(...) Multiplié par les langues humaines - Ich bin der ich bin, Ego sum qui sum, I am that I am -, le nom sentencieux de Dieu, le nom qui, tout en comprenant plusieurs mots, est plus impénétrable et plus résistant que ceux qui tiennent en un seul, a grandi et rebondi à travers les siècles, jusqu'à l'année 1602, où William Shakespeare écrivit une comédie. Dans cette comédie nous entrevoyons, de façon accessoire, un soldat fanfaron et couard, un miles gloriosus qui est parvenu, à la faveur d'un stratagème, à se faire nommer capitaine. La ruse est découverte, l'homme est dégradé publiquement; alors Shakespeare intervient et met dans sa bouche des paroles qui reflètent, comme dans un miroir tombé, ces autres paroles que la divinité a dites dans la montagne: Je ne serai plus capitaine, mais je mangerai, je boirai et je dormirai, tout comme un capitaine; cette chose que je suis me fera vivre. En disant ces mots, Parolles cesse soudain d'être un personnage conventionnel de la farce, pour devenir un homme, tous les hommes.
La dernière version de cette phrase est apparue vers 1740, dans une des années que dura la longue agonie de Swift, et qui peut-être ne furent pour lui qu'un seul insupportable instant, une forme de l'éternité de l'enfer. (...) Tous les jours il suppliait Dieu de lui envoyer la mort. Et un après- midi, vieux et fou, et déjà moribond, on l'entendit répéter, avec résignation ou avec désespoir, nous ne savons, ou comme quelqu'un qui s'affermit et s'ancre dans son intime essence invulnérable: Je suis ce que je suis, je suis ce que je suis.
Je suis peut- être un malheur, mais je suis: voilà sans doute ce qu'éprouva Swift, et aussi: Je suis une partie de l'univers, aussi inévitable et nécessaire que les autres, et aussi : Je suis ce que Dieu veut que je sois, je suis ce que m'ont fait les lois universelles, et peut- être: Être, c'est être tout.
(...) qu'il me suffise d'ajouter, en guise d'épilogue, les paroles que Schopenhauer adressa, aux approches de la mort, à Eduard Grisebach : " Si parfois je me suis cru malheureux, c'est sous l'influence d'une confusion, d'une erreur. Je me suis pris pour un autre, par exemple pour un suppléant qui n'arrive pas à se faire titulariser, pour l'accusé dans un procès en diffamation, pour l'amoureux que cette jeune fille dédaigne, pour le malade qui ne peut sortir de chez lui, pour d'autres personnes souffrant de pareilles misères. Je n'ai pas été ces personnes. Elles ont été, tout au plus, le tissu de plusieurs vêtements que j'ai portés, puis rejetés. Qui suis- je réellement ? Je suis l'auteur de Le Monde comme volonté et représentation; je suis celui qui a donné à l'énigme de l'Être une réponse qui occupera les penseurs des siècles futurs. Voilà l'homme que je suis; qui pourrait le contester dans les années qui me restent encore à vivre ?" Or, précisément pour avoir écrit Le Monde comme volonté et représentation, Schopenhauer savait très bien qu'être un penseur est aussi illusoire que d'être un malade ou un amant dédaigné, et que, profondément, il était autre chose. Autre chose: la volonté, l'obscure racine de Parolles, la chose qu'était Swift.