La quête du moi a toujours fini et finira toujours par un paradoxal inassouvissement. Je ne dis pas échec. Car le roman ne peut pas franchir les limites de ses propres possibilités, et la mise en lumière de ces limites est déjà une immense découverte, un immense exploit cognitif. Il n'empêche qu'après avoir touché le fond qu'implique l'exploration détaillée de la vie intérieure du moi, les grands romanciers ont commencé à chercher, consciemment ou inconsciemment, une nouvelle orientation. On parle souvent de la trinité sacrée du roman moderne: Proust, Joyce, Kafka. Or, selon moi, cette trinité n'existe pas. Dans mon histoire personnelle du roman, c'est Kafka qui ouvre une nouvelle orientation: orientation post- proustienne. La manière dont il conçoit le moi est tout à fait inattendue. Par quoi K. est-il défini comme être unique ? Ni par son apparence (on n'en sait rien), ni par sa biographie (on ne la connaît pas), ni par son nom (il n'en n'a pas), ni par ses souvenirs, ses penchants, ses complexes. Par son comportement ? Le champ libre de ses actions est lamentablement limité. Par sa pensée intérieure ? Oui, Kafka suit sans cesse les réflexions de K mais celles-ci sont exclusivement tournées vers la situation présente: qu'est- ce qu'il faut faire là, dans l'immédiat ? aller à l'interrogatoire ou s'esquiver ? obéir à l'appel du prêtre ou non ? Toute la vie intérieure de K est absorbée par la situation où il se trouve piégé, et rien de ce qui pourrait dépasser cette situation (les souvenirs de K, ses réflexions métaphysiques, ses considérations sur les autres) ne nous est révélé. Pour Proust, l'univers intérieur de l'homme constituait un miracle, un infini qui ne cessait de nous étonner. Mais là n'est pas l'étonnement de Kafka. Il ne se demande pas quelles sont les motivations intérieures qui déterminent le comportement de l'homme. Il pose une question radicalement différente: quelles sont encore les possibilités de l'homme dans un monde où les déterminations extérieures sont devenues si écrasantes que les mobiles intérieurs ne pèsent plus rien ? En effet, qu'Est-ce que cela aurait pu changer au destin et à l'attitude de K s'il avait eu des pulsions homosexuelles ou une douloureuse histoire d'amour derrière lui ? Rien.