Le poète ne s'en laisse pas conter, il est un curieux opiniâtre qui cherche en toute chose sa profondeur de champ. En cela, oui, il est comme l'enfant, ce questionneur inlassable, qui, disait Nietzsche, en sait plus que le savant puisqu'il n'est pas encore asservi à l'astreinte d'un savoir qui, en toutes choses, fixe une signification consensuelle certes indispensable mais qui manque ce que, pour être consensuelle, cette signification abandonne. Par exemple, la couleur, la saveur, la valeur d'expérience d'un objet ou d'un fait ( un caillou, un baiser, une colère, une soif, une mort), comme ils sont éprouvés dans la vie, indéterminables et imprévisibles, aussi innombrables qu'il y a d'hommes sur la terre et d'instants de vie de ces hommes.
Disons: la poésie illimite le réel, elle rend justice à sa profondeur insolvable, à la prolifération infinie des sens qu'il recèle. Inquiétant ? Oui. La poésie est inquiétante, elle récuse par principe la quiétude du sens, elle est même davantage: une leçon d'inquiétude. Or cette inquiétude est une sauvegarde puisqu'elle objecte à toute pensée arrêtée, à l'insolence des certitudes, au figement des dogmes, aux absolutismes et fanatismes subséquents. Elle est donc gage d'une liberté insolvable, de cette "liberté libre" que nommait Rimbaud qui revendique une autonomie sans compromis de la conscience face aux décrets de toutes sortes qui enjoignent des chemins d'existence. On comprend que dans un temps plus obsédé que jamais de prise et de maîtrise, d'ordre et de sécurité, toutes choses qui ne s'obtiennent qu'en réprimant justement la part d'inconnu, d'imprévisible, d'indécidable que porte immanquablement le réel, la poésie soit tenue pour intempestive.