Je ne suis pas misanthrope. Non. Point du tout. Quand je rabroue les hommes, c'est avec le naïf espoir de leur rendre service - "Tiens-toi bien, dégoûtant !..." comme un grand frère vigilant recommande aux gamins de ne pas se salir, et je me crois, au fond, plutôt sociable. D'autres sont impatients de visiter des monuments; je suis, moi, surtout curieux de connaître mes semblables, et je dédaignerai volontiers un beau site pour continuer une conversation. -Que venez-vous voir ? me demanda un casque blanc le jour où je débarquai à Haïphong. -Des hommes ! lui répondis-je étourdiment. Naturellement, il me regarda de travers. Pour être estimé j'aurais dû répondre "des pagodes." Je n'ai d'ailleurs pas besoin, pour que cette curiosité s'exerce, d'atteindre les Tropiques. Ici même, il suffit de regarder autour de soi. Nous coudoyons à tout instant des êtres assujettis au traintrain quotidien qui n'attendent qu'une circonstance pour révéler ce qu'ils sont et, dès que les événements bouillonnent, on voit surgir des héros et des monstres qui portaient, la veille, le masque de chacun. J'ai cru, moi aussi, en mes années folles, que la civilisation n'aboutissait qu'à rendre l'individu plus méchant et j'ai même naïvement pleuré l'homme de la nature cher à Rousseau : c'est bien la sottise dont je rougis le plus. Tout bien réfléchi, nous ne déshonorons pas tellement la machine ronde, et les fils d'Adam y ont accompli, depuis la Genèse, moins de mal que de bien. Aussi, malgré mes rebuffades, je les accepte comme ils poussent, un peu égoïstes et pas toujours très francs. J'en plains un grand nombre et en admire quelques-uns. |