C'est à cette question et à elle seule que Montaigne a consacré sa vie et sa force. C'est pour l'amour de cette liberté qu'il s'est observé lui- même, surveillé, éprouvé et blâmé à chacun de ses mouvements et chacune de ses sensations. Et cette quête qu'il entreprend pour sauver son âme, pour sauver sa liberté, à un moment de servilité universelle devant les idéologies et les partis, nous le rend aujourd'hui plus fraternellement proche qu'aucun autre artiste. Si nous l'honorons et l'aimons plus que tout autre, c'est qu'il s'est adonné comme personne d'autre au plus sublime art de vivre : "rester soi- même".
D'autres époques, plus sereines, ont jeté un autre regard sur l'héritage littéraire, moral et psychologique de Montaigne, elles ont savamment débattu afin de savoir s'il était un sceptique ou un chrétien, un épicurien ou un stoïcien, un philosophe ou un amuseur, un écrivain ou seulement un dilettante de génie. Ses conceptions de l'éducation et de la religion ont été minutieusement disséquées dans des thèses de doctorat et des traités. Mais dans Montaigne ne m'émeut et ne m'occupe aujourd'hui que ceci: comment, dans une époque semblable à la nôtre, il s'est lui- même libéré intérieurement et comment, en le lisant, nous pouvons nous- mêmes nous fortifier à son exemple. Je vois en lui l'ancêtre, le protecteur et l'ami de chaque "homme libre" sur terre, le meilleur maître de cette science nouvelle et pourtant éternelle qui consiste à se préserver soi- même de tous et de tout. Peu d'hommes sur terre se sont battus avec plus de loyauté et d'acharnement pour préserver leur moi le plus intime, leur "essence" de tout mélange, de toute atteinte venue de l'écume trouble et malsaine des agitations du temps, et peu ont réussi à sauver du temps qu'ils ont vécu, pour toute la durée des temps, ce moi le plus profond.