Samuel Butler à la fin du XIXème siècle défend l'idée que les aventures d'Ulysse n'ont pas été imaginées par un homme (Homère ?) mais par une femme. Butler construit un nouveau personnage, celui d'un écrivain fictionnel de sexe féminin. Par cette création il rend encore plus manifeste ce que fait discrètement chaque lecteur dès qu'il se laisse aller, emporté par l'œuvre: rêver à propos de son auteur.
Pierre Bayard dans "Et si les œuvres changeaient d'auteur ?" (collection Paradoxe aux Editions de Minuit) invente le roman de cette femme auteur imaginaire de l'Odyssée...
L'Odyssée
par une écrivaine grecque
Avant de commencer à travailler, chaque matin, elle avait pris l'habitude de s'installer à la fenêtre pour contempler la mer. La mer et la ligne d'horizon, là où le flot rejoint le ciel jusqu'à se confondre avec lui, et où le héros dont elle imaginait les aventures, poursuivi par la colère d'un dieu, avait erré dix années durant avant de rejoindre l'île familiale.
Car le texte qu'elle rêvait d'écrire pour raconter les mésaventures d'Ulysse après la chute de Troie, quand il entreprit contre vents et marées d'essayer de regagner son île natale, ne pouvait être pleinement réussi si les lieux dans lesquels elle- même aimait vivre depuis toujours et cette atmosphère particulière qui avait bercé son enfance ne s'y reflétaient pas.
Il fallait donc qu'en accompagnant Ulysse à son arrivée à Ithaque le lecteur voie en imagination ce qu'elle avait en ce moment même sous les yeux, à savoir cette côte échancrée, avec ces falaises creusées de grottes, et cette embouchure étroite qui transformait le bras de mer en une sorte de rivière encaissée où les navires comme celui de son héros, s'ils n'étaient pas guidés d'une main ferme, avaient du mal à se glisser.
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Car l'Iliade était le texte de sa vie, celui qui lui donnait son sens. C'est lui qui avait accompagné ses premières années, et dont ses parents lui faisaient la lecture le soir. C'est lui aussi dont les personnages servaient à ses camarades et à elle- même de modèles pour leurs jeux d'enfants sur les plages de l'île, quand l'un se donnait le rôle de Pâris ou d'Achille, une autre celui d'Hélène ou de Cassandre. Et elle ne serait sans doute pas devenue écrivaine s'il n'y avait pas eu, un jour, cette découverte de l'Iliade.
Son admiration pour l'œuvre d'Homère était telle qu'elle ne pouvait s'empêcher d'en introduire des passages, à peine déformés, dans son propre texte, et se surprenait même parfois à en emprunter des extraits sans s'en rendre compte, tant elle était devenue prisonnière, à force d'en avoir appris des vers entiers pour les réciter pendant ses promenades.
Comment dire son admiration à une telle œuvre, et tenter cependant, sinon de la dépasser ou de l'égaler, du moins de s'en approcher, en laissant entendre l'originalité de sa voix ? C'est à ce double défi - exprimer sa reconnaissance à son modèle et parvenir cependant à s'en déprendre - qu'elle rencontrait chaque matin en se mettant au travail et qu'elle tentait, à chaque vers, de surmonter.
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Car, aussi parfaite lui semblait cette œuvre, elle n'était pas sans présenter quelques défauts à ses yeux. La qualité des reconstitutions historiques et la beauté des images ne pouvaient dissimuler qu'il s'agissait d'un texte écrit par un homme, avec tout ce que cela pouvait comporter à ses yeux de réducteur.
En effet, toute une partie de l'humanité, celle à laquelle elle appartenait, n'y trouvait guère sa place ou n'y occupait qu'une fonction secondaire. Elle rêvait d'un texte où les femmes auraient enfin eu le premier rôle, où leurs qualités de finesse et de douceur auraient été mises en valeur, et où les hommes seraient présentés de façon plus critique, avec cette lourdeur qu'ils manifestent si souvent dans leur conduite des affaires et dans leurs relations avec les autres.
Or c'est bien cela qu'elle voulait faire en continuant l'Iliade : redonner toute leur place aux femmes dans les récits de fondation de la Grèce, en rappelant le rôle majeur qu'elles ont toujours eu et la manière - plus discrète, mais tout à fait primordiale - dont elles participent, en demeurant apparemment à l'arrière- plan de la scène, à la construction des sociétés et à l'invention des mythes qui les soutiennent.
Et c'est parce qu'elle était résolue à défendre ce rôle des femmes, sans se limiter à donner une suite à la guerre de Troie, qu'elle trouvait peu à peu en elle les forces suffisantes pour raconter les pérégrinations d'Ulysse dans son voyage vers Ithaque et inventer des personnages féminins aussi véridiques que Nausicaa, Circé ou Pénélope, qui prenaient peu à peu forme et vie sous ses yeux.