Le monde ainsi créé par l'artiste à cette fin peut être entièrement irréel - comme le monde de Kafka, ou celui de Gogol -, mais il y a une chose que nous sommes en droit d'exiger: tel qu'il est et aussi longtemps qu'il durera, ce monde doit paraître vraisemblable au lecteur ou au spectateur. (...) En fait, ce qu'il faut se demander si l'on veut apprécier à sa juste valeur le génie d'un artiste, c'est dans quelle mesure l'univers qu'il a créé lui est propre - et n'a pas existé avant lui (du moins en littérature) - et, ce qui est plus important encore, dans quelle mesure il a réussi à le rendre vraisemblable. (...)
Deuxièmement, face à une œuvre d'art, nous ne devons jamais oublier que l'art est un jeu divin. Ces deux éléments - le divin et le jeu - sont d'égale importance. L'art est divin parce qu'il est l'élément à travers lequel l'homme se rapproche le plus de Dieu en devenant lui-même créateur. (...)
Troisièmement, lorsqu'un artiste entreprend d'explorer les mouvements et les réactions d'une âme face aux pressions intolérables de la vie, notre intérêt est promptement éveillé et nous suivons plus aisément l'artiste, notre guide, à travers les galeries obscures de cette âme humaine, si les réactions de celle-ci restent plus ou moins proches de celles du commun des mortels. Je ne veux certes pas dire par là que nous nous intéressons ou devrions nous intéresser uniquement à la vie spirituelle de l'homme "moyen". Absolument pas. Ce que je voudrais faire comprendre, c'est que, malgré l'infinie diversité de la nature humaine et de ses réactions, nous ne pouvons guère accepter comme des réactions humaines celles d'un fou furieux ou d'un personnage qui vient de sortir d'un asile d'aliénés et qui est en passe d'y retourner. Les réactions de ces pauvres âmes déformées, déjetées, ne sont souvent même plus humaines, au sens premier du terme, ou sont si monstrueuses que le problème choisi par l'auteur reste sans solution, quelle que soit la façon dont ces individus peu ordinaires sont censés l'avoir résolu.