Ces hommes délirants, souvent appelés les "hommes de la Contre-Réforme", on les crut nés de femmes latines violées par des barbares; en réalité, ils paraissaient issus d'un accouplement mystérieux. Quoique le squelette et les traits révélaient leur souche très ancienne et montraient clairement leur origine étrusque, ils n'avaient pas l'air d'avoir traversé nos quinzième et seizième siècles tant ils semblaient différents et détraqués. Qui les vit de près, dans les pays les plus inattendus, construire des églises et des palais, jeter des ponts, réaliser des machines et des engins de toutes sortes, planter des jardins, peindre des tableaux, couvrir des murs de fresques, sculpter des statues, qui les vit embrouiller, trahir, séduire peuples et rois, évêques et reines, attiser les bûchers, exciter la plèbe ou conduire des armées, non avec la défiance perverse des contemporains de Laurent le Magnifique mais avec cette humeur folle et fantasque qu'on relève chez tant d'Italiens du siècle précédent - l'Arétin, Cellini, Bernin, Lasca et d'autres-, qui les vit de près eut l'impression de fanatiques réchappés de l'écroulement d'un temple ou de géants s'ouvrant le ventre dans des éclats de rire effroyables, des hurlements et des grimaces pour montrer le mécanisme de leur folie, sortes de Roi Lear délirant dans la tempête. (...) Incapables d'interroger la nature avec l’œil neuf des hommes du quinzième siècle qui furent surtout curieux de découvrir ce qu'elle cachait, et occupés à découvrir son sens en fonction de leur âme et selon leurs extraordinaires dispositions plastiques, incapables, donc, de révéler l'hermétisme du monde par une vision, une évaluation juste des éléments traditionnels et des inquiétudes véritables, les hommes du dix-septième siècle tourmentèrent furieusement les choses pour essayer de les ouvrir; ne parvenant pas à bien distinguer, de leurs yeux brouillés, ce qu'il y avait à l'intérieur, ils devinrent des anatomistes de la nature, mais des anatomistes fous, et entreprirent de la fouiller, la vider, avec la rage des enfants qui éventrent des jouets, sortant, en vrac, tout ce que leurs aînés avaient déjà vu et monté à leur manière, c'est-à-dire sans rien profaner ni abîmer et feignant, consciemment, de n'avoir rien découvert. Alors, des ruines et de la grande confusion qui s'ensuivirent, ces hommes extraordinaires, qui semblaient avoir perdu le sens de la mesure et éprouver l'orgueil de la disproportion et du gigantisme, réussirent à tirer et à composer un art qui tient du fantastique et de la géographie, riche d'imprévu et de musique, d'épouvantes et d'obsessions, comme agité et bouleversé par un désir féroce d'accouplements monstrueux. Quand je contemple le spectacle troublant de l'art du dix-septième siècle, l'architecture par exemple, mon imagination me révèle, dans les façades des palais et des églises, les cours intérieures, les colonnades, les voûtes, les coupoles, comme dans toute la variété et la surabondance des motifs architecturaux du siècle de Cardano, une profondeur et une amplitude qui font de cet art une imitation fantastique de la terre, de ses formes et de ses innombrables aspects - une sorte d'art géographique. (...) La nature y est entrée en maître, a ouvert des espaces et des perspectives, éclairé des angles jamais vus, permis à l'ombre et à la lumière de jouer librement avec les aspects et les formes, comme, dans la réalité, les silhouettes jouent avec le paysage et le temps. Les hommes, qui seuls jusqu'alors avaient servi de modèles à la sculpture, y sont représentés mais aussi les animaux, les plantes, l'eau, les rayons du soleil et toute chose naturelle, de sorte qu'on confondrait aisément cet art avec un genre particulier de peinture. Cela donne une idée de la folie de ces hommes hors du commun qui, sachant tout faire avec la même facilité, ne distinguaient plus les arts entre eux et voyaient le monde en peintres, sculpteurs et architectes à la fois. Ainsi les formes ont-elles un relief incroyable en peinture; la lumière et l'ombre ne se mélangent pas comme dans les tableaux du quinzième siècle, elles façonnent d'une l'autre et procèdent par contrastes aux effets immédiats, efficaces mais grossiers et fugaces pour qui les regarde. Le traitement du relief et de la lumière n'est pas la seule nouveauté qu'on y trouve : on est surpris par les innombrables reproductions d'animaux, d'arbres étranges et exotiques, par la variété des sujets - hommes, villages, poissons morts, verres et choses communes ou très rares, abjectes ou raffinées. J'y vois la preuve de l'obsession de la recherche, par ces artistes inouïs, du déséquilibre, le signe de la fureur aveugle qu'ils ont mise à éventrer la nature et à en retirer ce qu'elle cache. Le curieux qui voudrait savoir ce qui a poussé les hommes du dix-septième siècle à représenter des pays fantastiques, des plantes et des fleurs monstrueuses découvrirait combien ils ont été impressionnés par les récits maléfiques des navigateurs et comment les merveilles des Indes occidentales ont modifié la perception claire et traditionnelle du paysage. Influence plus que regrettable quand on songe aux tableaux de Filippino Lippi et de Léonard de Vinci, qu'on les compare à ceux des peintres du dix-septième siècle, ou aux affreuses décorations des niches des statues des Fleuves au carrefour des Quatre Fontaines, ici à Rome. Cependant pour bien comprendre la folie de ces hommes dont je parle depuis un moment, il faut penser au peuple qui, comme dans les tragédies, leur a servi de chœur. Est-il besoin de le répéter ? C'est réellement d'une tragédie dont il s'agit et non d'individus délirant dans leur coin; d'où l'importance capitale des personnages et histoires secondaires. Par exemple, on ne pourra négliger les poètes flanqués de leur cornemuse, vêtus de velours à l'espagnole, aux vastes collerettes de dentelle et manches bouffantes, la bouche en cul de poule lançant des baisers et baragouinant mièvreries et préciosités crétines. Ou encore tous ces astronomes, physiciens, philosophes qui passaient leur temps à soulever les queues des comètes de la pointe de leurs lunettes télescopiques, à jeter des balles d'ivoire du haut des tours comme Pascal de la tour Saint-Jacques et à transvaser l'air de tubes de verre dans le grand récipient de l'atmosphère pour y découvrir la diabolique horreur du vide, à fonder des royaumes métaphysiques et à traquer les diablotins et les humeurs rapides et opposées du corps humain. On ne devra pas non plus oublier les bûchers de la Sainte Inquisition ou la très longue main, grasse et baguée, de la Compagnie de Jésus qui expliquent tellement la peinture espagnole de ce siècle, celle du Greco par exemple. Il ne faudra pas non plus lasser de côté, en feignant de ne pas les voir à cause de leur petite stature, les nains de Vélasquez, masques farouches et tristes déféqués par des Grands d'Espagne mangeurs d'or. Mais, avant tout, il faudra évoquer l'immense peuple en haillons, couvert de lèpre et de breloques, celui qui fourmille dans les gravures de Callot et dont nous sentons encore la puanteur. Alors seulement il nous sera donné d'entrevoir, sautillant entre les colonnes et sous les arches en ruine, parmi les ordures, dans la multitude des mendiants et des sbires, contre les berlines et les velours précieux des gentilshommes, les personnages principaux de la tragédie : Polichinelle, Arlequin, le docteur Balanzone, tout le cortège, impétueux et insaisissable, de la commedia dell'arte. |
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