Contes de bonnes femmes ! Nous autres, esprits cultivés, dégagés des ténèbres de la superstition, nous savons très bien que l'homme, cette merveille de la création, est un tout harmonieux et homogène; que nous sommes de petites républiques ambulantes et admirablement organisées; que chacun de nous est un individu unique en son genre; enfin que nous pouvons dormir tranquilles, et repousser loin de nous ces fantaisies morbides de peuples ignorants.
Eh bien non ! De ces monstres en morceaux, regardez, la rue est pleine. Regardez-les, et surtout regardons-nous. Tous, plus ou moins, nous ressemblons à ces tronçonnés.
Chez celui-ci, le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas, la tête a faim quand le ventre est repu, l'intellect s'use en cercles vicieux pendant que le corps décapité vaque aux besoins journaliers. Et chacun, à sa façon dont il est fier, est ainsi découpé en morceaux à peine reliés par les vagues filaments d'une fonction sociale ou d'un obscur désir animal de vivre.
Heureux peuple, tout Tibétain qu'il soit, si pour lui ces monstres sont des créatures d'exception et de fable ! Chez nous, c'est bien au contraire un homme cohérent, d'un bloc qui étonnerait, détonerait et détonnerait. Regardez bien, et vous ne verrez que des foules de fantômes dépecés, et qui souffrent, et qui sont nos frères.