Trop souvent aussi on réduit cette notion de culture au seul fait des arts. Pourquoi serait-ce là la culture ? Dans cette vie, tout est important. Plutôt que de dire d'un homme qu'il est cultivé, je voudrais qu'on me dise : c'est un homme...
La culture n'est rien ; c'est l'homme qui est tout. Dans sa vérité contradictoire, dans sa vérité multiforme et changeante. Ceux qui se croient cultivés parce qu'ils connaissent la mythologie grecque, la botanique, ou la poésie portugaise se dupent eux-mêmes. Méconnaissant le domaine infini de la culture, ils ne savent pas ce qu'ils portent de vraiment grand en eux : la vie.
Ces noms bizarres et insolites qu'ils lancent dans leurs conversations m'irritent. Croient-ils m'impressionner vraiment avec leurs citations, leurs références aux philosophes présocratiques ? Leur prétendue richesse n'est que pauvreté qui se masque. La vérité est à un autre prix. Savoir ce qu'un homme comprend de misère, de faiblesse, de banalité, voilà la vraie culture. Avoir lu, avoir appris n'est pas important. L'art, respectable entité bourgeoise, signe de l'homme cultivé, civilisé, de l'homme du monde; de l'"honnête homme" : mensonge, jeu de société, perméabilité, futilité. Être vivant est une chose sérieuse. Je la prends à cœur. Je ne veux pas qu'on déguise, qu'on affabule. Si l'on fait ce voyage, il ne faut pas que ce soit en "touriste" qui passe vite et se dépêche de ne retenir que l'essentiel, ce pauvre essentiel qui permet de briller à peu de frais, en parlant du "Japon" ou du "mythe tauromachique dans l'œuvre d'Hemingway". Les détails de la vie sont bien plus enivrants.
Certes, le produit des hommes n'est pas négligeable. Lire Shakespeare, connaître l'œuvre de Mizogushi est aussi important. Mais que celui qui lit Shakespeare ou qui regarde Mizogushi le fasse de toute son âme, et pas seulement pour sacrifier au snobisme de la culture. Qu’il le fasse en sachant que s’il lit Shakespeare, il ne lira pas Balzac, Joyce, ou Faulkner. - Et que s’il regarde Mizogushi, il ne verra pas Eisenstein, Donskoï, Renoir, Welles. Qu’il sache qu’il sacrifie des milliers d’autres choses à celle-la; qu’il soit conscient en toute humilité qu’il ne connaîtra qu’une bribe infime, dérisoire, de l’âme humaine, imparfaitement.
La culture n'est pas une fin. La culture est une nourriture, parmi d'autres, une richesse malléable qui n'existe qu'à travers l'homme. L'homme doit se servir d'elle pour se former, non pour s'oublier. Surtout, il ne doit jamais perdre de vue que, bien plus important que l'art et la philosophie, il y a le monde où il vit. Un monde précis, ingénieux, où chaque seconde qui passe lui apporte quelque chose, le transforme, le fabrique. Où l'angle d'une table a plus de réalité que l'histoire d'une civilisation, où la rue, avec ses mouvements, ses visages familiers, hostiles, ses séries de petits drames rapides et burlesques, a mille fois plus de secret et de pénétrabilité que l'art qui pourrait l'exprimer.