Il y a quelque chose qui résiste à cette communication, qui ne veut pas de cela, et qui pourtant nous travaille jour et nuit, au moment même de l'étreinte physique avec l'étrangère par excellence, dans sa figuration la plus animale, pourquoi faut-il que l'on soit deux à ce moment-là, quelque chose d'insaturable, d'incommensurable, toujours en avant toujours en arrière, jamais au garde-à-vous du présent. Nous n'avons pas lieu.
Il y a quelque chose qui veut que notre vie, comme on dit, reste entre deux chaises, qui fait que tout ce qu'on va aimer ou haïr, êtres ou choses, est comme renvoyé au néant que nous sommes quand cette chose nous manque, au néant que nous sommes quand cette chose nous assiste.
Il y a quelque chose qui demande à être dit par l'homme, et justement, et uniquement par l'homme, parce que l'homme est infirme de naissance, et que cette chose a bien choisi sa victime, lui donnant à parler sans lui donner la parole.
D'où viennent tous nos maux, toutes nos félicités, sinon de cette chose que nous avons à dire et ne disons jamais ?
Elle existe entre l'homme qui parle et l'homme qui se tait, on passe à son voisin jusqu'à ce que le voisin disparaisse dans un trou, victime à son tour de cette quête absurde, de la recherche passionnée de ce quelque chose trop souvent transformé en quelqu'un, mais quel homme en sait plus qu'un autre à ce degré de catastrophe glorieuse?
Il y a quelque chose qui ronge l'homme, qui lui permet de mourir avant sa mort, de vivre après sa vie; lui permet d'être -un peu- là.
Je crois bien que ce quelque chose, c'est la poésie.
Tout mon malheur, peut-être, et toutes mes joies -le malheur seul, les joies nombreuses- vient plutôt d'avoir recherché la poésie de mes semblables, ce qu'ils secrétaient de poésie sans le savoir, que tout le reste qui est néant à l'état pur, c'est de leur avoir demandé de me rendre la pareille -quelle étrange expression- de me rendre la parole, leur parole après la mienne, mon malheur vient de ce que, pour la plupart, ils ne l'ont pas voulu, ne m'ont pas cru, gardant pour eux ce qu'ils croyaient leur secret, comme si tout secret n'était à tout le monde et à personne.
Lire des poèmes m'est alors devenu presque indifférent, c'est l'homme que j'aurais voulu apprendre par coeur, le poème de l'homme sans poème, mais gorgé de poésie, et s'ils m'ont trouvé agressif ou désarmé, ou je ne sais quoi qu'ils savent, j'espère, eux, les hommes que j'ai connus, que j'ai aimés -l'amitié est plus violente que l'amour, plus guerrière- sans doute était-ce par cela même que je leur demandais de me donner, par-delà l'indifférence générale, par-delà l'indifférence des sexes et des situations.