Et puis, ils semblaient bien, eux aussi, avoir été emportés par les déferlements d'énergie, cette espèce de ruée charnelle, spirituelle, d'impossibilité de temporiser qui très tôt me caractérisa. Ces globes sombres dans lesquels ont germé en silence les monstres, j'avais l'impression de les voir rouler dans une antériorité sans rivages. Si, se brisant soudain, ils restituaient par l'écriture un peu de leur histoire, je n'étais jamais très sûr que cette histoire fût la mienne, tant l'alchimie verbale et le martèlement de ma démarche la défiguraient.
J'ai fini par croire que mon amnésie m'avait servi plus qu'elle ne m'avait gêné. Elle m'a permis de ne point vivre en parasite sur mon enfance, d'être en état de pure impulsion dans mon empoignade avec l'immédiat. A l'écoute haletante de tous les appels, d'où qu'ils viennent, je ne m'accorde guère le temps de rebrousser chemin. Il manque à ma voix les accents grelottants qui rebâtissent les paradis perdus. Grâce à l'amnésie, j'ai pu foncer sans éprouver le besoin de me retourner. Et si du passé m'escorte, pour arriver, à l'état sil faut bien qu'il épouse mon rythme, qu'il tire la langue et bave avec moi jusqu'à l'asphyxie. Je me sens incapable de dire à brûle-pourpoint si mon enfance fut heureuse ou malheureuse, mais je sais qu'elle fut remplie de cris, de tensions, de haines, de toute une fermentation houleuse se poussant au cerveau. Même les pénuries les plus terribles ont dû se peupler d'imprécations pour arriver, à l'état de semence, au délire. Mais pour une seule phrase de vraie littérature, que d'échecs accumulés, de joies oubliées, de médiocrités complaisamment entretenues.
Si, ayant longtemps scruté au plus bas, je me décide à regarder en arrière, je procède donc moins d'un dessein strictement autobiographique que d'une soumission à l'écriture intriguée par sa propre genèse. Tout se passe comme si l'axe de la sonde pivotait sur lui-même. L'instant d'un texte, le regard s'affranchit des profondeurs pour porter vers ses sources. Mais c'est encore là, je crois, une certaine manière d'occuper la horde mentale, de la désaltérer. De toute façon, seul le verbe en action peut me rendre la mémoire. Au moment où, écrivant ces lignes, je me confie à lui, je ne sais où je vais, je fais face, soudain, à l'Inconnu.