Il arrivait que Blair soit ailleurs. C'était même de plus en plus fréquent et il était le premier à en avoir conscience. Évidemment.Ça ne le dérangeait pas. Au début (il y avait quelques années de cela, déjà), il était maître de ces absences, il les contrôlait et les provoquait, il les dirigeait, il en était le conducteur et le guide. Il savait où aller, et parce qu'il le savait tellement et tellement bien, il faisait en sorte de s'y rendre le plus souvent possible, selon son désir. Son désir qui signifiait le plus souvent possible. C'était ainsi au début. Quand il avait mis le procédé au point. Le processus. A la suite de quoi c'était devenu une sorte d'habitude, qui se mettait en branle, quelquefois, quelque part sur le bord extérieur de sa conscience. On pourrait presque dire à son insu. Mais il fallait quand même, néanmoins, qu'il en ressentît le besoin, que la chose obéît à une volonté de sa part, même inconsciente, donc la volonté, même inconsciente, donc la volonté était là, donc le besoin. Le besoin tapi dans un coin de son être, jamais endormi, jamais en repos. C'est ainsi que Blair pouvait souvent être ailleurs. En général toujours les mêmes ailleurs, pas si nombreux. Quelques-uns. Il pouvait les compter sur les doigts d'une main. Des ailleurs en bandoulière qu'il emportait avec lui partout où il allait, c'était facile, pas encombrant. Et puis, en vérité, "partout où il allait" est une expression bien prétentieuse. Le "partout" de Paul Blair n'embrassait pas très large. Se contentait de peu. Mais néanmoins. Quelle importance, là où vous êtes enchaîné, quand vous avez la possibilité d'être ailleurs et de vous commander des évasions à votre guise ? Au nombre des ailleurs de Blair il y avait la carrière rouge. Il y avait la montagne ronde au chef dégarni couronné de déchirures de brumes après la pluie et de vieilles neiges plus ou moins éternelles. Il y avait la maison près du lac au centre d'une épaisse forêt. Il y avait l'autre maison et le pigeonnier semi-écroulé qui s'appuyait sur le flanc nord-est - à moins que le pigeonnier n'eût été construit à l'origine ?-, cernée de vignes basses, à dix minutes de la mer, sous le soleil meurtrier, le bruit du vent dans les roseaux qui recouvraient la tranchée de drainage creusée là par d'anciens occupants, d'anciens propriétaires, sans aucun doute, bien que ce fût une tranchée qui n'avait visiblement pas servi beaucoup, pas souvent. Blair n'avait pas le souvenir de l'avoir vue remplie d'eau, il ne se souvenait pas avoir jamais vu pleuvoir à cet endroit, sur cette maison-là. Mais c'étaient des ailleurs possibles. Blair n'aimait guère s'y rendre. Et pour cause. Quand il s'y retrouvait, ce n'était pas de son plein gré, moins sa volonté que la force de l'habitude. Comme une coutume. Il se retrouvait pourtant dans cet ailleurs-là aussi souvent qu'ailleurs. Le plus fréquent des ailleurs visités était sans l'ombre d'un doute possible la carrière rouge et la maison dressée depuis toujours à ce stade, pratiquement ultime, de sa construction. Blair savait pertinemment où se trouvait cet endroit. Il en était parti mais il y revenait régulièrement. Ce n'était pas qu'il s'y reposait, pas franchement, mais il y revenait. Non sans une pointe d'angoisse. Mais il y revenait. |
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L'idée d'un art populaire comme d'un art patriotique si même elle n'avait pas été dangereuse, me semblait ridicule. S'il s'agissait de le rendre accessible au peuple en sacrifiant les raffinements de la forme, "bons pour des oisifs", j'avais assez fréquenté les gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. A cet égard, un art populaire par la forme eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu'à ceux de la Confédération générale du travail; quant aux sujets, les romans populaires ennuient autant les gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant, et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers. Dès le début de la guerre M. Barrès avait dit que l'artiste (en l'espèce Titien) doit avant tout servir la gloire de sa patrie. Mais il ne peut la servir qu'en étant artiste, c'est-à-dire qu'à condition, au moment où il étudie ces lois, institue ces expériences et fait ces découvertes, aussi délicates que celles de la science, de ne pas penser à autre chose - fût-ce à la patrie- qu'à la vérité qui est devant lui. N'imitons pas les révolutionnaires qui par "civisme" méprisaient, s'ils ne les détruisaient pas, les œuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honorent davantage la France que tous ceux de la Révolution. L'anatomie n'est peut-être pas ce que choisirait un coeur tendre, si l'on avait le choix. Ce n'était pas la bonté de son coeur vertueux, laquelle était fort grande, qui a fait écrire à Choderlos de Laclos "Les Liaisons dangereuses", ni son goût pour la bourgeoisie petite ou grande qui a fait choisir à Flaubert comme sujets ceux de "Madame Bovary" et de "L’Éducation sentimentale". Certains disaient que l'art d'une époque de hâte serait bref, comme ceux qui prédisaient avant la guerre qu'elle serait courte. Le chemin de fer devait ainsi tuer la contemplation, il était vain de regretter le temps des diligences, mais l'automobile remplit leur fonction et arrête à nouveau les touristes vers les églises abandonnées.
Une image offerte par la vie nous apportait en réalité à ce moment-là des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague d'espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée qui semblait du lait durci, quand la journée était encore intacte et pleine, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément - rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s'éloigne par là d'autant plus du vrai qu'elle prétend se borner à lui - rapport unique que l'écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style. Même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore. La nature ne m'avait-elle pas mis elle-même, à ce point de vue, sur la voie de l'art, n'était-elle pas commencement d'art elle-même, elle qui ne m'avait jamais permis de connaître, souvent longtemps après, la beauté d'une chose que dans une autre, midi à Combray que dans le bruit de ses cloches, les matinées de Doncières que dans les hoquets de notre calorifère à eau? Le rapport peut être peu intéressant, les objets médiocres, le style mauvais, mais tant qu'il n'y a pas eu cela, il n'y a rien. Mais il y a plus. Si la réalité était cette espèce de déchet de l'expérience, à peu près identique pour chacun, parce que quand nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire; si la réalité était tout cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le "style", la "littérature" qui s'écarteraient de leurs simples données seraient un hors d’œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela, la réalité ? Si j'essayais de me rendre compte de ce qui se passe au moment où une chose nous fait une certaine impression, soit comme ce jour où, en passant sur le pont de la Vivonne, l'ombre d'un nuage sur l'eau m'avait fait crier "Zut alors !" en sautant de joie, soit qu'écoutant une phrase de Bergotte, tout ce que j'eusse vu de mon impression c'est ceci qui ne lui convient pas spécialement : "C'est admirable", soit qu'irrité d'un mauvais procédé, Bloch prononçât ces mots qui ne convenaient pas du tout à une aventure aussi vulgaire: "Qu'on agisse ainsi, je trouve cela tout de même fantastique", soit quand, flatté d'être bien reçu chez les Guermantes, et d'ailleurs un peu grisé par leurs vins, je ne pouvais m'empêcher de dire à mi-voix, seul, en les quittant: "Ce sont tout de même des êtres exquis avec qui il serait doux de passer la vie", je m'apercevais que ce livre essentiel, le seul vrai livre, un grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à l'inventer puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur.
Cette pile de mangues, de bananes, d'oranges, de je ne sais quoi encore, paraissait à première vue assez inoffensive. Dans une exposition de pré- impressionnistes, un indifférent l'eût pris pour un excellent, sinon très remarquable échantillon de l'école; mais peut-être, sans qu'il comprît pourquoi, le tableau serait-il ensuite revenu à son souvenir. L'eût-il jamais oublié ?
Les mots peuvent à peine décrire le trouble qui émanait de ces couleurs étranges. Bleus sombres opaques comme une coupe délicatement creusée dans un lapis-lazuli et pourtant d'une splendeur qui rendait sensible le frémissement d'une vie mystérieuse. Pourpres horribles comme de la viande crue et putréfiée, pleins d'une passion effrénée qui réveillait de vagues réminiscences du règne d'Héliogabale. Il y avait des rouges vifs comme les baies de houx - franche gaieté du Noël anglais sous la neige -, qui, par une sorte de magie s'adoucissaient jusqu'à la tendresse défaillante d'une gorge de colombe. Il y avait des jaunes foncés tournant à un vert aussi suave que le printemps, aussi pur que l'eau limpide d'un ruisseau de montagne. Quelle fantaisie exaspérée avait pu imaginer ces fruits ? Ils appartenaient à un jardin polynésien des Hespérides et semblaient avoir été créés à un stade de l'histoire de la terre où les formes définitives n'étaient pas encore fixées. Somptueux, chargés d'odeurs tropicales, ils palpitaient d'une ardeur énigmatique. Quels mystérieux palais de féérie connaîtrait celui qui mordrait à ces fruits enchantés, et quels obscurs secrets de l'âme ? Ou bien serait-il transformé par un pouvoir mystérieux, en démon ou en bête ?Tout ce qu'il y a en l'homme de sain et de naturel, tout ce qui touche au bonheur de la famille et aux joies simples se détournait d'eux avec répulsion, et pourtant une attraction morbide s'en dégageait :comme le fruit de l'Arbre de la Science du Bien et du Mal, ils représentaient les perspectives formidables de l'inconnu.
Et une rumeur inentendue prolongeait jusqu'au fond de la nuit ce chuchotement de la douleur : ainsi qu'Hemmelrich, presque tous ces hommes avaient des enfants. Pourtant, la fatalité acceptée par eux montait avec leur bourdonnement de blessés comme la paix du soir, recouvrait Kyo, ses yeux fermés, ses mains croisées sur son corps abandonné, avec une majesté de chant funèbre. Il aurait combattu pour ce qui, de son temps, aurait été chargé du sens le plus fort et du plus grand espoir; il mourrait parmi ceux avec qui il aurait voulu vivre; il mourrait, comme chacun de ces hommes couchés, pour avoir donné un sens à sa vie. Qu'eût valu une vie pour laquelle il n'eût pas accepté de mourir ? Il est facile de mourir quand on ne meurt pas seul. Mort saturée de ce chevrotement fraternel, assemblée de vaincus où des multitudes reconnaîtraient leurs martyrs, légende sanglante dont se font les légendes dorées ! Comment, déjà regardé par la mort, ne pas entendre ce murmure de sacrifice humain qui lui criait que le cœur viril des hommes est un refuge à morts qui vaut bien l'esprit ?
Il tenait maintenant le cyanure dans sa main. Il s'était souvent demandé s'il mourrait facilement. Il savait que, s'il décidait de se tuer, il se tuerait ; mais, connaissant la sauvage indifférence avec quoi la vie nous démasque à nous-mêmes, il n'avait pas été sans inquiétude sur l'instant où la mort écraserait sa pensée de toute sa pesée sans retour. Non, mourir pouvait être un acte exalté, la suprême expression d'une vie à quoi cette mort ressemblait tant ; et c'était échapper à ces deux soldats qui s'approchaient en hésitant. Il écrasa le poison entre ses dents comme il eût commandé, entendit encore Katow1 l'interroger avec angoisse et le toucher, et, au moment où il voulait se raccrocher à lui, suffoquant, il sentit toutes ses forces le dépasser, écartelées au-delà de lui-même contre une toute-puissante convulsion Dans le logement voisin, l'Autrichienne Sophia Kuller, dite la Puissante à cause du ressentiment engendré par la promiscuité, gâté autant que son indigence le permet son fils Adalberto, caricaturiste de bistrot. Sophia, la thoracique, avait dilaté sa trentaine viennoise dans le gros humour de Strauss qui lui avait fait gagner ce coffre gothique avec la carte aux initiales fleuries de son futur, le Capitaine, en entonnant un envoi dominical à celui du Rosenkavalier. De son haut plateau de veuve déchue, elle n'émettait pas un mot à l'adresse du voisinage, ni n'en recevait davantage. Son dédain et ses excès crémeux lui avaient acquis le respect qu'on a pour les fantômes. Pendant la journée, son fils s'enfermait avec elle pour reprendre ses études interrompues par l'énigmatique départ de Vienne. La nuit, il sortait avec une boîte plate pleine de coquillages de toutes sortes. A la table des cafés nocturnes, il s'approchait avec une politesse glacée pour dessiner, grâce aux couleurs des coquillages, le portrait des oisives. Il était assis à une table où il vaquait à son art quand, passé minuit, ceux qui conversaient se retirèrent, et il se trouva en un terrible tête à tête avec une érotomane sur le retour. Une fois le visage reproduit sur la table, ils se regardèrent en de longues pauses d'offrande insatisfaite et de sensualité charnelle en progression symphonique. Elle l'invita dans son appartement laqué érotiquement rafraîchi d'eaux minérales. Comme ces gros poissons dont les ailerons réduits n'ont plus aucun rapport avec le volume d'eau déplacé, la bonne femme tentait de fixer le foyer de ses révolutions sur l'enlacement du jeune Autrichien. Celui-ci faisait semblant de soupirer et esquissait des mouvements entrecoupés de froideur dissimulée; puis il plongeait une main dans la poche intérieure de son gilet afin d'en extraire une photographie viennoise repliée. Et tout en offrant d'une façon secrètement délibérée, à l'européenne, ses faux soupirs, il s'extasiait sur les brandebourgs orientaux de son père et sur la peau savamment et exquisement halée du visage de la chanteuse.
Dans la pièce suivante, de petites sauts s'égrenèrent, et les chocs du déplacement du lutrin anguleux vers le milieu de la pièce. Martincillo, le flûtiste, plaçait à onze heures du matin sur le pupitre: Leçon de petite flûte sans s'abîmer les lèvres. Il discutait jusqu'à l'égosillement sifflant sur le point de savoir si ç'avait été de la part du roi un acte avisé ou bien une faute de goût que de refuser de jouer de la flûte devant Jean-Sébastien Bach. Il n'avait pu discuter qu'avec deux ou trois seulement les ségrégations dialectiques de ses goûts, mais ceux-là seulement étaient ses amis. On l'appelait le flûtiste ou la nonne, car l'imagination du voisinage attribuait des sobriquets au niveau le plus bas des apparences. Ces blonds petits amis, d'un esprit plus ardemment ardu, le nommaient la marguerite du Tibet, car il couvrait d'une façade de bonté son désir philistin de coudoyer des écrivains et des artistes. Il avait une pâleur de vermine, il était long comme une asperge et se dandinait quand soufflait la brise sur les roseaux torses de ses petites entrailles. Il suçait une peau de fruit avec un faire-semblant de simplicité théosophique, puis conservait d'innombrables images photographiques de son ascèse. Mais ceux qui l'avaient vu manger sans la mise en scène théosophique s'étonnaient de la grande quantité d'aliments qu'il pouvait ingurgiter. Sa taille de lièvre longiforme en gardait une protubérance analogue au renflement d'un des anneaux du serpent quand il broie les os d'un chevreau. Lorsque, avec des pauses et en faisant les yeux blancs, il taillait la bavette avec un des écrivains qu'il voulait mettre dans sa poche, il vibrait hypocritement et lui prenait la main afin de lui fournir la preuve ou de lui indiquer le ton de sa sympathie pour les mœurs grecques. Si l'on acquiesçait à l'occasion, il disait : "je vous aime comme un frère." Mais s'il craignait que sa prise de main habituelle n'engendrât des commentaires et des refus, il posait à l'homme infiniment compréhensif et sans enracinement charnel. Mais il était mauvais et paresseux, et ses parents, qui le connaissaient exhaustivement, le fichaient à la porte. Il se réfugiait alors chez un sculpteur polynésien qui revenait tous les cinq mois pour vendre à un ménage américain, sempiternels mannequins participant à d'ennuyeux conciliabules, qui possédaient une étable sanitaire et ses dérivés de fumier chimique, des sculptures d'un surréalisme symbolique officieux que voilaient les variantes des colliers et pointes phalliques des tisseurs de Nouvelle-Guinée. Au cours de ces réunions, Martincillo, penchant ses mèches avec une innocence calculée, essayait de placer deux ou trois citations tirées par les cheveux; il rapportait l'affirmation de Plutarque comme quoi Alcibiade avait appris la harpe et non la flûte car il craignait de se déformer les lèvres, et que, pour cette raison, vengeance dictée par Apollon, adepte de l'instrument à sept trous, il avait rêvé la veille de sa mort qu'on le peignait avec un visage de femme. Martincillo était à tel point préraphaélite et efféminé qu'on aurait dit que ses citations elles-mêmes avaient les ongles peints. Il se trouvait une nuit chez le sculpteur, qui lui montait quelques bobines churingas, quand la pluie commença à tomber avec des éclairs tropicaux. Tout à coup le Polynésien, troublé par ses désirs, se mit à danser avec des convulsions et des spasmes, et ses cheveux se changèrent en une étoupe phosphorescente. Piqué peut-être par le souffle lointain d'un de ces éclairs, un lombric s'échappa de son corps qui vint telle une écharde se ficher dans la partie la plus molle du préraphaélite abstrait; au matin, Martincillo inguérissable, tentait d'extraire au moyen d'une pince un vers possessif. Quant à l'autre logement, il avait l'air de trembler chaque fois que le frère épileptique de la quarantenaire Lupita entrait dans le cycle de dix-sept syncopes et absences dont il était quotidiennement victime. Il allait d'un coin de la pièce à son lit, redoutant d'avoir une défaillance, ou bien c'était devant le déjeuner que son roulis augmentait au point de le faire choir sur la nappe. Lupita allait,chaque quinzaine du mois lunaire, rendre visite à un Japonais à ramage qui possédait à Bejucal une boutique nommée Au triomphe de la pivoine. La Lupa, confrontée confrontée à l'intouchable sérénité du sensuel luniste, étendait une petite natte, sans provoquer le moindre bruit; le galant taoïste déclarait en effet " que le tintement du jade le dérangeait". Il s'étendait sur la natte, le front contre le froid carreau, tandis que Lupita, accroupie à côté de lui, lui passait un nombre incalculable de fois la main dans le dos. Le galant japonais donnais deux ou trois coups de tête contre le sol puis il vrillait un saut à la manière des lutteurs de judo. Et il en avait ainsi terminé avec le vénérable décroissement de cette quinzaine. José Cemí avait quitté l'école en emportant une grande craie - la craie conservait intacte toute sa longueur, si on l'appuyait, elle se briserait -, mode de distraction solitaire et renfermé, caractéristique de ses dix ans. La fatigue des heures d'école était cause qu'il cherchât, à la sortie, un appui, une distraction. Ce jour-là, c'était dans cette craie qu'il les avait rencontrés. L'école, située au milieu du camp, avait pour arrière-plan un vaste terrain herbu et, à sa droite, un grand mur qui montrait sa chaux sale et ses côtes de briques à nu, comme si le temps l'avait frotté à la peau de chamois avec du sable, du citron et de la lessive. Il s'était approché du gros mur pour trouver de la compagnie. Ce fut celle qui se suivait elle-même de pierre en pierre, et pensée sur pensée impossibles à reproduire. Sa marche devenait aussi, en ces instants, semblable au mur, pas additionnés aux pas, telles les briques empilées donnant la hauteur du mur. Tandis que le crépi ressemblait à des salines ramollies, car il montrait de longues lanières de peau éraflée, la brique recuite par les coups de lance directs du zénith s'ajustait comme les couches d'écorce au tronc des platanes.
Enfin il appuya la craie comme pour une conversation avec le mur. Elle se mit à répandre son blanc, auquel la violence obligée du soleil donnait beaucoup de relief en lui conférant un caractère d'exception au regard des autres couleurs. La longue craie arrivait au bout d'un mur quand sa personnalité jusqu'alors indiscutée fut remplacée par une main qui la saisit et la serra à l'excès - comme redoutant que sa distraction ne s'en échappât - car cette main commençait à exiger des précisions, comme si elle réclamait le corps même d'une proie qu'elle eût capturée. A la craie ayant été substituée une autre main, il avait dû situer, à la place du mur, une forme humaine; il mit beaucoup de temps à la distinguer avec précision; déjà elle le saisissait par le bras. Il ne devait pas la distinguer avant la conclusion de cette aventure incise. Derrière le mur se cachait une grosse maison à cour circulaire, montrant d'humbles chambres occupées par une pauvreté satisfaite. On l'entraîna au milieu de la cour; la forme humaine se mit à crier très fort. Et ce torrent de cris contribuait à maintenir dans l'indistinction la personne qui l'avait entraîné. Cela faisait à Cemí l'effet d'un tourbillon de cris et de couleurs, comme si le mur s'était écroulé et reconstruit instantanément dans une cour circulaire. C'est à peine s'il put remarquer l'étroitesse de la porte d'entrée en comparaison des dimensions élargies que la cour acquérait par la réverbération des couvertures, des graines odoriférantes, des crépitements indéchiffrables de métaux inutiles, des sueurs variées de peaux étrangères, des risées sporadiques de créoles légers qui distribuaient inconsciemment, comme un art gratuit, leur corps et leur ombre. "C'est lui", disait la forme en s'éclaircissant la voix par une déglutition noyée, comme si ses yeux allaient éclater dans le bocal de son monde de brumes: "C'est lui, continuait-elle, qui peint le mur. C'est lui, disait-elle mensongère, qui jette des pierres à la tortue qui est en haut du mur et qui nous indique l'heure, parce qu'elle ne bouge que pour chercher l'ombre. C'est lui qui nous a laissés sans heure et qui a écrit sur les murs des choses qui troublent les vieux dans leurs relations avec les jeunes." Cemí, après avoir enregistré ce chapelet d'horreurs, était hébété. Il ne se cognait pas, comme le gueulard, au verre de son bocal, mais il avait laissé aller sa propre réalité et voguait. Le voisinage quittait ses méchantes chambres pour observer le taquin et le gueulard. Après avoir vu ce qu'il y avait à voir au milieu de la cour, ils ne savaient que faire, échangeant le travail qu'ils avaient entrepris contre plusieurs tours de ruban d'oisiveté. L'époumonement continuait, et Cemí laissait baller les bras, commençant à prendre cours dans l'ennui. Les voisins eux-mêmes se mettaient à pirouetter, à s'apparier et à élever des murmures. Comparses et doublures ne levaient pas les yeux. Les cris inintéressants enterraient leurs échos. Mamita, silencieuse comme sa petite taille, traversa la cour, regarda le gueulard et fonça : "Imbécile, idiot de gueulard, est-ce que tu ne te rends pas compte que c'est le fils du Colonel ?" Elle prit Cemí , l'emmena dans sa pièce tandis que le voisinage identifiait l'enfant qui, entraîné par Mamita, prenait maintenant place au premier plan qui lui revenait. Le gueulard but la tasse, plongea si loin sous la surface qu'il finit par n'avoir plus de visage, et ses pieds se prolongeant sous l'effet d'une réfraction ininterrompue allaient reposer sur des bancs de sable. La Chine est ce pays où l'on se ressouvient de ce que jamais on n'eût dû oublier : la vérité des êtres leur est fournie par la force des Éléments. Et j'aime cette campagne d'un amour sans doute vieux comme le monde, et d'une croyance tenace, complémentaire de mon athéisme : la conscience qu'une vie ne vaut d'être vécue qu'au carrefour des énergies qui la dépassent. Ici et là, femmes, hommes, enfants, vieillards, tous chantent la grand-messe des réengendrements de soi par les entrailles emblavées. La mère n'est jamais loin, mais elle est ensevelie.
La Chine rurale en sait long sur la fécondité. De tout elle fait fructification, montée somptueuse des sèves. Elle semble s'obséder d'un arbre robuste autant que d'une pousse gracile. Je vois une sorte de ballet, séminal, glandulaire et grouillant. Sous la lenteur des mouvements, je devine l'exubérance obscure, ce qui va exister étant déjà fébrilité de naître, quelque chose comme un devancement victorieux, quoique discret, de la mort. Ce panthéisme-là force le respect. Mais je pense à une autre culture, à d'autres sillons, d'autres défrichements, les mots dans leur fureur de croître et de multiplier, de s'élever du néant à la profération, ce champ hirsute qui est le mien, irrigué d'encre, saccagé et lyrique, et parfois si tendrement ondulatoire, comme apaisé. Ce matin encore je déposai dans a page une graine de sens, ou y enfonçai au hasard un plant de ce même sens, mais quel rythme maturatoire fait qu'en ce moment, cette graine, ce plant débordent ladite page d'une profusion de sens méconnaissables comme tels, d'une explosive diversité, à cette question je ne puis répondre, dussé-je, pour m'y essayer, prendre conseil auprès d'un mandarin doublé d'un linguiste et triplé d'un cultivateur. Je prends le sacré, non le surnaturel, là où je le trouve, même fugitivement. La poigne indicible de l'écriture, avec ses rites, ses pompes, ses radieux dévergondements, c'est ce qui me restera de sacré lorsque j'aurai atteint le fond du dégoût de tout. A observer la campagne chinoise, j'éprouve quelque ferveur, énigmatique, à la célébrer. Ces scènes de la vie paysanne, me dis-je, ne seraient pas ce qu'elles sont, une pure merveille, sans la grâce qui leur est donnée de porter mon regard au-delà de leur quotidienneté. Certes, ma vision est profane, mais elle se danse comme un ravissement. Je refuse d'admettre que cette œuvre soit seulement utilitaire, une routine à l'usage d'un milliard de bouches. Ce qui s'offre à mon regard, c'est bel et bien une réalité habitée. Habitée non seulement par la vaillance, la rudesse et la sensualité des hommes, mais par un principe de transfiguration, la survivance frémissante, haletante, de je ne sais quelle pulsion des premiers âges, celle sans doute qui déjà alors se brûlait aux bûchers du désir pour gagner l'immortalité. Sur le quai de gare, je les verrai de près ces Mongols. Ces soviétisés courts sur jambes, ces descendants humiliés de Gengis, mêlés à ceux de Staline, plus policés, plus policiers. Les Mongols sont beaux, de la beauté qui convient à mon regard. Les plus petits des hercules d'Orient subjuguent encore. Ils n'ont pas à se refaire tels qu'ils étaient six cents ans plus tôt. Ce qui a changé en eux, je le sais, je le sens, c'est ce qu'y a mis notre époque de dénaturation. C'est la marque du progrès technique et des idéologies du froid dans ces yeux qui ne s'allumaient jadis que pour des perceptions étourdissantes du bien et du mal, en leur plus grande étendue. Ces yeux s'éteignent aujourd'hui, ne pouvant se déciller encore pour cette plénitude-là, sanguinaire sans doute, mais moins que n'est dévastateur le perfectionnement des connaissances physiques et chimiques, et bactériologiques, quelque part dans les laboratoires où s'élabore la déshumanisation du monde.
Que reste-t-il de l'âme des races redoutées? Des moues dubitatives, une patience inusitée, des envies de fauconnerie, l'expérience des bornes. Les forts guerriers viscéraux, foudroyés une première fois par un deuil, la mort du chef, ont appris de siècle en siècle à découvrir une dimension qui leur est inconnue : la lenteur. Aujourd'hui, le Mongol est vaincu par l'accélération du prétendu progrès. Pour les pulsions vitales, c'est un autre ralentissement, à petit feu. Rien ne sera plus jamais pareil pour ces corps longtemps irrésistibles. Dans leur apaisement forcé, ils ont bien l'air de tourner en rond. Je ne sais si dans un recoin de leur mémoire, ils protègent une flamme, fût-elle vacillante. Un souvenir d'embrasement, la brûlure d'avoir été, dans la froidure de ne plus être. D'anciennes et fabuleuses énergies se traînent dans une misère domesticante. On ne fuse plus, ici, on marche, on clopine sur un sol cadastré. La rage au coeur, je l'espère, on s'abandonne à l'impotence ambiante: le matérialisme, qui plastronne, le Parti, qui organise, la ville, qui enferme, adieu somptuosité des sens. Une gare, c'est trop, dans ce décor construit pour un film avorté. Comme sont trop, à Oulan-Bator, le béton des casernes, la paperasse, et les machines à circonscrire les vertiges désirés. Et un gabelou, un notaire, c'est trop aussi, pour les appétits d'illimité. Revu et corrigé, corrigé d'importance par la rationalité le Mongol se case, malgré lui, le Mongol décroît. Les racines de ces hommes, c'étaient l'immensité, la folie, le débordement. C'était d'être nés fils d'ici et d'ailleurs, ethniquement ancrés, et universellement mobiles, la vraie vie, en somme. Leur déracinement, c'est désormais de n'être que là où ils sont et comme ils sont : l'intendance de Moscou, la télé en prime. Ce qui fera trembler la terre, ce ne sera plus jamais une terreur charnelle, les tripes en bannière. Nous sommes entrés dans une ère de terreur cérébrale, et là où elle passera, un jour, ce ne sera pas l'herbe qui ne repoussera plus, mais l'espèce. Aux premiers redoux, Nettie m'entraîna sur la rive. Je ne résistai pas, je n'interrogeai pas. J'étais l'initié qu'on emporte à l'heure dite au milieu du mystère.
Une embarcation singulière attendait sur la berge. Cette barque ressemblait à une maisonnette flottante. Cabine de peintre, atelier ambulant, gondole technique où le pinceau fait la pagaie, le navire serait équipé aux beaux jours, mais il s'agissait ici et maintenant de voguer. J'observais encore la magie de ces planches que déjà l'esquif s'ébranlait. Nous glissions dans le courant, les yeux sur les contreforts où la roche et les arbres s'animèrent. La montagne mutait à vue et des images se formaient dans la roche. Il sembla qu'en visions crépitantes, saccadées, anarchiques, une rétrospective s'emballait. Tel un guide rompu à ces artifices, Nettie admirait distraitement. Bientôt, il ne resta du lac et des versants qu'une défalcation de souvenirs couronnés, çà et là, de visages familiers. Le paysage se défoliait en profondeur, Nettie m'ouvrait l'album de ses fugues, Nettie allumait les parages. Aux murailles des temples, en Égypte ou en Abyssinie, l'explorateur exhume de semblables surfaces, telles qu'elles couvrirent les flancs sombres. Les pentes boisées s'ordonnèrent en écran, leurs corniches se firent transparentes et holographiques. Il eût fallu les talents de Henkel pour transcrire à l'emphase l'ébranlement du décor. Méconnaissables à première vue, les visions ne refusaient pas d'être miennes, elles m'assuraient au contraire qu'il ne manquerait rien du livre de pierre écrit pour Nettie. Dans ces loges où tremblèrent des manières de caillots, des gelées de plasma, deux fatalités expiraient : l'enfance crevée que Nettie portait à dos de femme et son visage de fillette pourrissante sous un lit de feuilles mortes. Les images recomposaient son épreuve puis les nuits de curation en forêt et le rite de purification. Frottée à la pierre, décapée au blizzard et à d'autres limailles, il sembla que Nettie ait renfilé sa chair neuve au prix d'un écorchement d'altitude. A grands spasmes, je sentis aux sourires de ma fée la vidange inhumaine du poison. Mes yeux erraient sur l'ordonnatrice des prodiges sous le tableau flambé des falaises, et les vapeurs descendues des flancs enveloppaient l'idole cautérisée. Moi qui voulus parler, non pour dire ou répondre, mais entendre ma voix comme d'autres se pincent, je ne sentis que l'immense dépit de phrases chutées à l'envers de ma gorge, basculées par une trappe d'infini avec son désert, sa ruine et sa lumière où le ciel parle pour deux. Il me sembla qu'aphones nous venions de parler d'une seule voix la douleur rendue à sa trame. Nous glissions en des méandres complexes, méconnaissables, sans que l'inconnu m'alarmât. Nettie, calée dans la barque, me fit l'effet d'une furie revenue en silence sur les lieux d'un massacre. Elle rôdait autour de ma bouche pour m'effleurer de ses muqueuses, et ses lèvres m'inoculèrent la dose puissante. Je glissai mon regard dans la fente, et ce que je vis, comme je m'y attendais, était très curieux. C'était une grande salle décorée à la turque. Les murs étaient tendus de tapisseries magnifiquement ouvragées. Un grand lustre éclairait la salle, dont la lueur se perdait dans la hauteur de la voûte. Le sol était jonché de coussins. Un narguilé était placé au centre d'un cercle fait par de vulgaires matelas gris rayés de blanc dont la pauvreté jurait étrangement avec le luxe du reste de la pièce. Sur les matelas étaient assis en tailleur quatre hommes identiques de visage, d'âge et de tenue. Ils étaient raides et immobiles. A leur immobilité, à leur teint jaune et à leur barbe inculte, je devinai tout de suite que c'étaient des philosophes. Devant eux s'étendaient des plats chargés de friandises auxquelles j'étais bien sûr qu'ils ne toucheraient pas. Le narguilé étant éteint -mort debout- ce ne pouvaient être que des philosophes. Je n'en avais jamais vus, ni seuls ni en réunion, mais ce ne pouvait être que cela.
Ils rêvaient, tous les quatre, en se regardant. Tous paraissaient si absorbés dans leur méditation que j'aurais pu faire tout le bruit que j'aurais voulu, sans qu'aucun ne se doutât de ma présence. Mais étais-je vraiment une présence ? Voilà que ce terrible problème me revenait. Ouvrir la porte, aller gambader autour des philosophes et voir s'ils me voyaient...Etait-ce si difficile ? Que pouvait-il m'arriver ? Vous l'auriez fait, vous ? Eh bien ! moi, non. Je me dis : " Si je m'élance dans cette pièce, tout va disparaître; et après ?..." Après, quoi ?...Je m'assis précautionneusement sur la marche qui menait à la porte-fenêtre. Mon coude alors heurta un des volets. Au bruit que je fis, un des philosophes regarda vers la porte. D'un geste, deux des autres le rappelèrent à l'ordre. Alors le quatrième, d'une voix grave, dit que c'était un fait : "L'un d'eux était assez inattentif pour se retourner au moindre crissement du vent; les deux autres étaient assez peu enfermés en eux-mêmes pour le lui faire remarquer; lui était assez léger pour réprimander les deux autres de leur manque de concentration." Depuis si longtemps je n'avais vu une figure humaine ! Quatre visages de philosophes comme repliés sur leur propre secret avec un air de suffisance incomparable. Mon Dieu, que la figure humaine est laide ! Plate, sans poils et avec, toujours, ce désir d'exprimer quelque chose -n'importe quoi. Le masque de mes philosophes n'exprimait rien, si ce n'est un contentement sans borne. Muets, ils regardaient dans le vide. Mon œil vierge se promenait avec passion sur ces traits figés. Comme quatre pierres sans vie, je les regardais. Ils avaient, eux, le visage que Dieu leur avait donné en naissant. Les traits qui s'ajoutent avec l'âge ne sont rien. Les rides que nous donnent les passions, les vices, sont prévus, et ne se développeraient pas sans sa permission. Il a posé sur le monde, en équilibre, une face ronde de bébé et n'ayant que les germes des différences future. Et il attend comme un jardinier. Des fois, la gueule ne parvient pas à maturité comme une fleur qui a son orage: accident; épidémie; couperet de la guillotine -bien rare. Ou bien, contre vents et marées, la tête parvient à son degré suprême de maturité : sèche, porteuse de graines, déjà morte, mais que le vent du soir balance. O têtes mures de Victor Hugo et de Tolstoï !... Mais le vent vient souvent de l'intérieur. C'est votre propre vent qui souffle en deçà des narines, et c'est le vôtre - non celui de Dieu- qui disperse, cette tête séchée, aux quatre vents. Quand le vent intérieur est à l'unisson de celui du monde, alors les parois du masque vivront en cadence, et il n'y a pas de raisons que cela caque : Goethe, Vinci. Un seul m'étonne, ou plutôt m'étonnait, -1475-1564- dit le Larousse. Mais c'était une tête de marbre, et j'ai oublié son nom. Donc ces quatre visages étaient devant moi, pendus dans la lumière. Certainement pour longtemps. J'ai toujours été un peu farceur -l'aventure qui m'a mené ici est témoin de ce besoin du rire, et aussi que mes farces ne sont pas toujours d'un goût exquis. Je me disais ;"Si je pissais brusquement par la fente ?" Mais je savais que je ne pourrais jamais faire un tel geste. J'étais impatient de savoir ce qu'allaient dire ces hommes. Ils étaient vêtus de riches robes, mais cependant ils avaient l'air en loques. Ils étaient couverts de joyaux, et on ne leur avait pas donné deux sous au coin d'une borne. C'est d'ailleurs comme cela que doivent être tous les philosophes; et qu'est-ce qui m'avait fait dire, tout d'abord, que c'étaient des philosophes ? "Entrerai-je" me disais-je. Et si je leur exposais mon cas? Mais je me repris tout aussitôt d'avoir eu une idée aussi stupide. Que pouvaient des philosophes faire à ce simple châtiment de Dieu. J'étais la preuve vivante, je devrais dire même survivante, d'un dieu vindicatif et cruel, c'est-à-dire humain : le plus simple qu'on puisse concevoir. On ne peut pas dire que je sois vaniteux ! Dieu ? Ils en avaient tous un dans le secret de leur caboche stérile. Immense de leur orgueil, et pourtant perdu dans leur intelligence comme dans une steppe. Un Dieu qu'ils affectaient de vouloir donner au monde entier pour faire son bonheur et que, au fond, ils avaient le désir rouge de lui imposer par le fer et par le feu. Ils le proposent à tout le monde et mourraient de confusion si on les prenait au mot. Ces quatre philosophes ne disaient rien. Ils se jetaient les uns aux autres des regards furtifs et pleins de dédain. Ils ne pouvaient se douter que je les observais. Comme la figure humaine est laide quand elle se croit seule ! Les yeux sont comme tournés vers l'intérieur du crâne pour voir ce qui s'y passe, et toute la face se détend pour exprimer le ravissement que procure la chose vue. Les lèvres s’entrouvrent comme si la forme naturelle de la bouche était ce rond, l'ouverture inquiétante par quoi doivent entrer les immondes leçons du monde qui existe. Les oreilles de l'homme ont été clouées une fois pour toutes. Quelques rares spécimens d'humanité, dont nous en avons toujours connu au moins un au lycée, arrivent à les faire remuer, mais c'est ce qui reste d'animal en eux qui agit. Il faut se méfier d'eux. Aucune de ces huit oreilles ne devait être mobile, car j'étais - je ne pouvais en douter au vent de respect qui me soufflait au visage- devant l'élite de l'humanité. Et comme il sied à toute élite qui se respecte, cette élite ne m'apercevait pas me gelant les pieds dans la nuit. ...Mais, en dehors de cela, il y avait un changement saisissant dans l'atmosphère sociale - ce qu'il est difficile de comprendre si l'on n'a pas soi-même vécu tout cela. Lorsque j'étais arrivé pour la première fois à Barcelone, j'avais cru que c'était une ville où il n'existait guère de distinctions de classe ni de grandes différences de richesse. C'était bien, en tous cas, ce qu'elle avait l'air d'être. Les vêtements "chics" y étaient devenus exception, personne ne faisait de courbettes ni n'acceptait de pourboire; les garçons de restaurant, les bouquetières, les cireurs de bottes vous regardaient bien en face et vous appelaient "camarade". Je n'avais pas saisi qu'il y avait là surtout un mélange d'espoir et de camouflage. La classe ouvrière croyait en une révolution qui avait été commencée mais jamais consolidée, et les bourgeois étaient apeurés et se travestissaient momentanément en ouvriers. Dans les premiers mois de la révolution, il doit bien y avoir eu plusieurs milliers de personnes qui, de propos délibéré, revêtirent des salopettes et clamèrent les mots d'ordre révolutionnaires, histoire de sauver leur peau. A présent, tout revenait à l'état normal. Les restaurants et les hôtels élégants étaient remplis de gens riches qui dévoraient des repas coûtant cher, tandis que la population ouvrière se trouvait devant une hausse considérable du prix des denrées alimentaires, sans recevoir aucune augmentation de salaire y correspondant. En plus de la cherté de tout, il y avait périodiquement pénurie de ceci ou de cela, ce dont, naturellement, le pauvre souffrait toujours plus que le riche. Les restaurants et les hôtels semblaient n'avoir guère de difficulté à se procurer tout ce qu'ils voulaient; mais, dans les quartiers ouvriers, les queues pour le pain, l'huile d'olive et les autres choses de première nécessité étaient longues de plusieurs centaines de mètres. Naguère, dans Barcelone, j'avais été frappé par l'absence de mendiants; ils étaient légion à présent. A la porte des charcuteries, en haut des Ramblas, on voyait continuellement des bandes d'enfants pieds nus qui restaient là à attendre que quelqu'un sortît, et alors ils se pressaient autour en demandant à grands cris des bribes de nourriture. En parlant, on n'employait plus les formules "révolutionnaires". Il était rare, à présent, d'être tutoyé et appelé "camarade" par des inconnus; l'habitude était revenue de dire Señor ou Usted. Buenos días commençait à remplacer Salud. Les garçons de restaurant avaient réintégré leurs chemises empesées, et les chefs de rayon courbaient l'échine comme à l'accoutumée. Nous entrâmes, ma femme et moi, dans une bonneterie sur las Ramblas, pour acheter quelques paires de bas. Le vendeur s'inclina en se frottant les mains, de ce geste qui leur était habituel il y a vingt ou trente ans, mais qu'on ne voit plus faire de nos jours, même en Angleterre.De façon détournée et à la dérobée, on en revenait à l'usage du pourboire. L'ordre avait été donné aux patrouilles d'ouvriers de se dissoudre, et de nouveau l'on voyait dans les rues les forces de police d'avant-guerre. Il en résultait, entre autres choses, que les music-halls et les bordels de première classe, dont beaucoup avaient été fermés par les patrouilles d'ouvriers, avaient immédiatement rouvert. Ce qui se passait à propos du manque de tabac offrait un exemple de peu d'importance mais significatif de la manière dont tout à présent était orienté pour avantager les classes riches. Pour la masse du peuple il était si impossible de se procurer du tabac que l'on vendait dans les rues des cigarettes bourrées de lamelles de bois de réglisse. J'en ai fait l'essai une fois, une seule fois. (Beaucoup de gens en faisaient l'essai une fois, mais pas deux.) Franco occupait les Canaries, où était cultivé tout le tabac espagnol. Donc, du côté gouvernemental, on ne disposait plus que des stocks de tabac existant avant la guerre. Ils s'écoulaient si rapidement que les débits de tabac n'ouvraient plus qu'une fois par semaine; après avoir fait la queue pendant deux bonnes heures, on pouvait, si l'on avait de la chance, arriver à obtenir un paquet de tabac de trois quarts d'once. En principe le gouvernement interdisait l'achat de tabac à l'étranger, parce que c'était diminuer les réserves d'or, et qu'il fallait absolument garder pour les achats d'armes et de choses première nécessité. Dans la pratique il y avait une fourniture régulière de cigarettes étrangères de contrebande des marques les plus chères, des Lucky Strike par exemple, qui offraient aux mercantis une occasion magnifique de bénéfices excessifs. On pouvait acheter les cigarettes de contrebande au vu et au su de tous dans les hôtels chics et à peine moins ouvertement dans les rues, à condition de pouvoir payer un paquet dix pesetas (un jour de solde de milicien). La contrebande se faisant à l'intention des gens riches, on fermait les yeux sur elle. Si vous aviez suffisamment d'argent, il n'y avait rien que vous ne pussiez vous procurer en n'importe quelle quantité, à l'exception parfois du pain qui était rationné de façon assez stricte. Cette exposition au grand jour du contraste de la richesse et de la pauvreté eût été impossible quelques mois auparavant, lorsque la classe ouvrière était encore, ou semblait être, au pouvoir. Mais ce serait manquer à l'impartialité que d'imputer cela uniquement au fait que le pouvoir politique était passé en d'autres mains. Cela tenait aussi en partie à la sécurité dans laquelle on vivait à Barcelone, où il n'y avait presque rien, à part un raid aérien de temps à autre, pour faire penser à la guerre. Tous ceux qui s'étaient trouvés à Madrid disaient que là-bas il en allait tout autrement. A Madrid, le danger commun contraignait les gens de presque toutes les catégories à un certain sentiment de camaraderie. Un homme, l'air bien nourri, en train de manger des cailles tandis que des enfants mendient du pain est un spectacle révoltant, mais vous avez moins de chances de voir cela en un endroit où l'on entend tonner le canon.
Un jour ou deux après les combats de rue, je me rappelle être passé dans l'une des plus belles rues et de m'être trouvé devant une confiserie dont la devanture était pleine de pâtisseries et de bonbons de la qualité la plus raffinée, à des prix renversants. Un magasin dans le genre de ceux que l'on voit das Bond Street ou rue de la Paix. Et je me souviens d'avoir éprouvé un sentiment de vague horreur et de stupéfaction en voyant qu'on pouvait encore gaspiller l'argent à de telles choses dans un pays frappé par la guerre et affamé. Mais Dieu me préserve d'affecter, pour ma part, une quelconque supériorité ! Après avoir manqué de confort durant plusieurs mois, j'avais un désir vorace de nourriture convenable et de vin, de cocktails, de cigarettes américaines, et le reste, et j'avoue m'en être mis jusque-là de toutes les superfluités agréables que j'eus les moyens de me payer.Durant cette première semaine, avant que le peuple ne descendît dans la rue, j'eus plusieurs préoccupations qui agissaient l'une sur l'autre de façon curieuse. En premier lieu, comme je l'ai dit, j'étais occupé à me rendre la vie la plus agréable possible. En second lieu, à trop manger et trop boire, ma santé s'en trouva toute cette semaine-là quelque peu dérangée. Je me sentais patraque, me mettais au lit pour une demi-journée, me levais, refaisais un repas trop copieux, et me sentais à nouveau malade.
Onze heures. C’est le moment. Tenez-vous à votre costume ? demande l’interne. Je tenais à mon costume. On me passa une blouse. J’allais déjeuner à « la cinquième » en compagnie de ces dames d’un asile du Midi. « La cinquième » est le quartier des agités qui s’agitent. On mettait justement le couvert : une assiette en fer qui fut blanc et une cuiller. — Madame Ebert ! Si vous continuez de faire la toupie sur les tables je vous renvoie dans la cour. Ah ! Et la sœur qui venait de parler et, avec qui, même devant l’appât d’une bourse de cinq mille pesetas, je n’eusse accepté un combat de boxe en deux rounds, frappa, du bras de son crucifix portatif, deux coups bien sentis sur le coin de la table. Ah ! Madame Ebert cessa de faire la toupie. On pouvait dire de cette cour qu’elle n’abritait pas une société philharmonique. — Ces dames que nous entendons si distinctement sont celles qui tout à l’heure vont venir déjeuner, ma sœur ? C’étaient elles. La sœur dit que ce ne serait pas joli à voir, mais elle ajouta que j’avais de la chance parce qu’aujourd’hui on servirait du macaroni : — Et comme il faut vous attendre à recevoir trois ou quatre assiettes par la figure, cela vaudra mieux, pour vous, que si c’était du riz au gras, ça poisse moins. En résumé, je tombais bien. Et l’on ouvrit les portes du toril. Un premier troupeau se rua. C’étaient les dames aux dents longues. En voulant passer trop vite et toutes à la fois, ces affamées obstruaient la porte. Des cris entremêlés et dont le registre parcourait au moins trois octaves, s’élevaient de cet amas. La salle s’emplit. Une petite vieille grimpa sur la longue table et courut dans les assiettes qui, en tombant sur le dallage, protestaient d’une voix de fer battu. — Attendez ! que je vous attrape, hurlait la sœur. On ne pouvait plus parler que sur le timbre haut. — Combien sont-elles ? — Soixante. Elles ramassaient les assiettes et s’en servaient comme de cymbales, comme de coiffures. D’autres les prenaient pour des bains de pieds. Floc ! une assiette vient de s’aplatir contre le mur. — Et si l’on fixait les assiettes, ma sœur ? — Elles avaleraient le clou, monsieur. Des surveillantes chassent devant elles cinq ou six retardataires qui pénètrent ainsi dans la salle. C’est au complet. — Voilà les baquets de macaroni. Il s’agit de les protéger si l’on ne tient pas essentiellement à voir l’une de ces dames sauter pieds joints dans la pâte fumante. Une trentaine de furies se posent sur les bancs, mais leurs postérieurs ont touché un ressort, du moins on peut l’imaginer. Pour qu’elles ne remuent pas, l’idée vous vient de peser sur leurs épaules. Enfin ! quand elles auront le macaroni dans la bouche, elles ne bougeront plus peut-être ? Un silence tombe, soudain. Une voix le trouble : — De la viande le vendredi ! jamais ! — C’est mercredi, madame Bichette et ce n’est pas de la viande. — C’est de la chair humaine, sœur maudite. Madame Bichette essaye de se défiler. La sœur l’assied de force sur le banc. Madame Bichette prend son macaroni à deux mains et le projette dans les cheveux d’une blonde, son vis-à-vis. Le vis-à-vis pousse des cris terrifiants. C’est le signal. Un jazz-band nouveau modèle entre en danse. La foudre vient de frapper l’une de ces convives. Elle demeure soudain souriante et figée au milieu du chahut et sa cuiller est arrêtée à égale distance de son assiette et de sa bouche. Cette malade est atteinte de négativisme. La sœur lui pousse le bras. La cuiller parvient alors à la bouche. La malade est remontée pour deux minutes. Huit ont la camisole. Il faut les faire manger. L’une ouvre la bouche, mais referme brusquement les dents sur la cuiller. La sœur ne peut plus extraire la cuiller et part. Et l’autre reste là ricanant, semblant fumer un invraisemblable cigare. Une autre « camisolée » est à genoux sur les dalles. C’est sa position favorite. Les yeux pleins de larmes, elle rit. Elle ouvre la bouche devant la cuiller, mais n’avale pas la nourriture. Elle constitue des réserves. On va savoir pourquoi. Elle gonfle ses joues et, triton imprévu, souffle dans la salle des morceaux de macaroni. Il y en a qui s’amusent. Cette vieille coupe cinq morceaux de macaroni, les aligne sur sa manche et, se tournant vers moi : — Cinq brisques, mon général, saluez ! Cette petite jeune me tend du bout de ses doigts une partie de sa ration : — Êtes-vous chrétien ? Communiez. Faites la Pâque. J’essaye de ne pas faire la Pâque. J’ai tort. Aussitôt, lancés d’une main fine, les macaronis me pendent au nez. Elle ajoute : — Que me payez-vous pour la Saint-Martin ? Celle-ci crie : — Antonia, Antonia, écoute ma vieille bique. C’est la sœur qu’elle appelle ! On compte beaucoup de femmes à barbe parmi les folles, et dans ces barbes on compte beaucoup de macaroni ! Mais voici cette grande maigre qui hoquette. Elle s’étrangle. Avec quoi ? Il y a donc des os dans le macaroni ? Parfois. Une infirmière lui met les doigts dans la bouche. Quelle musique ! Depuis longtemps les cuillers ont valsé dans l’atmosphère. On mange à pleines mains et le chant qui d’une voix impérieuse, domine la foire, est à cet instant : — Tuya, tuya de la croix de la mission. Tuya, tuya ! crapule de mon frère ! ⁂ Dans un coin de la salle, une autre cérémonie se célèbre. C’est assez joli également. Aux dames qui refusent de manger on passe la sonde. La dame est assise sur une chaise. L’infirmière, derrière, tient dans le creux de son coude la tête de la récalcitrante. Par une narine on lui introduit un tube de caoutchouc. Cela ne fait pas éternuer ainsi qu’on pourrait le croire, il s’ensuit plutôt une suffocation. Comme si le poids de son dos emballait, la récalcitrante lève les jambes. Alors on relie le tube à un récipient qui attend avec un litre de bouillon, et par le bienveillant intermédiaire du canal nasal, on fait filer le bouillon, du ventre du récipient à celui de la dame. — Dites à ce monsieur pourquoi vous ne voulez pas vous nourrir. — On me faisait manger les tripes de ma belle-mère. — Et vous ? — Parce que l’on m’empoisonne. — Et vous ? — On me servait du « mort ». — Et vous ? — Ma voix intérieure me le défend. — Et vous ? — Je veux mourir. — Et vous, madame Glandin ? — Crottes de bique, de bique de crottes ! ⁂ Le repas est achevé. Les dames s’écrasent aux portes que l’on va ouvrir. Les portes cèdent. Les dames se précipitent dans la cour. Le macaroni leur a donné des forces. Le bal hallucinant reprend. — J’ai trop crié. Je ne peux plus, dit la sœur. Ma voix a mis trente-sept ans à s’user. Elle était bonne. — Pimbêche ! Pimbêche ! C’est une vieille à tête de brochet et qui a couronné de feuilles mortes les derniers fils de ses cheveux blancs. Au cri de : pimbêche ! elle se précipite sur la sœur et lui enfonce les ongles dans la chair de la main. Les ongles sont entrés profondément. Cela saigne. — Aujourd’hui je ne sais ce qu’elles ont, dit la sœur, elles sont toutes folles ! Cela est un tout petit peu trop fort.
« Cela », c’est deux camps qui s’appellent chacun : le nouveau camp. L’un est pour la relégation, l’autre pour la transportation. Quatre cent cinquante chiens dans le premier, quatre cent cinquante dans le second. À dire vrai, ce ne sont pas des chiens, ce sont des hommes ! Mais ces hommes ne sont plus que des animaux galeux, morveux, pelés, anxieux et abandonnés. Quand, figé par le spectacle, presque aussi raide qu’un cheval de bois, vous avez tourné une heure dans ces deux honteux manèges, il ne vous reste qu’un étonnement, c’est que ces misérables ne marchent pas à quatre pattes. L’étonnant aussi, est que ces hommes vous parlent quand vous les interrogez, et n’aboient pas. Manchots, unijambistes, hernieux, cachexiques, aveugles, tuberculeux, paralytiques, tout cela bout ensemble dans ces deux infernaux chaudrons de sorcière. Le bagne est un déchet. Ces deux camps sont le déchet du bagne. — On va tous crèver, va ! et toi aussi, si ti demeures ! C’est un Arabe. Je ne dis pas qu’il crache ses poumons, c’est fait. Il est assis dans sa case, sur son bat-flanc : feu follet qui s’élèverait de sa propre décomposition, ce feu follet a faim. — Ti pourrais pas mi faire donner une pitite boîte de lait ? Il n’y a donc pas d’hôpital ? Si. Il en est un grand à Saint-Laurent-du-Maroni. Mais on ne devient pas gibier d’hôpital comme ça, au bagne ! Il ne suffit pas d’être condamné pour franchir l’heureuse porte de cet établissement de luxe. Il faut avoir un membre à se faire couper, ou, ce qui est aussi bon, pouvoir prouver que l’on mourra dans les huit jours. Alors, et les médecins ? Les médecins sont écœurés. Les témoins les plus violents contre l’administration pénitentiaire se trouvent parmi eux. Le médecin voit l’homme. L’administration voit le condamné. Pris entre ces deux visions, le condamné voit la mort. Mille bagnards meurent par an. Ces neuf cents mourront. — Mais c’est long, monsieur, me dit celui-là, né à Bourges, c’est long !… long !… Au camp des relégués, le docteur passe chaque jeudi ; au camp des transportés, tous les dix jours. — Nous sommes malades quand nous y allons, disent-ils. Que pouvons-nous faire ? Rien à ordonner, pas de médicaments. Notre visite médicale ? une sinistre comédie ! Le cœur serré, nous avons la sensation que nous nous moquons de ces malheureux. Dans ces deux camps, on se croirait revenu à l’une des époques barbares de l’humanité, au temps sans médecins, ni pharmaciens. Alors devait s’élever sur la terre un grand mur infranchissable : d’un côté les bien portants, de l’autre les infirmes avec ce mot d’ordre : mourir. Rien. Rien à donner à neuf cents malades de toutes maladies. — Tout ce que je puis, dit le médecin, et pas toujours, c’est faire descendre quelques squelettes qui gigotent encore, pour qu’ils claquent dans un lit. La pharmacie centrale de Saint-Laurent vient de recevoir seulement — en juillet 1923 — sa commande de médicaments de 1921. On ménage le coton comme l’or et la teinture d’iode, ici, est une liqueur précieuse. Et les effectifs augmentent. Le crime monte. Assassins ! Si vous saviez ! Au fait, les autorités ont raison de ne pas élever de troupeaux en Guyane. Les quelques buffles qui rêvent dans les savanes et sont arrivés sains d’Indochine tombent malades, ici. Ils mangent l’herbe de para qu’ont souillée tous ces malheureux et les buffles attrapent ankylostomiase. Dans ce pays les hommes contaminent les bêtes. On s’accrochait à ma veste de toile. La phrase était la même : « Sortez-nous d’une façon quelconque de cet effroyable enfer. » — Tenez, me dit le docteur, au camp de la transportation, en voilà un qui me promet six pouces de fer dans le ventre chaque fois que je viens. Il a raison ! Il est malade. Il souffre. Je suis docteur, je dois le soigner et ne le soigne pas ! Ces camps sont bien présentés : cases jumelles, toits triangulaires recouverts de feuilles de bananiers. Cela fait un assez joli site. Seulement il ne faut pas s’en approcher. Les moribonds râlent sur une planche dure. Combien, devant ce spectacle, semble douce la mort dans un lit ! Voilà dix-huit tuberculeux, côte à côte, neuf de chaque côté, sous ce toit de feuilles. Ça tousse ! Ils ont des yeux ! Des yeux qui n’ont plus de regard, mais simplement une pensée. L’un me parle. Mais on tousse trop, je n’ai pas entendu. — Que dites-vous ? — C’est dur, monsieur l’inspecteur ! Eh ! oui que savent-ils ? Dans ces camps, personne, jamais, jamais ne vient. Ce sont des carmels dans la brousse, alors, pour ces hommes cloîtrés je suis monsieur l’inspecteur, monsieur le directeur, monsieur le délégué. De quoi ? ils l’ignorent, mais pour que sois ici, ce doit être sûrement de quelque chose de sérieux. L’un me dit : « Vous êtes le bon Cyrénéen du calvaire ! » L’autre : « Tendez-moi la main. » C’est déchirant. Et Jeannin, le photographe Jeannin, vient de recruter quelques escouades pour « faire une plaque ». — Non ! Jeannin, non ! Mais ils s’amènent avec leurs béquilles. Ils collaborent de bonne grâce. Devant l’appareil — ils s’en souviennent — il faut sourire. Ils sourient. Voilà le docteur Brengues, un forçat. Condamné pour avoir tué son beau-frère à Nice, il n’a cessé de crier son innocence, il revient de se promener dans le camp. On dirait un vieux berger de la Camargue. Vêtu de coutil noir, un grand bâton de bouvier à la main, sa barbe en râpe, il va sur soixante-dix ans. — Regardez autour de vous. Mais regardez donc ! Moi je subis ici une peine que j’appellerai « la peine de l’ironie ». Docteur, on m’a mis au milieu de moribonds pour que je les regarde expirer, impuissant. Je ne dis pas que ce soit un raffinement, mais, enfin, c’est un supplice, alors je m’en vais, je marche, je marche… Mais quelqu’un vient vers moi en courant, il a peur de ne pas arriver à temps. C’est un confrère, un pauvre bougre saturé de chagrin et de remords. Je me souviens fort bien de lui. Oh ! il n’a pas tué père et mère. C’est un maniaque, un ivrogne, il volait un colis dans une gare, un poulet au marché ; une fois, sur une banquette de café, il prit un paquet contenant de vieux journaux, deux bougies et un couteau. Et il rendait toujours quelque temps après. Mais il a recommencé plus de six fois et ce fut la relégation. Il pleure. Son émotion le fait bégayer. Il veut se mettre à mes genoux. Il me dit comme Brengues : — Regarde ! Regarde ! Il me répond : — Je ne pleure pas, c’est la joie ! Il me supplie : — Tu diras tout ! Tout ! pour que ça change un peu… Voilà les aveugles dans cette case. Ils sont assis les mains sur les genoux et attendent. Il en est qui se rendent volontairement aveugles avec des graines de penacoco. Au moins, ceux-ci ne voient plus ! L'interminable Huitième Avenue qui s'étire au sud-ouest de Miami et que les Cubains ont rebaptisée la calle Ocho ou la Sagüecera n'a pas changé. Un coin de passé noyé dans l'explosion de tours en verre et de constructions anarchiques qui poussent comme des champignons et transforment la ville de jour en jour. Les changements qui se sont produits calle Ocho sont d'un autre ordre. Après le triomphe de la Révolution, les anglophones ont déserté l'avenue et les Cubains se sont installés ici en masse, occupant bijouteries et parfumeries, restaurants, cafés et pompes funèbres, quincailleries et banques, boulangeries et salons de beauté.. Et chaque boutique ou échoppe a repris, par réflexe patriotique, le nom d'un endroit connu de La Havane : "El Encanto", "Fin de Siglo", "Funeraria Caballero"...
WE SPEAK ENGLISH précise parfois une pancarte. C'est à dire qu'ailleurs on ne parle qu'espagnol. "Tu sens, July? - Quoi? -La chaleur, les odeurs, les couleurs...Regarde ce paysan de Camaguey. Et la mulâtresse, là-bas, dans sa robe jaune canari collée à son gros cul, avec ses rouleaux sur la tête. Incroyable ! Ici les filles se passent un fer à repasser chaud sur le crâne pour lisser la laine crépue de leurs cheveux et mettent ensuite de gros bigoudis pour les faire onduler. Les Cubaines...le surréalisme à l'état pur! Tu entends les chancletas qu'elle porte aux pieds, ce petit claquement sec et caractéristique sur le pavé ? Comme à La Havane, place de la Cathédrale, le chant des chancletas! Ici, à Miami! Et tu veux te priver de tout ça,July! Mais respire un peu l'air de ces rues : l'arôme du café qu'on est en train de moudre, les odeurs de fruits mûrs qui s'écroulent sur les étals. Mangues juteuses, papayes aux chairs éclatées, pulpe de pamplemousse rose, exhalaisons d'ananas pourrissants et pépites pourpres des grenades ouvertes. Pourrais-tu te passer de nos kiosques à boissons avec leurs granitas acidulées, du rhum blanc et de la menthe fraîche, du jus de la canne à sucre épais, doré et savoureux ? Chez nous soleil, sexe et sueur font bon ménage. Et les épices, July ? Ne me dis pas que c'est à Boston, à New-York ou à Cincinnati que tu pourrais te payer ce carnaval pour les narines et pour les yeux! Leurs épiceries ne connaissent que les poudres défraîchies dans les tiroirs et les bocaux. Ici à Miami,comme à Cuba, les épices conservent toute leur vitalité...Leurs forces secrètes rayonnent et s'épanouissent sous les effets de la chaleur et de l'humidité. Tamarin, gousses d'ail et piments oiseaux, origan, noix de coco et de cajou, poivre vert et girofle, cannelle, sucre roux, cardamone et muscade, ah, comme ils sont puissants, enivrants! Un orgasme permanent! Le souffle du diable, July! Ici les parfums et les odeurs vous collent à la peau, et tu prétends pouvoir te passer de tout ça ?" La pêche au maquereau est un sport de combat.
Il faisait nuit sur Paris et la pluie n'avait pas cessé. On circulait au pas, au rythme du bruit des essuie-glaces du Trafic de Mansour qui couinaient de manière énervante. Il avait lui aussi enfilé un sweat à capuche. J'ai été rassuré : il était quand même sensible au froid, à a fin. Mais le sweat ne dissimilait en rien sa carrure et la taille de ses muscles. Je me suis surpris, pour la première fois depuis longtemps à regretter qu'on ne soit pas déjà au moment des illuminations de Noël. J'avais toujours trouvé ça tarte, mais là, plus on approchait de la gare du Nord, plus je trouvais l'éclairage pauvre, comme dans un pays qui sortirait d'une guerre ou qui vivrait en autarcie sous la tutelle d'un dictateur obligé de faire des économies drastiques. C'était d'ailleurs peut-être ce qui finirait par nous tomber sur le coin de la gueule, si les gugusses qu'affrontait Faroux prenaient le pouvoir. On a trouvé à se garer près du Brady. On est descendus. J'ai laissé mon sac dans le Trafic mais Mansour a pris le sien où je savais qu'il cachait une batte de base-ball. Des Chinoises plus très jeunes tapinaient aux alentours du passage au milieu de la foule majoritairement africaine. Elle était massée devant les salons de beauté spécialisés dans la peau d'ébène, des épiceries indiennes, des "Tout à 1 euro". L'oeil exercé de Mansour a repéré les dealers et le mien les gamins pickpockets, furtifs et rapides. J'ai repensé au 10 septembre 2001, quand j'avais attendu toute une nuit dans une salle du Brady jusqu'au matin, au milieu de freaks fornicateurs qui ne prisaient pas le génie d'un film aussi décisif dans l'histoire du cinéma que L'Attaque de la moussaka géante. Mais le cinéma n'appartenait plus au génial Jean-Pierre Mocky. C'était devenu un cinoche comme les autres avec une programmation peut-être un peu plus recherchée. Moi, j'avais quand même un regret pour les films de Mocky, foutraques et surréalistes, qu'on ne pouvait plus voir que là ainsi que pour les nanars érotico-horrifiques qui faisaient le bonheur d'une clientèle d'intellectuels un poil déviants. Mansour et moi, on s'est dirigés vers une prostituée asiatique, plus toute jeune, qui s'abritait juste à l'entrée du passage Brady et recevait à l'occasion des regards noirs des riverains. Elle a dit d'emblée: -Je ne fais pas les plans à trois ! -On n'est pas là pour ça... -Vous êtes flics, alors ? Vous êtes déjà passés hier, vous trouvez pas que vous charriez ... Elle prononçait "charriez" avec un accent qui rendait le mot encore plus démodé. -Ils vous ont emmenée au poste ? -Non mais, ça commence à bien faire... Elle avait l'air embêtée, tout à coup, la fille de l'empire du Milieu. Elle a sorti une clope de son sac en simili croco rose et Mansour, toujours galant homme, lui a donné du feu en demandant: -Qu'est-ce qui commence à bien faire, madame ? -Cassez-vous, là ! Vous allez me faire perdre des clients... -Si elle vous dit que vous allez lui faire perdre des clients, faudrait voir voir à comprendre... On s'est retournés : un mastard asiatique qui rendait presque fluet Mansour, nous faisait face. -On voulait juste un renseignement...ai-je dit. -Et moi, je vous dis de vous casser. Il a été surpris quand je l'ai fauché d'un revers fouetté qui l'a fait se retrouver avec son gros cul sur le trottoir mouillé. Des gens ont un peu crié autour de nous mais personne n'a vraiment cherché à s'en mêler. C'était la philosophie du lieu et de l'air du temps qui permettait de mener une vie longue et heureuse : ne pas se mêler de ce qui ne vous regarde pas et faire semblant de ne rien voir. Le mec, étourdi, a tenté de se relever. Mansour l'a pris par le colback, l'a redressé et l'a plaqué dans la première porte cochère du passage Brady. J'ai sorti le GP35, je le lui ai appliqué sous le menton. -Merde, on a déjà payé hier...a gémi le colosse. -A qui t'as donné la caillasse ? -Des collègues à vous, non ? - On n'est pas des flics, mec, ai-je répété même si j'aurais assez peu de scrupules à rançonner un salopard qui exploite les femmes. -Je suis pas comme ça. Nous les Chinois, on fait ça dans des conditions décentes. Les studios sont propres. J'ai mon salon de massage un peu plus bas. Pourquoi vous ne venez pas vous détendre un peu ? J'ai accentué la pression du GP35 et Mansour, qui m'a étonné par sa connaissance de l'argot du monde d'avant, a dit avec un certain à-propos: -ça nous intéresse pas de nous faire polir le chinois... Je n'ai pas pu m'empêcher de rigoler et le colosse a dit en déglutissant : -Vous êtes des fous furieux ou quoi ? -Non, on est juste à la recherche d'un renseignement... J'ai toujours secrètement haï les comédiens, et j'ai toujours voué une haine toute particulière aux comédiens du Burg, sauf aux très grands, comme la Wessely ou la Gold que j'ai profondément aimées ma vie durant, et le comédien de Burg que les époux Auersberger ont invité ce soir est sans nul doute l'un des plus abjects qu'il m'ait été donné de rencontrer. En sa qualité de natif du Tyrol qui a réussi, au fil de trois décennies, à conquérir les cœurs des Viennois avec Grillparzer, comme je l'ai lu un jour à son sujet, il incarne à mes yeux l'anti-art en personne, pensai-je dans le fauteuil à oreilles, il est le prototype même du cabot sans inspiration et donc sans le moindre esprit, tel qu'on l'a toujours aimé au Burgtheater et donc en Autriche d'une façon générale, l'un de ces horribles faiseurs de pathos de la clique de ceux qui éreintent chaque soir les poèmes dramatiques qu'ils sont censés représenter, et qui les démolissent et les annihilent avec leur provincialisme pervers tout en mains qui se tordent et en coups de gueule, et qui les saccagent et les annihilent. Avec leurs mimiques forcées, ces gens du Burgtheater annihilent tout depuis des décennies, pensai-je dans le fauteuil à oreilles, ce n'est pas seulement le tendre Raimund que l'on saccage depuis des décennies au Burgtheater, pas seulement le nerveux Kleist, le grand Shakespeare lui-même tombe victime des massacreurs du Burgtheater, c'est-à-dire de ceux-là mêmes qui s'imaginent être à tout jamais les dépositaires de l'art théâtral tout entier. Mais ici, dans ce pays, pensai-je dans le fauteuil à oreilles, le comédien du Burg est effectivement ce qu'il y a de plus grand, et le fait de connaître un comédien du Burg, ne fût-ce que de vue comme on dit, ou d'avoir un tel comédien chez soi ou à souper, est ressenti par l'Autrichien, et en particulier par le Viennois, comme un événement d'une importance sans pareille, en quoi l'Autrichien et particulièrement le Viennois, comme je le pensai dans le fauteuil à oreilles, se rend toujours atrocement ridicule à mes yeux- qu'il dise connaître un comédien du Burg ou qu'il dise avoir eu un comédien du Burg à l'un de ses soupers. Les comédiens du Burg sont d'épouvantables petits-bourgeois qui n'ont aucune idée de l'art du théâtre et qui ont depuis longtemps fait du Burgtheater le macabre séjour de leur dilettantisme dramatique.
Assis à la terrasse de l'hôtel, ils commandèrent deux cafés et deux verres de vieux rhum avant de se séparer. Mario Conde, plongé tous ces derniers jours dans les histoires embrouillées d'une famille juive, pleine de fautes et d'expiations, commençait à sentir que la découverte de la vérité lui avait juste servi à avoir six cents dollars en poche et une sensation de vide dans l'âme.
- J'ai apporté cette lettre, dit-il à Elías en lui tendant une enveloppe. C'est pour Andrés. -Tu ne lui écris pas par mail ? -Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Conde. Elías rit de la supposée plaisanterie qui n'en était pas une. Définitivement, Elías Kaminsky demeurait un étranger... -Je la lui porterai dès mon arrivée...Il faut aussi que je le remercie pour son aide, pour ton aide. -Je n'ai rien fait. Tout au plus t4écouter et t'éclaircir les idées. Au fait, je sais presque tout de toi, sauf le plus important. -Le plus important ? -Oui...tu ne m'as pas parlé de ta peinture. Qu'est-ce que tu peux bien peindre ? Ne me dis pas que tu peins à la manière de Rembrandt... -Non...je peins des paysages urbains. Immeubles, rues, murs, escaliers, recoins...Toujours sans aucune présence humaine. C'est comme des villes après un holocauste total. -Tu ne peins pas d'êtres humains parce que c'est interdit aux juifs ? -Non, non ça n'a plus d'importance pour personne...C'est parce que je veux représenter la solitude du monde contemporain. En réalité, dans ces paysages, il y a des individus, mais ils sont invisibles, ils se sont rendus invisibles. La ville elle-m^me les a avalés, leur a enlevé leur individualité et même leur corporéité. La ville est la prison de l'individu moderne, non ? Conde acquiesçait tout en goûtant son rhum. -Et où les invisibles trouvent-ils la liberté ? -En eux-mêmes. Dans ce lieu qui ne se voit pas mais qui existe. Dans l'âme de chacun. -Intéressant...dit Conde, intrigué mais très convaincu. Pris par cette conversation, une question qu'il avait remise à plus tard lui revint alors à l'esprit. Et le juif séfarade qui se baladait en Pologne en disant qu'il était peintre, tu sais ce qu'il peignait ? Qu'est-ce qu'il pouvait bien foutre en Pologne au moment où on y massacrait les juifs ? -Aucune idée...on ne sait même pas son nom. Mais...tu lis le français ? -Je lisais beaucoup quand j'étais à Paris...Je prenais toujours mon petit-déjeuner au Café de Flore, j'achetais Le Figaro, je me baignais dans la Seine et je parcourais la ville de long en large, bras dessus bras dessous avec Sartre et Camus... -Va te faire foutre! dit Elías quand il se rendit compte de l'énormité qu'inventait l'autre. Eh bien, il y a un livre écrit en hébreu mais traduit en français, Le Fond de l'abîme. Ce sont les mémoires d'un rabbin, un certain Hannover, qui fut témoin des massacres des juifs en Pologne entre 1648 et 1653...Un truc dément, comme vous dites. Si tu le dis, tu peux en déduire comment a fini ce juif séfarade perdu en Pologne. Je vais t'envoyer ce livre... -Et qu'est-ce qu'il peignait ? -S'il avait vraiment étudié avec Rembrandt et s'il a laissé à Moshé Kaminsky un portait d'une jeune fille juive, oui, je peux imaginer ce qu'il peignait et comment il le faisait. -Explique-moi... -Rembrandt était fascinant, commença Elías. Il tyrannisait un peu ses élèves. Il les obligeait à peindre selon ses critères, qui parfois semblent assez clairs et d'autres fois sont plutôt des expérimentations, à en juger par ce que l'on voit dans son travail. Rembrandt était un chercheur, il a passé sa vie à chercher, jusqu'à la fin, quand il était dans la dèche et qu'il a osé peindre des hommes sans yeux dans La Conspiration des Bataves...Ce qu'il voyait très clairement, c'était la relation entre l'être humain et sa représentation en peinture. Il la voyait comme un dialogue entre l'artiste, la figure qu'il représentait et le modèle. Et aussi comme la captation d'un instant fugitif qui exigeait une fixation dans le présent. Toute la puissance de ses portraits se trouve dans les yeux, dans les regards. Mais il est parfois allé bien au-delà...Il en est même arrivé à peindre des personnages sans yeux, ce qui donnait plus de force au tableau. Mais le regard, c'est ce qui que cette étude du portrait d'un jeune juif, qui a peut-être été son disciple, est remarquable. Ce petit morceau de toile est un chef d’œuvre. Plus que les yeux, dans ce portrait, comme dans celui de son ami Jan Six et dans certains des autoportraits, Rembrandt cherchait l'âme de l'homme, ce qu'il y avait de permanent et il l'a trouvé...C'est peut-être ce que ce juif hérétique avait appris de son maître et s'efforçait de faire en peignant...A mon avis. -C'est parce qu'il peignait qu'il était hérétique ? voulut préciser Conde. -Oui, cet homme violait une loi très rigide à l'époque...Toutefois, il est peut-être mort comme mon oncle, sans éprouver de remords...Personne ne peut t'obliger à peindre. Et il l'a fait, il est clair que c'était l'expression de son libre arbitre. En plus, il travaillait aux côtés de Rembrandt, rien que ça ! C'est du moins ce que j'imagine... Conde acquiesça, but son café et alluma une cigarette. -Ce juif risquait d'être condamné pour avoir représenté des êtres humains. Et toi, qui n'es presque pas juif et qui n'en a rien à foutre des condamnations, ça ne t'intéresse pas de peindre les gens. C'est dingue tout ça... -On ne sait pas pourquoi on est peintre ou pourquoi on finit par peindre d'une façon ou d'une autre, malgré toutes les explications que tu peux donner à cette question... La décision apparut à monsieur José deux jours plus tard. Habituellement, on ne dit pas qu'une décision vous apparaît, les gens sont si jaloux de leur identité, si floue soit-elle, et de leur autorité, si infime soit-elle, qu'ils préfèrent laisser croire qu'ils ont réfléchi avant de franchir le pas, pesé le pour et le contre, examiné les possibilités et les différentes solutions, et qu'ils ont enfin pris leur décision au terme d'une intense activité mentale. Il faut bien dire que les choses ne se sont jamais passées ainsi. Il est évident que personne n'aura l'idée de manger sans suffisamment d'appétit, or l'appétit ne dépend pas de la volonté, il se construit tout seul, il est la résultante de besoins corporels objectifs. Il est un problème physico-chimique dont la solution plus ou moins satisfaisante, sera trouvée dans le contenu de l'assiette. Même un acte aussi simple et routinier que descendre dans la rue acheter le journal présuppose non seulement un désir suffisant d'être informé, lequel étant désir, précisons-le, est obligatoirement appétit, effet d'activités physico-chimiques inhérentes au corps, encore que d'une nature différente, mais il présuppose aussi, par exemple, la certitude ou la conviction, ou l'espoir, non conscients, que le véhicule de distribution n'est pas en retard ou que le kiosque à journaux n'est pas fermé pour cause de maladie ou d'absence volontaire de son propriétaire. D'ailleurs, si nous nous obstinions à affirmer que c'est nous qui prenons nos décisions, il nous faudrait d'abord commencer par élucider, discerner, distinguer, qui en nous a pris la décision et qui ensuite l'exécutera, opérations à l'évidence impossible. Car en réalité ce n'est pas nous qui prenons les décisions mais bien plutôt les décisions qui nous prennent. La preuve en es que passant notre vie à exécuter successivement les actes les plus divers, nous ne les faisons pas précéder d'une période de réflexion, d'évaluation, de calcul, au bout de laquelle, et seulement alors, nous nous déclarerions en mesure de décider si nous irons déjeuner, acheter le journal ou nous lancer à la recherche de la femme inconnue.
...et la Route indéfiniment s'enfonçait, amicale et vaguement fée, filtrant à travers le sous-bois sa lumière calme et rassurante d'éclaircie, pas à pas écartant devant nous comme une main le rideau des branches.
Des pays qu'elle traversait, il me reste une image flottante, pareille à celle que pourrait laisser, plutôt qu'une terre ferme, avec tout ce que ce mot implique de précis, de mesurable, de délimité, le souvenir par exemple d'un ciel de nuages, avec ses masses confuses et brouillées, sa dérive lente au fil des heures, la montée de signes de ses ombres d'orage, et cette manière rapide qu'il a de virer tout entier du clair au sombre. Quand il se découvrait au loin, du haut d'une colline, il se disposait par grandes taches aux bords effrangés qui s'amincissaient et se fondaient au bord de l'horizon en strates confuses, finalement mêlées dans un cerne plus foncé qui fermait le regard : taches plus sombres des forêts, plus claires des plaines d'herbes, gris fumé et tremblé de vapeur des marais: l'ensemble évoquait une impression obsédante de stagnation lourde. Pourtant ce n'était pas à la sauvagerie qu'il faisait penser que plutôt à un retour vers la sauvagerie; on aurait dit parfois une grève où la marée est venue recouvrir et délaver des travaux de terrassement déjà commencés. Les traces de vie n'en étaient pas absentes, et particulièrement le long de la Route que nous suivions; mais la prise de l(homme sur ce glacis entre les terres pacifiées du Royaume et les contrées barbares s'était visiblement desserrée, à mesure que les vagues d'invasion devenaient pus fréquentes. Les signes de l’incendie, du pillage et de la mort violente n'y manquaient pas; çà et là des abatis tout récents coupaient la route, pointaient la termitière noire d'une meule brûlée, ou bien, au milieu du rectangle vide d'un défrichement déjà repris par les chardons et les orties, on voyait se dresser la carcasse d'une ferme incendiée. Mais ces rencontres gardaient plutôt le caractère d'accidents isolés, auxquels l’œil ne se résignait pas d'avance, comme lorsqu'on s'est mis en tête, une fois pour toutes, qu'on travers un "pays dévasté par la guerre"; ces décombres charbonneux s'isolaient toujours vivement et sinistrement du paysage intact, comme un troupeau ou une grange calcinés par la foudre au milieu de la verdure de juin: plutôt qu'une campagne saccagée par l'invasion, on aurait cru traverser une contrée aux étés anormalement orageux. Non, ce qui engourdissait ces campagnes peuplées de mauvais rêves, ce n'était pas la griffe appesantie d'un fléau, c'était plutôt un retrait souffreteux, une espèce de veuvage triste; l'homme avait commencé à assujettir ces étendues vagues, puis il s'était lassé d'y mordre, et maintenant le goût même de maintenir sa prise avait pourri; il s'était fait partout un reflux, un repli chagrin. Les coupes dans les forêts, qu'on apercevait de loin en loin, avaient perdu leurs angles vifs, leurs entailles nettes : maintenant une broussaille hirsute y menait son sabbat dans le plein jour des clairières, cachant les troncs nus jusqu'aux premières branches. Les taches cultivées se résorbaient, à la manière d'un étang qu'on vide par le fond, abandonnant autour d'elles les anciennes clôtures sombrées dans l'herbe haute, et tout un cerne ondulant de plantes sauvages, piqué de bouillons blancs et de coquelicots. Des petits groupes de chaumières basses qui avaient essaimé de loin en loin dans les friches, flanquées de leurs étables et de leurs greniers à foin, on n'apercevait plus que les toits ou plutôt leurs solives délavées encore barbues de chaume pourri; déjà les battait jusqu'aux chéneaux la marée des plantes laineuses et ternes des décombres. Rien ne serrait le coeur, dans les clos autrefois labourés, où les îlots de pommiers reposaient maintenant le bord même de leur couronne sur le bouillonnement des herbes folles, comme l'émeute servile de ces plantes lépreuses, poilues et griffues, couleur de poussière, qui vivent des déchets de l'homme et qu'il tient très au large de ses hautes enceintes sarclées. Elles menaient leur ronde maintenant, pleines d'escargots et de couleuvres, autour du puits, du four et du lavoir, soufflant aux murs lézardés une fraîcheur malsaine de cave.. Quelquefois, quand nous passions en vue d'une de ces épaves déjà sombrées dans les remous de l'écume verte, une curiosité triste nous écartait un moment de la Route, et, par les fenêtres arrachées, nous jetions un coup d’œil dans les pièces vides. Un grand jour blanc, sinistre, y tombait des toits crevés, faisant cligner comme un oiseau de nuit la caverne violée de la profonde maison paysanne,avec ses secrets pauvres et compliqués, le rencoignement peureux de son alcôve, ses caches à provisions, avec le suint des murs fumeux, épaissements frottés de peau humaine, la longue coulée de suie froide de sa cheminée, et, dans l'appentis carrelé de rouge, les pots à lait ébréchés encore pendus à leurs pitons au-dessus de la baratte pourrie. Ce n'était plus, comme quand on traversait les campagnes du Royaume, le sentiment du vieillissement sans remède qui nous assombrissait là : c'était, dans ces campagnes aux toits sourds et muets, sans un aboiement de chien, sans un cahotement matinal de charrette, un malaise physique à la fois diffus et violent, le sentiment d'être fourvoyé en rêve dans un pays qui se lève inexplicablement tard. J'ai pu rassembler ce qui me restait de forces, pour rester intensément à l'écoute du flux qui se retirait et revenait sans cesse avec les semences de ma volonté de vivre. J'ai pu me mettre debout en moi-même en dépit de l'engourdissement terrible dû au poison à zombie dans mes veines, malgré l'atmosphère irrespirable, j'ai écouté vivre mes plus belles années dans la houle secrète du golfe. J'ai échappé aux parois rigides du cercueil, à la rigidité cadavérique, à l'horreur de la mort zombie, à cet espace horriblement oppressant. Je me suis lancée au grand dehors ensoleillé de Jacmel. Ça a pu être comme autrefois, dans l'enfance ou l'adolescence avancée, quand il m'arrivait, couchée à même la mosaïque du balcon ouvert sur le golfe, de demeurer longuement aux aguets des moindres frémissements de la vie. Alors l'enchantement commençait pour moi au jardin. Pour notre plaisir, mon père, en botaniste amateur, avait voulu y faire épanouir, outre la flore spécifiquement haïtienne et dominicaine, le paysage de toute la Caraïbe, de Cuba à Trinidad, en passant par Porto Rico, la Jamaïque, la Martinique, la Guadeloupe et l'ensemble insulaire des Petites Antilles. Ainsi prospérait autour de la maison un échantillon de chaque espèce de plantes à fleurs, des plus humbles aux plus spectaculaires : du raisinier-bord-de-mer à l'olivier-montagne, de la liane à crabes au palmiste des hauts, du bois-cannelle à odeur de cassis aux fougères arborescentes, de l'herbe-mal-de-tête au balisier; sans parler des flamboyants, lauriers, amaryllis, rosiers, orchidées, bougainvillées et jasmins grimpants, hibiscus, palmiers nains; sans compter les arbres fruitiers : cocotier, goyavier, quenêpier, corossolier, arbre à pain, manguier, caïmitier, citronnier,oranger, avocatier, cirouellier, tamarinier; et tant d'autres essences qui étaient mes amies: gommier rouge, mapou gris, bois-piano, raquette, mimosa, cachiman-montagne, magnolia, bois-diable, myrtille des hauteurs. Toute la flore des imaginations caraïbes était à la portée de mes yeux et de mes mains, au service de leur ivresse du matin et du soir. Avec sa centaine d'espèces, notre jardin était une sorte de fête botanique représentative du littoral comme de la végétation d'altitude, de la forêt comme des plantes ornementales. A seize ans, je parodiais insolemment un poète surréaliste en portant au féminin sa mythologie de macho du lyrisme moderne : "Tout le bizarre de la jeune fille, et ce qu'il y a en elle de vagabond et d'égaré, sans doute pourrait-il tenir dans ces deux syllabes : jardin." Tout en moi, l'esprit d'enfance, la sensualité dévorante, le don d'émerveillement à l'haïtienne, l'humeur primesautière à la française, toute ma joie d'être au monde, faisait le dos rond et les fesses plus lyriquement rondes encore au pied des arbres et dans les haies ensoleillées de notre jardin. Durant les jours trop accablants de soleil, je suspendais ma torpeur à la fraîcheur des lianes et ma chair elle-même, au-delà de ses limites en feu, devenait la liane rafraîchissante où grimpaient mes plus ardentes rêveries. Doux à mes pieds nus était le gazon qui descendait en pente douce aussi jusqu'au bord de la mer! Tendres et fraîches étaient les ombres sous les manguiers du midi! Parfumés étaient tous mes rêves d'adolescente par les odeurs du jardin! Comme d'autres partaient sans but sur les routes, mettant à l'épreuve de divers climats leur rage vagabonde de vivre, à toute heure il me suffisait de descendre au jardin pour faire le tour des bonnes et joyeuses fièvres du mondes!
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