Ce tableau a un revers. Il suspend la pensée à une fragilité qu’il est nécessaire d’entourer. L’otium répond à une crainte qu’il ne cesse également de rappeler : l’extinction de la pensée, à force de conditions défavorables. Le thème de l’otium invite à un soin de la pensée. Il nous enjoint de considérer que les choses rares et belles ne naissent pas de rien, et pourraient même cesser de naître.
Comme condition, l’otium est un thème politique. Sa revendication s’oppose à l’organisation utilitaire et lucrative de l’existence. Elle affirme que les activités humaines ne peuvent être réduites à une seule forme où la quantification, dont l’argent est l’unité de mesure fondamentale, détient le rôle dominant. Elle réclame aussi que l’accès à l’otium soit ouvert à tous, et qu’ainsi nul ne soit privé de l’élévation spirituelle dont il recèle apparemment l’espoir concret.
Le concept d’ « otium du peuple » forgé par Bernard Stiegler maintient aujourd’hui le fil de cette revendication (en particulier dans la trilogie de Mécréance et discrédit). Le jeu de mots se justifie par le fait que l’opium du peuple, sous ses formes médiatiques actuelles, constitue un mode particulièrement retors de l’aliénation s’exerçant dans le temps même du loisir qui devrait être celui de l’otium entendu comme culture de soi. L’opium est le simulacre de l’otium. Ils ne sont jamais loin l’un de l’autre. Ils sont à la fois dangereusement proches et fondamentalement différents (de même que les loisirs et le loisir, eux aussi séparés par une seule petite lettre, selon une distinction formulée par Marc Fumaroli).
(Extrait -début- d'une conférence prononcée à l'Ecole normale supérieure, en avril 2009, dans le séminaire de Marc Fumaroli, Jean-Charles Darmon, Guillaume Métayer)