On a l'impression que cette présentation d'échantillons de la Waste Land universelle va nous révéler quelque chose d'important: une description du monde ? Un journal secret du collectionneur ? Ou une révélation sur moi qui suis en train de scruter dans ces clepsydres immobiles l'heure à laquelle je suis parvenu ? Tout cela ensemble, sans doute. Du monde, la récolte des sables choisis enregistre le résidu de longues érosions qui est en même temps l'ultime substance et la négation de son apparence luxuriante et multiforme (...)
Le collectionneur est une femme (...). Mais, pour l'instant, il ne m'intéresse pas de lui prêter un visage, une silhouette; je la vois comme une personne abstraite, un moi qui pourrait être moi- même, un mécanisme mental que j'essaie d'imaginer au travail.
La voici qui revient d'un voyage, elle range de nouveaux flacons en les alignant sur les autres, et s'aperçoit tout à coup que, sans l'indigo de la mer, le scintillement de cette plage de coquillages broyés s'est perdu; que rien n'est resté de la chaleur humide de l'oued dans le sable figé; que, loin du Mexique, le sable mélangé à la lave du volcan Paricutín n'est qu'une poussière noire semblable à celle qui tombe du tuyau d'une cheminée ramonée. Elle essaie de ranimer dans sa mémoire les sensations de cette plage, cette odeur de forêt, cette chaleur ardente, mais c'est comme secouer ce peu de sable au fond de la petite carafe étiquetée.
Il ne reste qu'à céder, qu'à se détacher de la vitrine, de ce cimetière de paysages réduits à un désert, de déserts sur lesquels le vent ne souffle plus. Et pourtant, celle qui a eu la constance de poursuivre des années durant cette collection savait ce qu'elle faisait, savait où elle voulait arriver: justement, peut- être à éloigner d'elle le vacarme des sensations déformantes et agressives, le vent confus du vécu, et avoir pour elle enfin la substance sableuse de toutes les choses, toucher la structure de silice de l'existence. C'est pourquoi elle ne détourne pas les yeux de ces sables, entre du regard dans une de ces fioles, y creuse sa niche, s'identifie avec elle, extrait les myriades de renseignements entassés dans un monticule de sable (...)
En déchiffrant ainsi le journal de la mélancolique (heureuse ?) collectionneuse de sable, j'en suis arrivé à m'interroger sur ce qui est écrit dans ce sable de mots écrits que j'ai alignés au cours de ma vie, ce sable qui m'apparaît à présent si éloigné des plages et des déserts du vivre. Peut- être est- ce en fixant le sable en tant que sable, les mots en tant que mots, que nous pourrons être près de comprendre comment et en quelle mesure le monde érodé et broyé peut encore trouver là son fondement et son modèle.