Moi aussi, je lis au lit. Dans la longue succession des lits où j'ai passé les nuits de mon enfance, dans des chambres d'hôtel inconnues où les phares des voitures balayaient en passant le plafond de lumières étranges, dans des maisons dont les odeurs et les bruits ne m'étaient pas familiers, dans des villas de vacances poisseuses d'écume marine ou dans des chalets où l'air des montagnes était si sec qu'on plaçait à côté de mon lit un bassin fumant de vapeur d'eucalyptus afin de m'aider à respirer, la combinaison du lit et du livre me procurait une sorte de foyer où je savais pouvoir revenir, soir après soir, sous n'importe quels cieux. Personne ne m'appellerait pour me prier de faire ceci ou cela; immobile sous les draps, mon corps ne demandait rien. Ce qui se passait, se passait dans le livre, et c'était moi qui racontais l'histoire. La vie se déroulait parce que je tournais les pages. Je ne crois pas pouvoir me rappeler joie plus grande, plus complète, que celle d'arriver aux quelques dernières pages et de poser le livre, afin que la fin ne se produise pas avant le lendemain, et de me renforcer sur l'oreiller avec le sentiment d'avoir bel et bien arrêté le temps. Je savais que tous les livres ne sont pas bons à lire au lit. Les romans policiers et les contes fantastiques étaient pour moi les plus favorables à un sommeil paisible. Pour Colette, le livre parfait dans le silence de la chambre à coucher était Les Misérables, avec ses rues et ses forêts, ses courses dans de sombres égouts et sur des barricades au milieu des combats. W. H. Auden était du même avis. Il suggérait qu'un certain contraste était nécessaire entre le livre qu'on lit et l'endroit où on le lit (...) C'est sans doute vrai; on peut éprouver une impression de redondance à explorer sur la page un monde semblable à celui dont on est entouré au moment même où on lit. |