui implore maintenant la goutte d'eau du bout de ton doigt ne pouvait apercevoir son indigence que dans l'illumination des flammes de son tourment; mais il a fallu que je te prisse des mains des Anges, pour que te richesse, à toi, te fût révélée dans le miroir éternel de cette face de Dieu. Les délices permanentes sur lesquelles avait compté ce maudit ne cesseront pas, en effet, et ta misère non plus n'aura pas de fin. Seulement, l'Ordre ayant été rétabli, vous avez changé de place. Car, il y eut entre vous deux une affinité si cachée, si parfaitement inconnue, qu'il n'y avait que l'Esprit saint, visiteur des os des morts, qui eut le pouvoir de faire éclater ainsi, dans l'interminable confrontation!..." Même dans la frénésie de l'insulte, il est magnifique encore; il peut dire de lui-même qu'il est un "joaillier en malédictions". Il sertit d'or l'excrément; il monte sur des métaux précieux, précieusement ouvrés, la perle noire de la bave. Quand il en arrive à ce point d'orfèvrerie et de ciselure, l'excrément lui-même devient joyau. Nul n'a plus le droit d'en sentir l'originelle odeur, et tous peuvent s'en barbouiller la face de honte. Quoi qu'il en soit, si ceux-là qui ont charge de nous éduquer avaient la conscience de ce qu'est la beauté, s'ils comprenaient la responsabilité qu'est leur mission propagatrice, il y a longtemps qu'ils eussent choisi, dans les œuvres de cet admirable écrivain, tels paragraphes, tels chapitres ou telles phrases, pour en faire des modèles d'éloquence. Il n'y en a, nulle part, de plus impeccable et de plus superbe. Voilà cet homme. Eh bien! parmi les milliers et milliers d'écrivailleurs, dont les ouvrages encombrent les rayons des librairies et les cases - j'allais dire les caves, des cervelles bourgeoises - Léon Bloy est peut-être le seul - le seul, vous entendez bien - à qui il soit interdit de vivre de son métier. Non seulement il ne peut pas en vivre, mais le miracle est qu'il n'en soit as mort. D'autres, hélas! et qu'il aimait, en sont morts, près de lui! Il a connu dans ses bras l'agonie d'un pauvre enfant à qui il a été refusé que le grand talent de son père ne fût pas assez riche pour acheter les deux sous de lait pur nécessaire à son innocente et fragile vie! Lisez la Femme pauvre. C'est un livre dont on vous dira, peut-être, qu'il est mal fait, qu'il manque d'unité, de composition, de psychologie mondaine. C'est peut-être vrai, mais lisez-le tout de même, car il est rempli de choses inégalables.Et puis, sous l'orage des invectives et des vociférations, sous les grands éclats d'un orgueil intolérable - j'en conviens - vous entendrez aussi saigner un coeur dans ce livre douloureux où chaque ligne est comme l'ahan, le cri de révolte, et l'acceptation finale de cette montée au Calvaire que fut, jusqu'ici, la vie de Léon Bloy. Oh! je sais bien, tout le monde prétendra que cette vie, c'est lui seul qui l'a faite. Par son intransigeance, par son orgueil, par sa fièvre d'extermination, il a ouvert entre lui et les autres un espace infranchissable, que nul n'osa franchir, car il n'est peut-être personne que ses invectives n'aient atteint et marqué à la face. Sa situation, il l'a rendue si excessive que ceux-là qui tenteraient de le défendre et de reconnaître publiquement les dons supérieurs, les dons uniques, qui font de lui un si exceptionnel tempérament d'écrivain, seraient engobés dans la même haine que lui. Tous se taisent, les uns par rancune, les autres pour ne point paraître complices de ses mépris, de ses dégoûts, de ses excommunications. Il y a beaucoup de lâcheté dans ce silence, soit; mais il y a autre chose, aussi, par où le malentendu s'accuse davantage, c'est que Léon Bloy n'est pas quelqu'un de notre temps; il est dépaysé dans ce siècle qui ferme ses oreilles à la parole ardente des vieux prophètes, aux anathèmes des vieux moines, ou qui en rit, comme d'une farce, quand il lui arrive de les écouter. Je me le représente souvent, comme un Jean-Baptiste, allant traverser les déserts, la bouche pleine d'imprécations, ou comme quelque moine distribuant, du haut d'une chaire, dans une église du moyen-âge, les anathèmes et les malédictions... La gendarmerie nationale s'oppose aux apostolats errants: elle appelle ça du vagabondage. Comme il n'y a plus de désert, Léon Bloy a trouvé un silo. Il s'est creusé lui-même la fosse de ses mains; il a creusé son corps d'ulcères liturgiques, il a bordé la fosse de culs de bouteilles, de clous, d'excréments déclamatoires pour la rendre inaccessible, pour être plus nu, pour être plus seul avec son humilité sainte et son saint orgueil, plus seul avec Dieu. De cette fosse, il jette aux passants des bouses de lumière et d'éternité, des haines d'or, le verbe le plus sauvage et le plus magnifique, lourd et pénétrant comme la lave et l'aérolite. Le pire sadisme pour les martyrs, c'est d'avoir l'air de bourreaux : Léon Bloy a réussi. Confesseur de la Pauvreté, de la Mort, de la Foi, portier farouche de la Porte de Vie, voilà l'homme que j'ai essayé d'admirer ce soir. ![]() A Rome tout est alluvion, et tout est allusion. Les dépôts matériels des siècles successifs non seulement se recouvrent mais s'imbriquent, s'entre-pénètrent, se restructurent et se contaminent les uns les autres : on dirait qu'il n'y a pas de tuf originel, pas plus qu'il n'y a de couche réellement primitive dans la géologie de notre sous-sol. Et tout est allusion : le terreau culturel qui recouvre la ville est plus épais et insondable encore : le Forum, le Capitole, et tout ce qui s'ensuit, sont ensevelis sous les mots plus encore que sous les terres rapportées. Aucune ville n'a jamais fléchi sous le poids d'un volume aussi écrasant de Considérations (principalement sur la grandeur et la décadence). Je ne me sentais, en y allant, pas la moindre envie d'y ajouter. J'avais envie d'user de cette ville comme de tout autre - les villes étant faites pour être habitées- et de laisser irrévérencieusement toute leur importance aux particularités qui règlent en elle pour le visiteur le manger, le flâner, le regarder, le marcher et le dormir. Oublier tout à fait mes lectures, il n'en était pas question : à propos de Rome, autant essayer de retirer toutes les peaux à un oignon. Mais j'entendais ne pas en être prisonnier. Quelques lecteurs jugeront, ne serait-ce que pour cette seule raison, qu'il y a peu de respect dans ce petit livre. Peut-être n'ont-ils pas tort : le respect est une attitude dans laquelle je ne brille pas beaucoup. Et qui d'ailleurs confine souvent à l'indifférence. Je n'ai pas été tout à fait conquis par Rome. En revanche - et cela compte- je ne m'y suis jamais ennuyé. Pendant les Nuits de la lecture 2021, la bibliothèque Sainte-Geneviève (BSG) a organisé une conférence-lecture "Ésotérisme et poésie au 19e siècle" en partenariat avec La Voix d'un texte (ENS). Au programme : une sélection de poèmes de Nerval, Mallarmé et Laforgue lus par Mélanie Traversier, comédienne et maîtresse de conférence en histoire moderne à l'Université de Lille, et accompagnés des commentaires éclairés de Bertrand Marchal, professeur des universités en littérature française à l'Université Paris-Sorbonne.
Mais tout ce qui m'arrive d'important et tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu : la rencontre avec un être aimé, une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune, une promenade en mer à la voile, la joie que l'on donne à un enfant, le frisson devant la beauté, tout cela se déroule totalement en dehors du temps. Car peu importe que je rencontre la beauté l'espace d'une seconde ou l'espace de cent ans. Non seulement la félicité se situe en marge du temps mais elle nie toute relation entre celui-ci et la vie.
Je soulève donc de mes épaules le fardeau du temps et, par la même occasion, celui des performances que l'on exige de moi. Ma vie n'est pas quelque chose que l'on doive mesurer. Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont des performances. Une vie humaine n'est pas non plus une performance, mais quelque chose qui grandit et cherche à atteindre la perfection. Et ce qui est parfait n'accomplit pas de performance : ce qui est parfait œuvre en état de repos. Il est absurde de prétendre que la mer soit faite pour porter des armadas et des dauphins. Certes, elle le fait- mais en conservant sa liberté. Il est également absurde de prétendre que l'homme soit fait pour autre chose que pour vivre. Certes, il approvisionne des machines et il écrit des livres, mais il pourrait tout aussi bien faire autre chose. L'important est qu'il fasse ce qu'il fait en toute liberté et en pleine conscience de ce que, comme tout autre détail de la création, il est une fin en soi. Il repose en lui-même comme une pierre sur le sable. Je peux même m'affranchir du pouvoir de la mort. Il est vrai que je ne peux me libérer de l'idée que la mort marche sur mes talons et encore moins nier sa réalité. Mais je peux réduire à néant la menace qu'elle constitue en me dispensant d'accrocher ma vie à des points d'appui aussi précaires que le temps et la gloire. Il existe des personnes qui nous rendent heureux dans la vie, par le simple hasard de les avoir rencontrées sur notre chemin. Quelques-unes parcourent le chemin en entier à nos côtés, et voient passer beaucoup de lunes, mais il en est d’autres que nous voyons à peine, d’un pas à l’autre. Toutes, nous les appelons amies, et il en est plusieurs sortes.
Chaque feuille d’un arbre pourrait caractériser un de nos amis. Les premiers à éclore du bourgeon sont notre papa et notre maman qui nous enseignent ce qu’est la vie. Ensuite, viennent les amis frères, avec lesquels nous partageons notre espace pour qu’ils puissent fleurir comme nous. Nous en arrivons à connaître toute la famille des feuilles, nous la respectons et lui souhaitons du bien. Mais le destin nous présente d’autres amis, ceux dont nous ne savions pas qu’ils allaient croiser notre chemin. Parmi ceux-là, il y en a beaucoup que nous appelons amis de l’âme, du cœur. Ils sont sincères et vrais. Ils savent lorsque nous n’allons pas bien, ils savent ce qui nous rend heureux. Parfois un de ces amis de l’âme étincelle en notre cœur, nous l’appelons alors ami amoureux. Il met du brillant dans nos yeux, de la musique sur nos lèvres, fait danser nos pieds et chatouiller notre estomac.Il existe aussi des amis d’un temps, peut-être de vacances, de quelques jours ou de quelques heures. Pendant ce temps où nous sommes à leurs côtés, ils s’habituent à mettre de nombreux sourires sur nos visages. Parlant de près, nous ne pouvons oublier les amis lointains, ceux qui se trouvent au bout des branches et qui, lorsque souffle le vent, apparaissent d’une feuille à l’autre. Passe le temps, s’en va l’été, l’automne s’approche et nous perdons quelques unes de nos feuilles, certaines naîtront lors d’un autre été et d’autres restent pendant plusieurs saisons. Mais ce qui nous réjouit le plus, c’est de nous rendre compte que celles qui tombèrent continuent d’être proches, en alimentant notre racine de joie. Ce sont les souvenirs de ces moments merveilleux lorsque nous les avons rencontrés. Je te souhaite, feuille de mon arbre, paix, amour, santé, chance et prospérité. Aujourd’hui et toujours… tout simplement parce que chaque personne qui passe dans notre vie est unique. Elle laisse toujours un peu d’elle-même et emporte un peu de nous. Il y a celles qui auront emporté beaucoup, mais il n’y en a pas qui n’auront rien laissé.C’est la plus grande responsabilité de notre vie et la preuve évidente que deux esprits ne se rencontrent pas par hasard. Rien, rien n'est jamais résolu. Dans le mouvement vertigineux de la pensée, il n'y a pas de fin, il n'y a pas de commencement. Il n'y pas de SOLUTION, parce qu'il n'y a évidemment pas de problème. Rien n'est posé. L'univers n'a pas de clé; pas de raison. Les seules possibilités offertes à la connaissance sont celles des enchaînements. Elles donnent à l'homme le pouvoir d'apercevoir l'univers, non de le comprendre.
Mais l'homme ne voudra jamais accepter ce rôle de témoin. Il ne pourra jamais se résigner aux limites. Alors il continuera à induire, pour lutter contre le néant qu'il croit hostile, contre le vide, contre la mort dont il a fait une ennemie. Pour admettre les limites, il lui faudrait admettre brutalement, qu'il n'a cessé de se tromper depuis des siècles de civilisation et de système, et que la mort n'est rien d'autre que la fin de son spectacle. Il lui faudrait admettre aussi que la gratuité est la seule loi concevable, et que l'action de sa connaissance n'est pas une liberté mais une participation conditionnée. Il n'aura jamais la force de renoncer au pouvoir enivrant de la finalité. Peut-être devine-t-il confusément que s'il reniait cette énergie directrice, il tuerait en même temps ce qui est en lui, puissance de l'essor, progression. Car c'est après tout ici que les choses se passent. S'il avait le choix, s'il avait la liberté, il aurait aussi la décomposition; laissant revenir sur le monde l'épaisseur opaque de l'inamovible, de l'immobile, de l'inexprimable, il deviendrait sourd à l'entente avec le monde. Son univers est maintenu en état d'hypnose sous son regard; mais qu'il baisse les yeux un instant, et le chaos retombera sur lui et l'engloutira. Qu'il cesse d'être le centre du monde des hommes, un jour, et les objets s'épaississent, les mots s'émiettent, les mensonges ne soutiennent plus l'édifice qui s'écroule. Pour dire d'un homme qu'il est civilisé, on dit souvent "cultivé ". Pourquoi ? Qu'est-ce que cette culture ? Souvent, trop souvent, cela veut dire que cet homme sait le grec ou le latin, qu'il est capable de réciter des vers par coeur, qu'il connaît les noms des peintres hollandais et des musiciens allemands. La culture sert alors à briller dans un monde où la futilité est de mise. Cette culture n'est que l'envers d'une ignorance. Cultivé pour celui-ci, inculte pour celui-là. Étant relative, la culture est un phénomène infini ; elle ne peut jamais être accomplie. Qu'est-il donc, cet homme cultivé que l'on veut nous donner pour modèle ?
Trop souvent aussi on réduit cette notion de culture au seul fait des arts. Pourquoi serait-ce là la culture ? Dans cette vie, tout est important. Plutôt que de dire d'un homme qu'il est cultivé, je voudrais qu'on me dise : c'est un homme... La culture n'est rien ; c'est l'homme qui est tout. Dans sa vérité contradictoire, dans sa vérité multiforme et changeante. Ceux qui se croient cultivés parce qu'ils connaissent la mythologie grecque, la botanique, ou la poésie portugaise se dupent eux-mêmes. Méconnaissant le domaine infini de la culture, ils ne savent pas ce qu'ils portent de vraiment grand en eux : la vie. Ces noms bizarres et insolites qu'ils lancent dans leurs conversations m'irritent. Croient-ils m'impressionner vraiment avec leurs citations, leurs références aux philosophes présocratiques ? Leur prétendue richesse n'est que pauvreté qui se masque. La vérité est à un autre prix. Savoir ce qu'un homme comprend de misère, de faiblesse, de banalité, voilà la vraie culture. Avoir lu, avoir appris n'est pas important. L'art, respectable entité bourgeoise, signe de l'homme cultivé, civilisé, de l'homme du monde; de l'"honnête homme" : mensonge, jeu de société, perméabilité, futilité. Être vivant est une chose sérieuse. Je la prends à cœur. Je ne veux pas qu'on déguise, qu'on affabule. Si l'on fait ce voyage, il ne faut pas que ce soit en "touriste" qui passe vite et se dépêche de ne retenir que l'essentiel, ce pauvre essentiel qui permet de briller à peu de frais, en parlant du "Japon" ou du "mythe tauromachique dans l'œuvre d'Hemingway". Les détails de la vie sont bien plus enivrants. Certes, le produit des hommes n'est pas négligeable. Lire Shakespeare, connaître l'œuvre de Mizogushi est aussi important. Mais que celui qui lit Shakespeare ou qui regarde Mizogushi le fasse de toute son âme, et pas seulement pour sacrifier au snobisme de la culture. Qu’il le fasse en sachant que s’il lit Shakespeare, il ne lira pas Balzac, Joyce, ou Faulkner. - Et que s’il regarde Mizogushi, il ne verra pas Eisenstein, Donskoï, Renoir, Welles. Qu’il sache qu’il sacrifie des milliers d’autres choses à celle-la; qu’il soit conscient en toute humilité qu’il ne connaîtra qu’une bribe infime, dérisoire, de l’âme humaine, imparfaitement. La culture n'est pas une fin. La culture est une nourriture, parmi d'autres, une richesse malléable qui n'existe qu'à travers l'homme. L'homme doit se servir d'elle pour se former, non pour s'oublier. Surtout, il ne doit jamais perdre de vue que, bien plus important que l'art et la philosophie, il y a le monde où il vit. Un monde précis, ingénieux, où chaque seconde qui passe lui apporte quelque chose, le transforme, le fabrique. Où l'angle d'une table a plus de réalité que l'histoire d'une civilisation, où la rue, avec ses mouvements, ses visages familiers, hostiles, ses séries de petits drames rapides et burlesques, a mille fois plus de secret et de pénétrabilité que l'art qui pourrait l'exprimer. Stendhal semblait savoir que ce ne sont pas les écrivains les plus directs, assez rares malgré l'apparence, qui sont le mieux lus dans l'immédiat de leur manifestation. Il suffit de parler sans intermédiaire à ses contemporains pour être remis soit au lendemain soit aux calendes. Pour provoquer chez eux soit le haussement d'épaules du " encore un qui raconte sa vie", et n'avons-nous pas la nôtre, qu'on ne raconte pas - et pour cause ! - soit la moue du monsieur qui ne comprend pas car il y a aussi un hermétisme naturel. Celui de Stendhal est branché sur les mille et une pulsations du langage, ou plutôt du commerce amoureux. Pulsations qui l'alimentent, le font survivre à lui-même, sans le changer fondamentalement. Ce n'est pas le langage de Stendhal qui change, mais sa manière d'aller, de prendre vie entre deux courants d'air, comme s'il s'était retourné sur lui-même, dans un mouvement de soupçon, et Stendhal ne fût-il pas le premier à sentir ce vent-là passer - nous passons du génie de la folie au génie du soupçon, c'est ce qu'il écrit, à peu près, dans le Journal - langage ne s'attachant plus qu'à décrire minutieusement ces mille et une pulsations. Tropismes, déjà. Retirez les noms prénoms des personnages de Stendhal, mettez X. Y. Z. , vous obtenez un monde qui serait l'exact contraire de celui de Kafka, les êtres humains foisonnant, se multipliant, dans un désert privilégié. C'est ce qu'il y avait encore un peu d'espoir.
De la volupté à l'abjection, les joies que je dois à la chair ne seraient pas ce qu'elles sont sans l'attention soutenue que leur accorde le verbe. Il n'est pas dans ma nature de sacrifier le sensuel au spirituel. Ce serait trahir cette force d'où je fais partir la pensée et à laquelle je ramène les flamboyances, je veux parler de l'instinct. Il ne m'est pas facile de refuser un plaisir, d'où qu'il vienne. La caresse des choses est un devoir de vie, mais le devoir d'écrire est une violence pour survivre. Entre l'austérité qu'exige la connaissance et la recherche de la vie juteuse, il s'agit de trouver un équilibre. C'est peu de dire que ce n'est pas une sinécure. Mais lorsque, sur une injonction du verbe, je choisis d'écrire alors qu'au-dehors m'invite la saveur du monde, je me refuse à tenir mon renoncement pour une perte. Ce serait plutôt une victoire tant ce que je vais gagner en ivresse vaut bien un désistement d'épicurien. De toute manière, il était dans l'ordre des choses que tôt ou tard ma drôle de métaphysique s'exilât du site purement corporel pour occuper sa vraie place qui est d'écriture. C'est là que l'illimité m'est donné à vivre du moins à entrevoir, sur un plat d'entrailles et dans le dévalement des gouffres. Un corps pour exister dans l'instant, une phrase pour aller un peu plus loin que l'instant, tel est le sens des combats nouveaux. Ce que je sais du corps ne pourra jamais me le faire oublier. Par-delà les limites qu'il décrit, les joies qu'il procure, je le regarde protéger l'épopée mentale. Aussi longtemps qu'il reste debout, il permet à l'insensé d'aller à ses paroxysmes, il protège le descente vertigineuse en soi. Sa gloire obscure est de dissimuler la folie pour l'écouler en fraude parmi les foules indifférentes.
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