La forme discontinue dans laquelle ils s'expriment est une forme aristocratique; elle apparaît en France au XVIème siècle, en même temps que s'essoufflent la théologie et la scolastique. Le moraliste est le plus souvent un homme d'action (... )Mondain, il analyse l'homme tel qu'il l'a connu. Sa démarche est aux antipodes de celle du philosophe; il se méfie de ce qui n'est pas concret; le concept "homme" l'intéresse moins que les hommes réels avec leurs qualités, leurs vices, leurs arrières- mondes.
Ses aphorismes, pour qui sait en faire bon usage, sont des clefs pour ouvrir les psychismes, des rayons X pour scruter les âmes. Le moraliste joue avec son lecteur; il le provoque; il l'incite à rentrer en lui- même, à poursuivre sa réflexion. Sa pensée est toujours inachevée. Hostile au système et fidèle à l'expérience, elle s'arrête au seuil de l'essentiel. Le moraliste n'aime pas expliquer. "S'appesantir, s'expliquer, démontrer - autant de formes de vulgarité", écrit Cioran. Sans compter l'ennui terrassant qu'éveillent en lui des questions - polies ou policières - comme : "Qu'avez- vous voulu dire exactement ?" La forme aphoristique exige une connivence de bon aloi; son public est forcément limité, ce qui évite au moraliste d'être fréquenté par des fâcheux ou des rustres.
Il y a cependant une catégorie de lecteurs qu'il redoute par- dessus tout et qu'il ne peut éviter; ce sont ceux, fervents autant que désarmants, qui, le prenant au pied de la lettre, l'embaument et le figent dans ce qui lui est le plus étranger: l'esprit de système (...)
L'art de l'aphorisme est l'art de la grande liberté, car il est l'art des sommets: les misérables consolations, les douteuses certitudes, les piètres illusions dont se bercent les humains ne résistent pas à l'altitude. Lorsque le promeneur solitaire aura gravi les écueils des montagnes, il rencontrera peut- être La Rochefoucauld, Chamfort, Nietzsche ou Cioran, ses frères en solitude, que la foule a chassés de ses villes et de ses villages, car elle les accusait de ne rien respecter, ni l'amour, ni la religion, ni la piété familiale, sans comprendre que c'est au nom d'une morale plus subtile, et souvent plus exigeante, que ces moralistes hautains et sacrilèges avaient hissé le drapeau noir de l'immoraliste.