J'avais bien d’autres sophismes à la discrétion de mes dégoûts, tant la répugnance à de longs labeurs est ingénieuse. Toutefois, j’aurais peut-être affronté ces ennuis, s’ils m’avaient paru me conduire à la fin que j’aimais. J’aimais dans mes ténèbres la loi intime de ce grand Léonard. Je ne voulais pas de son histoire, ni seulement des productions de sa pensée. De ce front chargé de couronnes, je rêvais seulement à l’amande.…
Que faire, parmi tant de réfutations, n’étant riche que de désirs, tout ivre que l’on soit de cupidité et d’orgueil intellectuels ?
Se monter la tête ? Se donner enfin quelque fièvre littéraire ? En cultiver le délire ?
Je brûlais pour un beau sujet. Que c’est peu devant le papier !
Une grande soif, sans doute, s’illustre elle-même de ruisselantes visions ; elle agit sur je ne sais quelles substances secrètes comme fait la lumière invisible sur le verre de Bohême tout pénétré d’urane ; elle éclaire ce qu’elle attend, elle diamante des cruches, elle se peint l’opalescence de carafes. Mais ces breuvages qu’elle se frappe ne sont que spécieux; mais je trouvais indigne, et je le trouve encore, d’écrire par le seul enthousiasme. L’enthousiasme n’est pas un état d’âme d’écrivain.
Quelle grande que soit la puissance du feu, elle ne devient utile et motrice que par les machines où l’art l’engage ; il faut que des gênes bien placées fassent obstacle à sa dissipation totale, et qu’un retard adroitement opposé au retour invincible de l’équilibre permette de soustraire quelque chose à la chute infructueuse de l’ardeur.
S’agit-il du discours, l’auteur qui le médite se sent être tout ensemble source, ingénieur, et contraintes : l’un de lui est impulsion; l’autre prévoit, compose, modère, supprime; un troisième, logique et mémoire, maintient les données, conserve les liaisons, assure quelque durée à l’assemblage voulu.
Écrire devant être, le plus solidement et le plus exactement qu’on le puisse, de construire cette machine de langage ou la détente de l’esprit excité se dépense à vaincre des résistances réelles, il exige de l’écrivain qu’il se divise contre lui-même. C’est en quoi seulement et strictement l’homme tout entier est auteur. Tout le reste n’est pas de lui, mais d’une partie de lui, échappée. Entre l’émotion ou l’intention initiale, et ces aboutissements que sont l’oubli, le désordre, le vague, issues fatales de la pensée, son affaire est d’introduire les contrariétés qu’il a créées, afin qu’interposées, elles disputent à la nature purement transitive des phénomènes intérieurs, un peu d’action renouvelable et d’existence indépendante.
Peut-être, je m’exagérais en ce temps-là, le défaut évident de toute littérature, de ne satisfaire jamais l’ensemble de l’esprit, je n’aimais pas qu’on laissât des fonctions oisives pendant qu’on exerce les autres. Je puis dire aussi, (c’est dire la même chose), que je ne mettais rien au-dessus de la conscience ; j’aurais donné bien des chefs-d’œuvre que je croyais irréfléchis pour une page visiblement gouvernée.
Ces erreurs, qu’il serait aisé de défendre, et que je ne trouve pas encore si infécondes que je n’y retourne quelquefois empoisonnaient mes tentatives. Tous mes préceptes, trop présents et trop définis, étaient aussi trop universels pour me servir dans aucune circonstance. Il faut tant d’années pour que les vérités que l’on s’est faites deviennent notre chair même !
Ainsi, au lieu de trouver en moi ces conditions, ces obstacles comparables à des forces extérieures, qui permettent que l’on avance contre son premier mouvement, je m’y heurtais à des chicanes mal disposées ; et je me rendais à plaisir les choses plus difficiles qu’il eût dû sembler à de si jeunes regards qu’elles le fussent. Et je ne voyais de l’autre côté que velléités, possibilités, facilité dégoûtante : toute une richesse involontaire, vaine comme celle des rêves, remuant et mêlant l’infini des choses usées.
Si je commençais de jeter les dés sur un papier, je n’amenais que les mots témoins de l’impuissance de la pensée : génie, mystère, profond… attributs qui conviennent au néant, renseignent moins sur leur sujet que sur la personne qui parle. J’avais beau chercher à me leurrer, cette politique mentale était courte : je répondais si promptement par mes sentences impitoyables à mes naissantes propositions, que la somme de mes échanges, dans chaque instant, était nulle.
Pour comble de malheur, j’adorais confusément, mais passionnément, la précision ; je prétendais vaguement à la conduite de mes pensées.
Je sentais, certes, qu’il faut bien, et de toute nécessité, que notre esprit compte sur ses hasards : fait pour l’imprévu, il le donne, il le reçoit ; ses attentes expresses sont sans effets directs, et ses opérations volontaires ou régulières ne sont utiles qu’après coup, comme dans une seconde vie qu’il donnerait au plus clair de lui-même. Mais je ne croyais pas à la puissance propre du délire, à la nécessité de l’ignorance, aux éclairs de l’absurde, à l’incohérence créatrice. Ce que nous tenons du hasard tient toujours un peu de son père ! Nos révélations, pensais-je, ne sont que des événements d’un certain ordre, et il faut encore interpréter ces événements connaissants. Il le faut toujours. Même les plus heureuses de nos intuitions sont en quelque sorte des résultats inexacts par excès, à l’égard de notre clarté ordinaire; par défaut, au regard de la complexité infinie des moindres objets et des cas réels qu’elles prétendent nous soumettre. Notre mérite personnel, après lequel nous soupirons, ne consiste pas à les subir tant qu’à les saisir, à les saisir tant qu’à les discuter. Et notre riposte à notre « génie » vaut mieux parfois que son attaque.
Nous savons trop, d’ailleurs, que la probabilité est défavorable à ce démon : l’esprit nous souffle sans vergogne un million de sottises pour une belle idée qu’il nous abandonne ; et cette chance même ne vaudra finalement quelque chose que par le traitement qui l’accommode à notre fin. C’est ainsi que les minerais, inappréciables dans leurs gîtes et dans leurs filons, prennent leur importance au soleil, et par les travaux de la surface.
Loin donc que ce soient les éléments intuitifs qui donnent leur valeur aux œuvres, ôtez les œuvres, et vos lueurs ne seront plus que des accidents spirituels perdus dans les statistiques de la vie locale du cerveau. Leur vrai prix ne vient pas de l’obscurité de leur origine, ni de la profondeur supposée d’où nous aimerions naïvement qu’elles sortent, et ni de la surprise précieuse qu’elles nous causent à nous-mêmes ; mais bien d’une rencontre avec nos besoins, et enfin de l’usage réfléchi que nous saurons en faire, c’est-à-dire, de la collaboration de tout l’homme.
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