Mais l'homme ne voudra jamais accepter ce rôle de témoin. Il ne pourra jamais se résigner aux limites. Alors il continuera à induire, pour lutter contre le néant qu'il croit hostile, contre le vide, contre la mort dont il a fait une ennemie.
Pour admettre les limites, il lui faudrait admettre brutalement, qu'il n'a cessé de se tromper depuis des siècles de civilisation et de système, et que la mort n'est rien d'autre que la fin de son spectacle. Il lui faudrait admettre aussi que la gratuité est la seule loi concevable, et que l'action de sa connaissance n'est pas une liberté mais une participation conditionnée. Il n'aura jamais la force de renoncer au pouvoir enivrant de la finalité. Peut-être devine-t-il confusément que s'il reniait cette énergie directrice, il tuerait en même temps ce qui est en lui, puissance de l'essor, progression. Car c'est après tout ici que les choses se passent. S'il avait le choix, s'il avait la liberté, il aurait aussi la décomposition; laissant revenir sur le monde l'épaisseur opaque de l'inamovible, de l'immobile, de l'inexprimable, il deviendrait sourd à l'entente avec le monde. Son univers est maintenu en état d'hypnose sous son regard; mais qu'il baisse les yeux un instant, et le chaos retombera sur lui et l'engloutira.
Qu'il cesse d'être le centre du monde des hommes, un jour, et les objets s'épaississent, les mots s'émiettent, les mensonges ne soutiennent plus l'édifice qui s'écroule.