Les migrations de texte à texte (et à travers des adaptations substantiellement différentes, de livre à film ou à ballet, ou de la tradition orale au livre) ont eu lieu aussi bien pour les personnages du mythe que pour ceux de la narrativité "laïque", Ulysse, Jason, Arthur ou Parsifal, Alice, Pinocchio, d'Artagnan. Or, quand nous parlons de personnages de ce genre, nous référons- nous à une partition précise ? Prenons le Petit Chaperon Rouge. Les deux partitions les plus célèbres , celle de Perrault et celle des frères Grimm, diffèrent profondément. Dans la première, la fillette est dévorée par le loup et l'histoire finit là, inspirant donc de sévères réflexions moralistes sur les risques de l'imprudence. Dans la seconde, le chasseur arrive, tue le loup et ramène à la vie la fillette et la mère- grand. Happy end.
Imaginons maintenant une maman qui raconterait la fable à ses enfants et s'arrêterait au moment où le loup dévore le Petit Chaperon Rouge. Les enfants protesteraient et voudraient la "vraie" histoire, celle où le Petit Chaperon Rouge ressuscite, et il ne servirait pas à grand- chose que la maman déclare être une philologue de stricte obédience. Les enfants connaissent une "vraie" histoire où le Petit Chaperon Rouge ressuscite vraiment et cette histoire est plus proche de la version des frères Grimm que de celle de Perrault. Toutefois, elle ne coïncide pas avec la partition des Grimm, car elle laisse tomber une série de faits mineurs - sur lesquels d'ailleurs Perrault et les Grimm divergent, comme par exemple le type de cadeaux que le Petit Chaperon Rouge apporte à sa grand- mère, et sur lesquels les enfants sont amplement disposés à transiger parce qu'ils se réfèrent à un individu bien plus schématique, fluctuant dans la tradition, réparti sur de multiples partitions, dont beaucoup sont orales.
Ainsi le Petit Chaperon Rouge, d'Artagnan, Ulysse ou Madame Bovary deviennent des individus vivant en dehors des partitions originales, sur lesquels peuvent prétendre à faire des affirmations vraies même des gens n'ayant jamais lu la partition archétype. Avant même d'avoir lu Œdipe Roi, j'avais appris qu'Œdipe épouse Jocaste. Bien qu'elles soient fluctuantes, ces partitions ne sont pas invérifiables : quiconque dirait que Madame Bovary se réconcilie avec Charles et vit heureuse avec lui s'attirerait la réprobation des gens de bon sens, comme si ceux- ci s'étaient mis d'accord sur le personnage d'Emma.
(...)
Certains personnages sont devenus en quelque sorte collectivement vrais parce que la communauté a fait, sur eux, au cours des siècles ou des années, des investissements passionnels. Nous faisons des investissements passionnels individuels sur des tas de fantasmes que nous pouvons élaborer les yeux ouverts ou en sommeillant (...) ...nous pouvons nous émouvoir sur le sort d'Emma Bovary ou, comme cela est arrivé à certaines générations, être entraînés au suicide par les mésaventures de Werther ou de Jacopo Ortis. Mais, si quelqu'un nous demandait si la personne dont nous imaginons la mort est vraiment morte, nous répondrions que non, qu'il s'agissait d'un effet de notre imagination très privée. En revanche, si on nous demande si Werther s'est vraiment tué, nous répondrons que oui, et l'imagination dont nous parlons n'est plus privée, c'est une réalité culturelle sur laquelle l'entière communauté des lecteurs s'accorde.