Si l'écriture non linéaire donne de l'inspiration, fait penser, ce n'est pas seulement en effet parce qu'elle rend au lecteur le libre choix du point de vue, c'est parce qu'elle communique des "états", des tonalités affectives, des Stimmungen. "Communiquer par des signes - y compris le tempo de ces signes - un état, ou la tension interne d'une passion, tel est le sens de tout style. Mais de quel état s'agit-il plus précisément ? De l'état "esthétique", de l'état musical, "dionysiaque" du corps ( état qui est la "source des langues" (...) ). Une des métaphores qui désignent le plus fréquemment cet état créatif est la danse, ou l'état du danseur, l'"élasticité". "But : donner à un lecteur une Stimmung si élastique qu'il se dresse sur la pointe des pieds." Le texte vise l'élévation du corps - tout autre que l'édification au sens moral ! - vers l'état esthétique : il ne vise pas à communiquer un contenu, mais cette matrice d'idées qu'est un état corporel. L'écriture est communication du corps matriciel. "Le meilleur style, dit Nietzsche, consiste à créer la Stimmung productrice de langage. Quant au meilleur lecteur, il sera celui qui aura appris à percevoir et à ressentir tous les éléments de l'écriture (rythmes, ponctuation, choix des mots, longueur des phrases, etc) comme des gestes.
Alors il n'est pas paradoxal que l'écriture la plus intense et la plus affirmative ne procède plus par affirmations au sens grégaire du terme, c'est-à-dire par énoncés et propositions catégoriques (auxquels tout un chacun doit obéir), mais par suggestions, par insinuations. La plus grande force du langage implique réserve et pudeur.