De quelque côté qu'il l'envisageât, la situation était difficile. Wormold avait pris l'habitude de toucher des faux frais pour l'ingénieur Cifuentes et le professeur, et des émoluments mensuels pour lui-même, l'ingénieur-chef du Juan-Belmonte, et Térésa, la danseuse nue. Le pilote d'aviation ivrogne recevait généralement son salaire en whisky. L'argent que Wormold accumulait, il le déposait sur son compte en banque, ce serait une dot pour Milly, un jour. Naturellement, il lui fallait, pour justifier ses paiements, fournir une série régulière de rapports. A l'aide d'une grande carte, du Time hebdomadaire qui consacrait un généreux espace à Cuba dans sa rubrique sur l'hémisphère occidental, de diverses publications diffusées par le gouvernement, et surtout en se servant de son imagination, il était arrivé à rédiger au moins un rapport par semaine, et jusqu'à l'arrivée de Béatrice, il avait gardé libres ses soirées du samedi pour son travail personnel. Le professeur était le spécialiste des questions économiques, et l'ingénieur Cifuentes s'occupait des mystérieuses constructions dans les montagnes d'Oriente (ses rapports étaient parfois confirmés, parfois contredits par le pilote cubain - contradiction qui ajoutait une saveur d'authenticité). L'ingénieur-chef fournissait des renseignements sur les conditions de travail à Santiago, Matanza et Cienfuegos, et signalait une agitation croissante dans la marine. Quant à la danseuse nue, elle était une mine de détails croustillants sur la vie privée et les bizarreries sexuelles du ministre de la Défense et du directeur des Postes et Télégraphes. Ses rapports ressemblaient étrangement à certains articles du magazine Confidencial, au sujet des stars du cinéma, car l'imagination de Wormold en ce domaine n'était pas très fertile. Mais depuis l'arrivée de Béatrice, Wormold avait, outre ses exercices du samedi soir, bien des causes d'inquiétude. Il y avait non seulement l'enseignement de base que Béatrice insistait pour lui donner en microphotographie, il y avait aussi tous les câbles, plus il en recevait. Toutes les semaines, Béatrice manifestait plus vivement son impatience de le remplacer dans ses rapports avec ses agents. C'était contre toutes les règles, disait-elle, qu'un chef de réseau rencontre en personne ses propres sources de renseignements. Un soir, il l'emmena dîner au Country Club, et la malchance voulut que l'ingénieur Cifuentes fût appelé au téléphone. Un homme grand, très maigre, et qui louchait, se leva d'une table proche de la leur. - Est-ce Cifuentes ? demanda Béatrice sèchement. - Oui. - Mais vous m'avez dit qu'il avait soixante-cinq ans. - Il fait plus jeune que son âge. - Vous m'avez dit qu'il avait une bedaine. - Je n'ai pas dit bedaine, mais badane. C'est un mot du dialecte local qui signifie strabisme. Il l'avait échappé belle. Après cela elle se mit à s'intéresser à un personnage plus romantique né de l'imagination de Wormold, le pilote de la Cubana. Elle travaillait avec enthousiasme à compléter l'établissement de sa fiche et exigeait pour le faire les détails les plus personnels. Raoul Dominguez avait, certes, une histoire touchante. Il avait perdu sa femme dans un massacre pendant la guerre civile espagnole et il avait été déçu par les deux partis et surtout par ses amis communistes. Plus Béatrice demandait à Wormold de détails sur lui, plus son personnage se développait, et plus elle était désireuse de faire sa connaissance. Parfois Wormold ressentait une pointe de jalousie à l'endroit de Raoul et il essaya de noircir le portrait qu'il faisait de lui. - Il lui faut sa bouteille de whisky par jour. - C'est un moyen d'évasion pour lutter contre la solitude et les souvenirs, rétorqua Béatrice. N'éprouvez-vous jamais le désir de vous évader ? - Je suppose que cela nous arrive à tous, un jour ou l'autre. - Je connais cette sorte de solitude, dit-elle avec sympathie. Est-ce qu'il boit toute la journée ? - Non. Le pire se passe vers deux heures du matin. Quand il s'éveille, ses pensées l'empêchent de se rendormir. Wormold était surpris de la rapidité avec laquelle il répondait à n'importe quelle question concernant ses créations: celles-ci semblaient vivre au seuil même du conscient, il n'avait qu'à allumer une certaine lumière pour les voir distinctement, figées dans une attitude conforme à leur personnage. Un anniversaire de la naissance de Raoul tomba peu de temps après l'arrivée de Béatrice : elle suggéra de lui envoyer en cadeau une caisse de champagne. - Il n'y touchera pas, dit Wormold, sans savoir pourquoi. Il souffre d'aigreurs d'estomac. Chaque fois qu'il boit du champagne, il est couvert de boutons. Tandis que le professeur, lui, ne boit pas autre chose. - C'est un goût couteux. - Un goût dépravé, corrigea Wormold sans réfléchir. Il préfère le champagne espagnol. Il était parfois un peu épouvanté de la façon dont ces gens grandissaient dans le noir à son insu. Que faisait Térésa, au fond de sa cachette ? Il préférait n'y pas songer. Le cynisme avec lequel elle décrivait sa vie auprès de ses deux amants le choquait souvent. Mais le problème immédiat était Raoul. Il y avait des moments où Wormold pensait que sa vie aurait été plus facile s'il avait choisi de vrais agents. Le moment où il pouvait le mieux réfléchir était en prenant son bain. Un matin qu'il concentrait énergiquement sa pensée, il perçut une explosion de protestations indignées, un poing martela la porte plusieurs fois, quelqu'un dévala l'escalier à grand bruit, mais il avait atteint un moment créateur et ne pouvait se soucier de rien au monde qui fût extérieur à la vapeur montant de sa baignoire. Raoul venait d'être congédié par la compagnie aérienne Cubana pour ivrognerie. Il était désespéré, sans travail, il avait eu une entrevue très désagréable avec le Capitaine Segura, qui avait menacé... - Êtes-vous malade ? criait Béatrice du dehors. Êtes-vous mourant ? Dois-je enfoncer la porte ? |
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Nous avons pu retourner deux fois encore en caravane jusqu'au camp. Pour participer à l'avant-dernière caravane, maman était venue de la capitale avec oncle Luciano et tante Eusebia, auprès desquels elle vit pour l'instant. Don Pancho aussi, avec ses béquilles, nous accompagnait; en cours de route, les gendarmes l'ayant obligé à descendre de voiture, il n'avait d'autre ressource que de se joindre à notre groupe. Autour de nous il y avait peu de gardiens, peut-être parce que nous étions peu nombreux. Le chemin me parut plus long et plus pénible que la première fois. Il fallait avancer lentement à cause de don Pancho et de ses béquilles, derrière lequel nous nous tenions. De toute façon, arriver plus tôt nous aurait été inutile, car après avoir été fouillés et nous être reposés un peu, nous dûmes encore attendre avant de voir passer les prisonniers, par la brèche des barbelés contre laquelle on nous permettait de nous appuyer pour les regarder rentrer. Entre les charrettes et les arbres il était impossible de les distinguer. Ils s'avançait derrière un champ de blé qui estompait encore leurs silhouettes. On aurait dit que le champ de blé se calcinait sur leur passage.
La seconde caravane fut plus réduite encore puisque nous étions les seuls à la constituer. La loi du peloton venait, une nouvelle fois, d'être appliquée dans le ravin. D'énormes affiches l'annonçaient à tous les coins de rues. Au-dessous une note précisait que les prisonniers avaient été envoyés devant le tribunal de répression et qu'il était donc inutile de chercher à leur rendre visite. N'ayant pas reçu de nouvelles de papa, nous étions dans l'angoisse à la pensée qu'ils l'avaient peut-être déporté dans un autre camp. Un seul gendarme nous escortait. Le gendarme se montra très correct. Il nous posa quelques questions puis essaya de nous réconforter; il était agréable de voir qu'il nous comprenait, de savoir qu'il ne nous espionnait pas; il me laissa même voir son fusil, que je regardai non plus comme une menace mais comme une curiosité. Nous arrivâmes au camp. Je crois que le gendarme était aussi impatient que nous de savoir quelque chose. Le nombre de prisonniers avait diminué et nous aperçûmes rapidement papa. Oui, c'était lui, cet inconnu. Il avait beaucoup changé, mais, malgré tout, je le découvris parmi les autres, je retrouvai sa manière d'être lui-même. (Je pensai aux années passées sans le voir. Non, cela ne faisait pas des années ! Qu'est-ce qu'une année ? Je me demande souvent ce que peut bien "signifier" une année et je suis surprise de ne pas le savoir. Une année c'est beaucoup de temps, beaucoup de temps sans voir papa. Mais qu'est-ce que le temps ?) On lui a permit de s'approcher à dix pas de nous. Il était très pâle et silencieux, comme s'il avait perdu la mémoire et, pour cette raison, n'avait pas pu parler; il ne bougeait pas. Nous avançâmes à la limite des barbelés. Un silence très lourd nous enveloppait; de ne plus nous voir nous avions perdu l'habitude de nous parler. Nous ne nous sentions plus le courage que de nous regarder. Le gendarme partageait les mêmes sentiments. Je le sus parce qu'il posa son fusil, comme si celui-ci l'avait embarrassé. Il dit: "La petite..." essayant d'expliquer quelque chose, mais s'interrompit aussitôt. Ce furent les seuls mots qui furent prononcés. Puis ils entraînèrent papa par le bras, et il se laissa emmener comme un malade, ou comme un fou, la bouche grande ouverte: il repartait à reculons sans comprendre. Il me rappela ce fou qui, à la Laguna, avalait des papiers. Mais papa n'avalait rien. Maman essaya de crier: le cri s'étouffa dans sa gorge et elle s'évanouit. Papa, qui s'éloignait, redevenait une ombre parmi le blé, une ombre que, de l'autre côté du champ, je vis s'accrocher longtemps, aux pointes des barbelés. Grand-père soignait maman, étendue sur l'herbe. Je m'assis auprès de lui. J'arrachai quelques brins d'herbe et je me mis à les mastiquer. J'imaginai que j'étais un peu d'herbe en train de croître sous la pluie; j'aurais voulu que la nuit se fît à jamais. Il était toujours prêt à se débiner, et on savait que si on allait avec lui, on ne jouait pas seulement à des jeux de gosse et qu'on ne ratait pas une seule occasion, chaque fois il arrivait quelque chose : on parlait, on rencontrait quelqu'un, on trouvait un nid spécial ou une bête qu'on n'avait jamais vue, on arrivait dans un endroit nouveau, bref, il y avait toujours quelque chose à gagner, un événement à raconter. Et puis, moi, Nuto me plaisait parce que nous étions d'accord et qu'il me traitait comme un ami. Déjà, alors, il avait ces yeux perçants, des yeux de chat, et quand il avait dit une chose, il terminait par : "Si je me trompe, corrige-moi." Ce fut ainsi que je commençai à comprendre qu'on ne parle pas seulement pour parler, pas seulement pour dire "j'ai fait ceci", "j'ai fait cela", "j'ai mangé et bu", mais qu'on parle pour se faire une idée, pour comprendre comment va ce monde. Jamais je n'avais pensé à cela auparavant. Et Nuto en savait long, il était comme un grand; certains soirs d'été, il venait veiller sous le pin - sur la terrasse, il y avait Irene et Sylvia et il y avait aussi la mère de Santa - et il plaisantait avec tout le monde, se moquait des plus ridicules, racontait des histoires de fermes, de malins et d'idiots, de musiciens et de discussions avec le curé, et l'on eût dit que c'était son père qui parlait. Le sor Matteo lui disait :" On verra ce que tu feras quand tu seras soldat. Au régiment, on te fait passer toutes tes lubies", et Nuto répondait: "Il est difficile de nous les faire passer toutes. Vous n'entendez pas combien il y en a dans ces vignes ?"
Pour moi, écouter ces propos, être ami de Nuto, le connaître comme ça, cela me faisait l'effet de boire du vin et d'entendre jouer de la musique. J'avais honte de n'être qu'un gosse, qu'un domestique, de ne pas savoir pérorer comme lui, et il me semblait que tout seul je ne réussissais jamais à rien faire. Mais lui me donnait confiance, me disait qu'il voulait m'apprendre à jouer du bugle, m'emmener à la fête de Canelli et me faire tirer dix balles dans la cible. Il me disait qu'on ne reconnaît pas un ignorant au travail qu'il fait mais à la manière dont il le fait, et que, certains matins en se réveillant, il avait envie lui aussi de se mettre à l'établi et de commencer à fabriquer une belle petite table. "Pourquoi as-tu peur ? me disait-il. Une chose s'apprend en la faisant. Il suffit d'en avoir envie...Si je me trompe, corrige-moi." Les années qui suivirent, j'appris de Nuto beaucoup d'autres choses - ou peut-être était-ce seulement que je grandissais et que je commençais à comprendre de moi-même. Mais ce fut lui qui m'expliqua pourquoi Nicoletto était aussi salaud. "C'est un ignorant, me dit-il. Parce qu'il habite Alba, qu'il porte des souliers tous les jours et que personne ne le fait travailler, il croit valoir plus qu'un paysan comme nous. Et ses parents l'envoient à l'école. C'est toi qui l'entretiens, en travaillant les terres de sa famille. Lui ne le comprend même pas." Ce fut Nuto qui me dit qu'avec le train on va partout et que quand la voie ferrée se termine commencent les ports et que les bateaux partent à l'heure, que le monde entier est un enchevêtrement de routes et de ports, une succession de gens qui voyagent, qui font et qui défont, et que partout il y a des gens capables et des cons. Il me dit aussi les noms de tas de pays et qu'il suffisait de lire le journal pour en apprendre de toutes les couleurs. De la sorte, certains jours où j'étais dans les champs, dans les vignes au-dessus de la route, bêchant au soleil, et que j'entendais à travers les pêchers le train arriver et emplir la vallée, filant vers Canelli ou en venant, à ces moments-là je m'immobilisais au-dessus de ma bêche, et je regardais la fumée, les wagons, et je regardais Gaminella, le petit castel de Nido, et vers Canelli et Calamandrana, et vers Calosso, et j'avais l'impression d'avoir bu du vin, d'être un autre, d'être comme Nuto, d'arriver à valoir autant que lui et qu'un beau jour, je prendrais moi aussi ce train pour aller Dieu sait où. Le processus par lequel l'homme cherche à s'organiser en humanité est aussi ancien que les premières lois et les premières communautés; et si, au bout de tant de millénaires, il n'a abouti qu'à creuser un abîme sans fond entre les races, les nations, les classes et les philosophies, il faut bien avouer que cette funeste tentative historique de faire de tous les hommes, tant bien que mal, une humanité, a essuyé un échec définitif et tragique. Nous commençons enfin à nous en rendre compte; d'où les tentatives et les plans pour unifier la société humaine d'une autre façon : en faisant radicalement place à une seule nation, à une seule classe ou une seule foi. Mais qui saurait nous dire à quel point nous sommes déjà contaminés par l'inguérissable maladie de la différenciation ? Tôt ou tard, chaque entité apparemment homogène devra inévitablement se désagréger en un pêle-mêle hétérogène de différents intérêts, partis, classes, etc. qui lutteront les uns contre les autres ou qui souffriront d'avoir à coexister. Il n'y a pas d'issue. Nous tournons dans un cercle vicieux; mais l'évolution ne tournera pas toujours en rond. La nature s'est chargée de résoudre le problème en faisant place aux salamandres.
Ce n'est point un hasard, philosophait Wolf Meynert, que les salamandres n'aient commencé à jouer un rôle qu'au moment où la maladie chronique de l'humanité, cet immense organisme mal bâti et en perpétuelle désagrégation, s'oriente vers l'agonie. Sauf quelques exceptions sans importance, les salamandres représentent une immense entité homogène; elles n'ont pas jusqu'à présent créé des races, des langues, des nations, des Etats, des fois, des classes ou des castes vraiment différenciés; elles n'ont ni maîtres ni esclaves, ni groupes libres ou asservis, ni riches ni pauvres; il existe certes entre elles des différences créées par la division du travail qui leur est imposée, mais, en elle-même, c'est bien une masse homogène, égale, du même grain pour ainsi dire, aussi primitive dans toutes ses parties du point de vue biologique, aussi pauvrement équipée par la nature, aussi opprimée et subissant le même niveau de vie médiocre..Le dernier des hommes connaît des conditions infiniment meilleures, il jouit de biens matériels et culturels incomparablement plus nombreux que ces milliards de salamandres civilisées. Et pourtant il n'apparaît pas que les salamandres en souffrent. Au contraire. Nous voyons bien qu'elles n'ont besoin de rien de ce en quoi l'homme recherche un soulagement et une échappatoire aux erreurs métaphysiques et à l'angoisse de la vie, elles se passent de philosophie, de vie éternelle et d'art; elles ignorent la fantaisie, l'humour, la mystique, le jeu ou le rêve; elles ont un sens réaliste de la vie. Elles sont aussi éloignées de nous autres hommes que les fourmis ou les harengs; elles ne s'en distinguent que par le fait qu'elles se sont adaptées à un autre milieu vital, c'est-à-dire à la civilisation humaine. Elles s'y sont installées à l'instar de chiens dans les demeures des hommes; elles ne sauraient vivre sans eux, mais elles ne cessent d'être ce qu'elles sont : une race animale très primitive et fort peu différenciée. Il leur suffit de vivre et de se multiplier: elles peuvent même être heureuses, n'étant point troublées par un sentiment d'inégalité entre elles. Elles sont tout simplement homogènes. C'est pour cela qu'elles pourront un beau jour, oui, n'importe quel jour prochain réaliser sans difficulté ce que les hommes n'ont pu réussir : leur unité d'espèce dans le monde entier, leur société mondiale, en un mot l'universalité des salamandres. Ce jour-là marquera la fin de l'agonie millénaire du genre humain. Il n'y aura pas assez de place sur notre planète pour deux tendances à l'hégémonie mondiale. L'une doit céder. Nous savons déjà laquelle. A l'heure actuelle, environ vingt milliards de salamandres civilisées vivent sur la planète, c'est-à-dire qu'elles sont dix fois plus nombreuses que les hommes. Il en ressort, tant par nécessité biologique que par logique historique, que les salamandres, étant opprimées, devront se libérer; étant homogènes, elles devront s'unir; et, devenant ainsi la plus grande puissance que le monde ait connue, elles devront assumer le pouvoir dans le monde. Pensez-vous qu'elles seront assez folles pour épargner les hommes ? Parfois la mer en mai est jaune des emblavures du colza fleuri et l'odeur passe, aux dimensions du vent. Sur des chemins à peine tracés notre navire tantôt se lève, tantôt retombe au bas d'une vague d'herbe. Long navire ondulant qui tourne, se faufile pour le simple jeu de flotter sans même s'accrocher aux arbustes et frôle les grappes des cytises. Il arrive que, la main levée, nous croisions un tracteur dont le moteur à deux temps avec une régulière patience fend l'épaisseur des flots verts ondoyants. De tous verts différents la mer, le bleuâtre des blés, l'avoine jaunissante, l'herbe crue, et plus sombres par grandes traînées selon la hauteur des fonds dans la terre. La carapace d'un insecte, les ailes d'un papillon, les pétales d'une fleur, l'ascension verticale d'une chenille au milieu de la plaine, rassemblent sur le pont l'équipage en cercle de têtes échevelées qui se penchent. Vallonnement des champs comme une houle pétrifiée, ou qui ne bouge que lentement, d'une façon sous les pieds assez imperceptible. A la crête arrondie de ses vagues, ou le long d'un creux qui n'en finit plus de gonfler et prêts à être par lui projetés vers le ciel, nous cheminons en file, parfois enfouis jusqu'aux épaules dans le frémissement de l'orge. Quand sont fanées les centaurées dont le bord des blés était bleu, la mer devient violette par endroits de sauge odorante. Nous cueillons de grandes scabieuses et le muscari à toupet. Les couloirs du vent font se moirer la surface végétale de brillant et de clair, de lisse ainsi que les courants sur la mer. Les chemins, sillages, serpentent dans l'âcre des verts et montent, se perdent au ras de l'horizon. Où paraîtra une pointe de clocher balancée comme un mât derrière la courbure de la mer. En savates de corde et coiffés de chapeaux que nous avons pris sur la tête des veilleurs de blé, ou dans les échouages de vieux objets. (Colliers ouverts, paniers crevés, grès sans leurs anses, étrilles rouillées à la sueur des chevaux de la mer, vieux fanaux des nuits ventées, moulins à café, là nous trouvons parmi les poulies, le grillage, les cordages rompus, de bons chapeaux de paille, avec des trous.) A l'abri de quelques pins noirs pour manger, tout le jour nous sommes au large, sur la houle des champs. Et ne sont plus visibles déjà les villages aux tuiles sédimentaires. Rassemblées comme une île les maisons qui s'attachent à la terre, avec leurs pierres angulaires de craie, portant des noms de rues anciennes et qui enserrent un lavoir au milieu de la mer mouvante, au creux de ce tourbillon lent des céréales qui tournent en larges plaques versantes. Quand après les conversations du soir sont éteintes les lampes, que reste le feu dans les cheminées face à face et le bruit de l'horloge entre elles, la lumière lunaire coule à travers les rideaux de filet jusqu'aux pavés hexagonaux. Alors malgré l'abri, le repos dans cette pâleur qui baigne les chaises de jonc et fait une ombre aux bouquets de graines sèches, malgré le précieux et doux balancement de l'horloge, nous sentons que le vide entre les sphères nous requiert. Nuit à passer en mer. Un à un, sans lanterne, épaissis de chandails, d'imperméables déchirés, de bottes, chapeaux noirs, nous franchissons la porte. Dehors, un grand clair de lune immobile, et pas de nuage en vue. L'herbe scintille à mesure que nous écartons sa rosée, elle glisse à nos flancs par vagues basses et luisantes. Ainsi nous naviguons vers une confusion de la terre et du ciel. Mer bientôt blonde sur ses orges, mer chevelue de seigles roux. Nous sommes là simplement pour voir. Pour marcher de façon précaire au bord d'une sphère sur son orbe. Et nous croyons que rien n'entame le regard de l'homme vers la mer. Marée montante du blé vert, reflux des pailles qui laissent le chaume aride. Dans l'étendue du ciel béant les oiseaux n'ont pas coutume de se percher, ils nichent sur le sol, faute de branches passent en élévation, ou chutes, leur vie criante. Alouettes que leur chant maintient hautes, qui soudain tombent en deux ou trois paliers, et devant notre étrave le vol de l’œdicnème. D'entre les vagues céréales mûrissantes sort l'appel d'une caille, nous la nommons. Sensibles à cette respiration longue qui nous fait sur les champs monter descendre, à l'ample courbe qui jusqu'au lointain baisse relève les champs avec lenteur, nous allons sous la voile du ciel tendu, à chacun pour seule mâture sa verticalité, d'espace ivres.
"Patience, mes filles ! Munyal ! Telle est la seule valeur du mariage et de la vie. Telle est la vraie valeur de notre religion, de nos coutumes, du pulaaku. Intégrez-la dans votre vie future. Inscrivez-la dans votre coeur, répétez-la dans votre esprit! Munyal, vous ne devrez jamais l'oublier !" fait mon père d'une voix grave.
La tête baissée, l'émotion me submerge. Mes tantes nous ont amenées, Hindou et moi, dans l'appartement de notre père. A l'extérieur, l'effervescence de ce double mariage bat son plein. Les voitures se sont déjà garées. Les belles familles attendent, impatientes. Les enfants, excités par cet air de fête , crient et dansent autour des véhicules. Nos amies et nos sœurs cadettes, inconscientes de l'angoisse dans laquelle nous sommes, se tiennent à nos côtés. Elles nous envient, rêvant du jour où elles seront aussi les reines de la fête. Les griots, accompagnés de joueurs de luth et de tambourin, sont là. Ils chantent à tue-tête des louanges en l'honneur de la famille et des nouveaux gendres. Mon père, lui, est assis sur son canapé favori. Il sirote tranquillement un verre de thé parfumé au clou de girofle. Hayatou et Oumarou, mes oncles, sont également présents, entourés de quelques amis proches. Ces hommes sont censés nous transmettre leurs derniers conseils, nous énumérer nos futurs devoirs d'épouses puis nous dire adieu - non sans nous avoir accordé leur bénédictions. "Munyal, mes filles, car la patience est une vertu. Dieu aime les patientes, répète mon père, imperturbable. J'ai aujourd'hui achevé mon devoir de père envers vous. Je vous ai élevées, instruites, et je vous confie ce jour à des hommes responsables ! Vous êtes à présent de grandes filles - des femmes plutôt ! Vous êtes désormais mariées et devez respect et considération à vos époux." (...) "Munyal, mes filles !" dit mon oncle Hayatou. Puis il marque une pause, se racle la gorge avant d'énumérer d'un ton grave : "Respectez vos cinq prières quotidiennes. "Lisez le Coran afin que votre descendance soit bénie. "Craignez votre Dieu. "Soyez soumise à votre époux. "Épargnez vos esprits de la diversion. "Soyez pour lui une esclave et il vous sera captif. "Soyez pour lui un champ et il sera votre pluie. "Soyez pour lui un lit et il sera votre case. "Ne boudez pas. "Ne méprisez pas un cadeau, ne le rendez pas. "Ne soyez pas colériques. "Ne soyez pas bavardes. "Ne soyez pas dispersées. "Ne suppliez pas, ne réclamez rien. "Soyez pudiques. "Soyez reconnaissantes. "Soyez patientes. "Soyez discrètes. "Valorisez-le afin qu'il vous honore. "Respectez sa famille et soumettez-vous à elle afin qu'elle vous soutienne. "Aidez votre époux. "Préservez sa fortune. "Préservez sa dignité. "Préservez son appétit. Qu'il ne s'affame jamais à cause de votre paresse, de votre mauvaise humeur ou encore à cause de votre mauvaise cuisine. "Epargnez sa vue, son ouïe, son odorat. "Que jamais ses yeux ne soient confrontés à ce qui est sale dans votre nourriture ou dans votre maison. "Que jamais ses oreilles n'entendent d'obscénités ou d'insultes provenant de votre bouche. "Que jamais son nez ne sente ce qui pue dans votre corps ou dans votre maison, qu'il ne hume que parfum et encens." Ses mots s'incrustent dans mon esprit. Je sens mon coeur se briser en réalisant que je suis en train de vivre mon cauchemar des jours précédents. Jusqu'au dernier moment, naïvement, j'ai espéré un miracle qui m'épargne cette épreuve. Une rage impuissante et muette m'étrangle. Envie de tout casser, de crier, de hurler. (...) "Que jamais vos parents ne sachent ce qui est désagréable dans votre foyer, gardez secrets vos conflits conjugaux, ne cultivez pas l'aversion entre vos deux familles car vous vous réconcilierez, alors que la haine que vous sèmerez perdurera", ajoute oncle Hayatou. Après un silence, mon père reprend sur le même ton grave et autoritaire : "A partir de maintenant, vous appartenez chacune à votre époux et lui devez une soumission totale, instaurée par Allah. Sans sa permission, vous n'avez pas le droit de sortir ni même celui d'accourir à mon chevet ! Ainsi, et à cette seule condition, vous serez des épouses accomplies !" - À quoi penses-tu, Bel-Gazou ?
- À rien, maman. C’est bien répondu. Je ne répondais pas autrement quand j’avais son âge, et que je m’appelais comme s’appelle ma fille dans l’intimité, Bel-Gazou. D’où vient ce nom, et pourquoi mon père me le donna-t-il ? Il est sans doute patois et provençal - beau gazouillis, beau langage - mais il ne déparerait pas le héros ou l’héroïne d’un conte persan… « À rien, maman. » Il n’est pas mauvais que les enfants remettent de temps en temps, avec politesse, les parents à leur place. Tout temple est sacré. Comme je dois lui paraître indiscrète et lourde, à ma Bel-Gazou d’à présent ! Ma question tombe comme un caillou et fêle le miroir magique qui reflète, entourée de ses fantômes favoris, une image d’enfant que je ne connaîtrai jamais. Je sais que pour son père, ma fille est une sorte de petit paladin femelle qui règne sur sa terre, brandit une lance de noisetier, pourfend les meubles de paille et pousse devant elle le troupeau comme si elle le menait en croisade. Je sais qu’un sourire d’elle l’enchante, et que lorsqu’il dit tout bas : « Elle est ravissante en ce moment », c’est que ce moment-là pose, sur un tendre visage de petite fille, le double saisissant d’un visage d’homme… Je sais que pour sa nurse fidèle, ma Bel-Gazou est tour à tour le centre du monde, un chef-d’œuvre accompli, le monstre possédé d’où il faut à chaque heure extirper le démon, une championne à la course, un vertigineux abîme de perversité, une dear little one, et un petit lapin… Mais qui me dira ce qu’est ma fille devant elle-même ? À son âge - pas tout à fait huit ans - j’étais curé sur un mur. Le mur, épais et haut, qui séparait le jardin de la basse-cour, et dont le faîte, large comme un trottoir, dallé à plat, me servait de piste et de terrasse, inaccessible au commun des mortels. Eh oui, curé sur un mur. Qu’y a-t-il d’incroyable ? J’étais curé sans obligation liturgique ni prêche, sans travestissement irrévérencieux, mais, à l’insu de tous curés. Curé comme vous êtes chauve, monsieur, ou vous, madame, arthritique. Le mot « presbytère » venait de tomber, cette année-là, dans mon oreille sensible, et d’y faire des ravages. « C’est certainement le presbytère le plus gai que je connaisse… » avait dit quelqu’un. Loin de moi l’idée de demander à l’un de mes parents : « Qu’est-ce que c’est, un presbytère ? » J’avais recueilli en moi le mot mystérieux, comme brodé d’un relief rêche en son commencement, achevé en une longue et rêveuse syllabe… Enrichie d’un secret et d’un doute, je dormais avec le mot et je l’emportais sur mon mur. « Presbytère ! » Je le jetais, par-dessus le toit du poulailler et le jardin de Miton, vers l’horizon toujours brumeux de Moutiers. Du haut de mon mur, le mot sonnait en anathème : « Allez ! vous êtes tous des presbytères ! » criais-je à des bannis invisibles. Un peu plus tard, le mot perdit de son venin, et je m’avisai que « presbytère » pouvait bien être le nom scientifique du petit escargot rayé jaune et noir… Une imprudence perdit tout, pendant une de ces minutes où une enfant, si grave, si chimérique qu’elle soit, ressemble passagèrement à l’idée que s’en font les grandes personnes… - Maman ! regarde le joli petit presbytère que j’ai trouvé ! - Le joli petit… quoi ? - Le joli petit presb… Je me tus, trop tard. Il me fallut apprendre — « Je me demande si cette enfant a tout son bon sens… » - ce que je tenais tant à ignorer, et appeler « les choses par leur nom… » - Un presbytère, voyons, c’est la maison du curé. - La maison du curé… Alors, M. le curé Millot habite dans un presbytère ? - Naturellement… Ferme ta bouche, respire par le nez… Naturellement, voyons… J’essayai encore de réagir… Je luttai contre l’effraction, je serrai contre moi les lambeaux de mon extravagance, je voulus obliger M. Millot à habiter, le temps qu’il me plairait, dans la coquille vide du petit escargot nommé « presbytère » … - Veux-tu prendre l’habitude de fermer la bouche quand tu ne parles pas ? À quoi penses-tu ? - À rien, maman… … Et puis je cédai. Je fus lâche, et je composai avec ma déception. Rejetant les débris du petit escargot écrasé, je ramassai le beau mot, je remontai jusqu’à mon étroite terrasse ombragée de vieux lilas, décorée de cailloux polis et de verroteries comme le nid d’une pie voleuse, je la baptisai « Presbytère », et je me fis curé sur le mur. Derrière le paysage raturé fait ce qu'il peut pour exister, campagne déserte, champs qui prennent l'eau, chemins de plus en plus boueux; et puis une maison qui au milieu de toute cette nature donne l'impression d'être parfaitement solitaire, calme et tranquille, alors même que son contrechamp, c'est le train, plusieurs fois par jour, qui transporte des milliers de voyageurs dont les silhouettes s'aperçoivent depuis ses fenêtres - parmi lesquelles à cet instant, rapide, fugace et de profil, celle de notre Lila.
Laquelle s'endort un peu, se met à rêver, et ça a l'air compliqué,comme souvent les rêves. Les lignes se tordent, les espaces s'amalgament, on change de lieu en un claquement de doigts, une personne se métamorphose en une autre, on évolue dans un genre de chaos. Et elle tente de se débrouiller dans tout ça, ou du moins la personne qu'elle est dans son rêve, ce moi indécis qu'elle promène, ce point de vue, ce sac de peurs et de désirs, vous savez comme c'est. On somnole contre son épaule. Quand on rouvre les yeux, dehors ce sont toujours, en des proportions seulement variables, peupliers, habitations, fils électriques, conifères, et parfois un saule, tout plaintif comme ça, tout avachi, dolent et pleurnichard. Et la souveraineté du vert, qui ondule en voluptueux vallons (la campagne, quoi). Des sous-bois, où gigotent d'invisibles bestioles, où se trament des milliers de conflits minuscules, de combats et dévorations, et dont les arbres serrés masquent presque tout sous leur gribouillis de branchages. On a engrillagé les talus sur les bords de la voie, et toutes sortes de bouts de bois jetés là par les tempêtes récentes gisent en désordre sous les mailles du grillage alvéolé. Des terrains de hand, dont les filets ont été décrochés des buts, une grande usine abandonnée, taguée comme à la va-comme-je-te-pousse, aux vitres explosées, des champs encore, des serres à l'arrache (quelques arceaux et des bâches), un village, un réseau de routes, un camion de dos, qui va vers quoi. Tout ça continue à défiler (oh, ces prodigieux travellings que le réel vous offre), le paysage derrière la vitre se donne en format cinéma. Et puis, avant les villes de banlieue bientôt scindées par le train, avant les pavillons de pierre meulière et seuils à auvent, avant les jardinets où noircit parfois un parasol humide puis les barres d'immeubles dont le train passe si près qu'on aperçoit clairement un drap qui sèche à une fenêtre, un sac plastique renfermant quelques denrées alimentaires qui prennent le frais sur le rebord, quand ce n'est pas l'intérieur des chambres, avec parfois une silhouette assise, enfoncée dans ses pensées, comme sur une toile de Hopper; avant tout ça, des près encore, vides, un pommier tout seul qui se détache contre le ciel, comme s'il était le dernier des arbres.
A quelques jours de là, j'étais en train d'écrire à ma mère, lorsque Marcel, en robe de chambre, me pria de venir dans son bureau. Il semblait embarrassé, frottait d'une main grassouillette son menton mal rasé :
"Je m'excuse de te recevoir dans cette tenue, mais je dois être au Palais à une heure. C'est justement pourquoi je voudrais te parler. Là-bas, nul n'ignore plus que tu es mon cousin et l'on m'interroge. Je ne réponds pas, bien sûr. Mais il y a silence et silence. Je voudrais pouvoir nuancer le mien; tu peux comprendre...Si je dois être un jour appelé à te défendre, il faudrait malgré tout que je sache la vérité, ou tout au moins que nous établissions une version définitive des faits. Nous risquons désormais d'avoir des amis communs _ à propos, les Briant t'invitent à dîner _ il serait d'un effet déplorable que nous nous contredisions. De quoi aurais-je l'air ?" Je ne fis que répéter à Marcel ce que je lui avais déjà dit mille fois, accablant de griefs son scepticisme, et il me sembla vaguement déçu. "Pas de malentendu entre nous; je ne cherche pas à me faire une réputation sur ton dos, comme les mauvaises langues te l'affirmeront sans doute...Eh bien, dis-toi que ces mauvaises langues, si elles te trouvent déjà à leur goût en innocente victime, te préfèreraient presque en farouche assassin; ou plutôt, ce qui les flatte, c'est l'incertitude de ta légende, le frisson latent qu'elles éprouvent en s'asseyant à côté de toi. A ce prix seulement, tu es une personnalité. Note bien que ces gens ne recevraient pas un condamné à leur table, eût-il purgé sa peine; mais un suspect, et surtout un suspect à jamais, comme toi, c'est du gâteau...Le bénéfice du doute, en ce qui te concerne, c'est qu'on te croit un peu coupable. N'as-tu pas remarqué la façon dont les femmes te regardaient ? - Il ne fallait pas les inviter." La veille, les Bingeot avaient donné l'un de ces grands raouts qu'ils affectionnaient et m'avait supplié d'y assister. Je n'avais pas tardé à m'apercevoir que le meurtre de Denise me faisait une auréole à la lumière de laquelle les portes s'ouvraient devant moi. Les journaux bien informés disaient que j'étais à Paris où je tentais de refaire ma vie. Un hebdomadaire avait voulu me traîner devant ma maison natale mais elle avait disparu elle aussi. On se pourléchait de cet homme de moins de trente ans qui repartait à zéro, avec ses deux enfants, et peut-être le fardeau d'un terrible secret. Myriam m'avait obligé à m'acheter un complet neuf, dont elle avait étudié elle-même l'étoffe et la coupe, parce qu'une de ses amies lui avait dit : "Je ne l'imaginais pas comme cela." J'avais pris pour de la pitié ce qui était de l'admiration. On m'admirait, phénomène nouveau pour moi que je n'accueillais pas sans une certaine répugnance car j'en savais la source, mais auquel je m'abandonnais parce qu'il avait un nom et un visage. Je n'aimais pas Myriam, mais elle m'envoûtais et j'étais étourdi par le tourbillon qu'elle menait autour d'elle. Désormais, nous nous tutoyions; je l'accompagnais aux vernissages, aux générales, aux cocktails; et je voulais croire encore que l'éclat dont elle témoignait venait de sa joie à m'initier. En ce cas, je ne me lasserais pas de partager le pain avec elle, le pain de tant d’œuvres et de tant de génies.
La maison était grande, coiffée d’un grenier haut. La pente raide de la rue obligeait les écuries et les remises, les poulaillers, la buanderie, la laiterie, à se blottir en contre-bas tout autour d’une cour fermée.
Accoudée au mur du jardin, je pouvais gratter du doigt le toit du poulailler. Le Jardin-du-Haut commandait un Jardin-du-Bas, potager resserré et chaud, consacré à l’aubergine et au piment, où l’odeur du feuillage de la tomate se mêlait, en juillet, au parfum de l’abricot mûri sur espaliers. Dans le Jardin-du-Haut, deux sapins jumeaux, un noyer dont l’ombre intolérante tuait les fleurs, des roses, des gazons négligés, une tonnelle disloquée… Une forte grille de clôture, au fond, en bordure de la rue des Vignes, eût dû défendre les deux jardins ; mais je n’ai jamais connu cette grille que tordue, arrachée au ciment de son mur, emportée et brandie en l’air par les bras invincibles d’une glycine centenaire… La façade principale, sur la rue de l’Hospice, était une façade à perron double, noircie, à grandes fenêtres et sans grâces, une maison bourgeoise de vieux village, mais la roide pente de la rue bousculait un peu sa gravité, et son perron boitait, six marches d’un côté, dix de l’autre. Grande maison grave, revêche avec sa porte à clochette d’orphelinat, son entrée cochère à gros verrou de geôle ancienne, maison qui ne souriait que d’un côté. Son revers, invisible au passant, doré par le soleil, portait manteau de glycine et de bignonier mêlés, lourds à l’armature de fer fatiguée, creusée en son milieu comme un hamac, qui ombrageait une petite terrasse dallée et le seuil du salon… Le reste vaut-il la peine que je le peigne, à l’aide de pauvres mots ? Je n’aiderai personne à contempler ce qui s’attache de splendeur, dans mon souvenir, aux cordons rouges d’une vigne d’automne que ruinait son propre poids, cramponnée, au cours de sa chute, à quelques bras de pin. Ces lilas massifs dont la fleur compacte, bleue dans l’ombre, pourpre au soleil, pourrissait tôt, étouffée par sa propre exubérance, ces lilas morts depuis longtemps ne remonteront pas grâce à moi vers la lumière, ni le terrifiant clair de lune — argent, plomb gris, mercure, facettes d’améthystes coupantes, blessants saphirs aigus —, qui dépendait de certaine vitre bleue, dans le kiosque au fond du jardin. Maison et jardin vivent encore, je le sais, mais qu’importe si la magie les a quittés, si le secret est perdu qui ouvrait — lumière, odeurs, harmonie d’arbres et d’oiseaux, murmure de voix humaines qu’a déjà suspendu la mort — un monde dont j’ai cessé d’être digne ? … Ses doigts touchent quelque chose de souple, pas de la terre, pas de l'argile, c'est presque soyeux, avec du grain.
Il met du temps à comprendre de quoi il s'agit. À mesure qu'il accommode, il discerne ce qu'il a en face de lui : deux gigantesques babines d'où s'écoule un liquide visqueux, d'immenses dents jaunes, de grands yeux bleuâtres qui se dissolvent... Une tête de cheval, énorme, repoussante, une monstruosité. Albert ne peut réprimer un violent mouvement de recul. Son crâne cogne contre la coquille, de la terre s'écroule de nouveau, lui inonde le cou, il monte les épaules pour se protéger, cesse de bouger, de respirer. Laisse passer les secondes. L'obus, en trouant le sol, a déterré un de ces innombrables canassons morts qui pourrissent sur le champ de bataille et vient d'en livrer une tête à Albert. Les voici face à face, le jeune homme et le cheval mort, presque à s'embrasser. L'effondrement a permis à Albert de dégager ses mains, mais le poids de la terre est lourd, très lourd, ça comprime sa cage thoracique. Il reprend doucement une respiration saccadée, ses poumons n'en peuvent déjà plus. Des larmes commencent à monter qu'il parvient à réprimer. Il se dit que pleurer, c'est accepter de mourir. Il ferait mieux de se laisser aller, parce que ça ne va plus être long maintenant. Ce n'est pas vrai qu'au moment de mourir toute notre vie se déroule en un instant fulgurant. Mais des images, ça oui. Et de vieilles encore. Son père, dont le visage est si net, si précis, qu'il jurerait qu'il est là, sous la terre avec lui. C'est sans doute parce qu'ils vont s'y retrouver. Il le voit jeune, au même âge que lui. Trente ans et des poussières, évidemment, ce sont les poussières qui comptent. Il porte son uniforme du musée, il a ciré sa moustache, il ne sourit pas, comme sur la photographie du buffet. Albert manque d'air. Ses poumons lui font mal, des mouvements convulsifs le saisissent. Il voudrait réfléchir. MARIUS
Je ne l'ai pas perdu des yeux. Je l'ai suivi sans cesse. Essayant toujours de me rapprocher sans savoir si c'était pour le tuer ou pour l'embrasser. L'important était de l'atteindre. Lorsque je l'aurai rattrapé, tué ou ramené au monde, tout cela cessera. J'en suis sûr. Je ne l'ai pas perdu des yeux mais soudain, à deux cents mètres, un obus a explosé. C'était une grande pluie qui commençait. Les premières gouttes d'un orage d'été. Les premières gouttes, lourdes et espacées, qui s'écrasent au sol avec force et annoncent la violente giboulée. Il ne s'y est pas trompé. Il s'est mis à courir. Cherchant probablement un endroit où se terrer, cherchant au milieu de cette averse de feu une tanière ou un pauvre refuge. Je l'ai suivi. Je n'oublierai jamais cette course hallucinée. Je suis Vulcain et chacun de mes talons qui heurte le sol fait éclater la terre et gicler des milliers d'étincelles. Je suis Vulcain, haletant, et je cours au milieu des détonations et du souffle chaud du métal. Je cours dans le déluge crépitant. Je suis un lapin fou dans l'incendie et je pourrais rire à gorge déployée si je n'étais pas si avare de mon souffle. Mais l'homme-cochon ne doit pas m'échapper. Des milliers de petites scories incandescentes me fouettent les flancs et le visage, des milliers de petits gravats viennent cogner contre ma face. Mais cela ne saurait m'arrêter. Je suis Vulcain et je suis en chasse. Nous courons comme des dératés. Je ne le laisserai pas m'échapper cette fois. Les explosions font rage et couvrent le bruit de mes poumons éreintés. Je ne céderai pas. Jusqu'au bout. Au-delà de la fatigue. Je n'écoute pas mon corps. Je courrai jusqu'à mourir. De la terre me gicle au visage. Mais rien n'arrête ma course. Rien. Le sol tremble sous mes pieds. Je ne sais pas ce que je veux. Je ne sais pas ce qui va se passer lorsque je l'aurai rattrapé. Je cours. Même mort, je continuerai à courir. À chaque enjambée, il me semble que la terre se fend sous mon pied. Tout n'est que fournaise et tonnerre. Je cours. Je me rapproche. Il sait que je le talonne. Il m'a vu. Il sait que je suis à sa poursuite. Au milieu du souffle des obus, au milieu des rafales de terre et des pluies de métal, je me concentre sur ma proie. Je veux courir jusqu'au bout. Je me rapproche sans cesse. Il devient moins rapide. Soudain un éclair claque dans mes tympans. Je vois l'homme-cochon disparaître dans un nuage de feu. En une fraction de seconde, je suis soufflé. Soulevé de terre. Le corps tout entier projeté dans les airs puis plaqué contre terre et martelé de gravats. Mort, j'ai pensé. Me voilà mort. Soufflé par un obus. Démembré dans les airs. J'ai fermé les yeux et je n'ai plus pensé à rien. Depuis combien de temps êtes-vous sur la route ?
J’ai toujours été sur la route. On ne peut pas rester au même endroit. Comment faites-vous pour vivre ? Je continue, c’est tout. Je savais que ça allait arriver. Vous saviez que ça allait arriver ? Ouais. Ça u quelque chose comme ça. Je l’ai toujours cru. Avez-vous essayé de vous y préparer ? Non. Qu’est-ce que vous auriez fait ? J’en sais rien. Les gens passaient leur temps à faire des préparatifs pour le lendemain. Moi je n’ai jamais cru à ça. Le lendemain ne faisait pas de préparatifs pour eux. Le lendemain ne savait même pas qu’ils existaient. Sans doute que non. Même si on avait su quoi faire on n’aurait pas su quoi faire. On n’aurait pas su si on voulait le faire ou pas. Supposez que vous soyez le dernier qui reste ? Supposez que vous vous soyez fait ça vous-même ? Vous souhaitez mourir ? Non. Mais je pourrais souhaiter être mort. Quand on est en vie on a toujours ça devant soi. Ou vous pourriez souhaiter n’être jamais né. Eh bien. Les mendiants ne peuvent pas faire les difficiles. Vous pensez que ce serait trop demander. Ce qui est fait est fait. De toute façon ça ne rime à rien de vouloir du luxe par les temps qui courent. Sans doute que non. Personne ne veut être ici et personne ne veut partir.
L'idée d'un art populaire comme d'un art patriotique si même elle n'avait pas été dangereuse, me semblait ridicule. S'il s'agissait de le rendre accessible au peuple en sacrifiant les raffinements de la forme, "bons pour des oisifs", j'avais assez fréquenté les gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. A cet égard, un art populaire par la forme eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu'à ceux de la Confédération générale du travail; quant aux sujets, les romans populaires ennuient autant les gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant, et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers. Dès le début de la guerre M. Barrès avait dit que l'artiste (en l'espèce Titien) doit avant tout servir la gloire de sa patrie. Mais il ne peut la servir qu'en étant artiste, c'est-à-dire qu'à condition, au moment où il étudie ces lois, institue ces expériences et fait ces découvertes, aussi délicates que celles de la science, de ne pas penser à autre chose - fût-ce à la patrie- qu'à la vérité qui est devant lui. N'imitons pas les révolutionnaires qui par "civisme" méprisaient, s'ils ne les détruisaient pas, les œuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honorent davantage la France que tous ceux de la Révolution. L'anatomie n'est peut-être pas ce que choisirait un coeur tendre, si l'on avait le choix. Ce n'était pas la bonté de son coeur vertueux, laquelle était fort grande, qui a fait écrire à Choderlos de Laclos "Les Liaisons dangereuses", ni son goût pour la bourgeoisie petite ou grande qui a fait choisir à Flaubert comme sujets ceux de "Madame Bovary" et de "L’Éducation sentimentale". Certains disaient que l'art d'une époque de hâte serait bref, comme ceux qui prédisaient avant la guerre qu'elle serait courte. Le chemin de fer devait ainsi tuer la contemplation, il était vain de regretter le temps des diligences, mais l'automobile remplit leur fonction et arrête à nouveau les touristes vers les églises abandonnées.
Une image offerte par la vie nous apportait en réalité à ce moment-là des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague d'espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée qui semblait du lait durci, quand la journée était encore intacte et pleine, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément - rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s'éloigne par là d'autant plus du vrai qu'elle prétend se borner à lui - rapport unique que l'écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style. Même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore. La nature ne m'avait-elle pas mis elle-même, à ce point de vue, sur la voie de l'art, n'était-elle pas commencement d'art elle-même, elle qui ne m'avait jamais permis de connaître, souvent longtemps après, la beauté d'une chose que dans une autre, midi à Combray que dans le bruit de ses cloches, les matinées de Doncières que dans les hoquets de notre calorifère à eau? Le rapport peut être peu intéressant, les objets médiocres, le style mauvais, mais tant qu'il n'y a pas eu cela, il n'y a rien. Mais il y a plus. Si la réalité était cette espèce de déchet de l'expérience, à peu près identique pour chacun, parce que quand nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire; si la réalité était tout cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le "style", la "littérature" qui s'écarteraient de leurs simples données seraient un hors d’œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela, la réalité ? Si j'essayais de me rendre compte de ce qui se passe au moment où une chose nous fait une certaine impression, soit comme ce jour où, en passant sur le pont de la Vivonne, l'ombre d'un nuage sur l'eau m'avait fait crier "Zut alors !" en sautant de joie, soit qu'écoutant une phrase de Bergotte, tout ce que j'eusse vu de mon impression c'est ceci qui ne lui convient pas spécialement : "C'est admirable", soit qu'irrité d'un mauvais procédé, Bloch prononçât ces mots qui ne convenaient pas du tout à une aventure aussi vulgaire: "Qu'on agisse ainsi, je trouve cela tout de même fantastique", soit quand, flatté d'être bien reçu chez les Guermantes, et d'ailleurs un peu grisé par leurs vins, je ne pouvais m'empêcher de dire à mi-voix, seul, en les quittant: "Ce sont tout de même des êtres exquis avec qui il serait doux de passer la vie", je m'apercevais que ce livre essentiel, le seul vrai livre, un grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à l'inventer puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur.
Cette pile de mangues, de bananes, d'oranges, de je ne sais quoi encore, paraissait à première vue assez inoffensive. Dans une exposition de pré- impressionnistes, un indifférent l'eût pris pour un excellent, sinon très remarquable échantillon de l'école; mais peut-être, sans qu'il comprît pourquoi, le tableau serait-il ensuite revenu à son souvenir. L'eût-il jamais oublié ?
Les mots peuvent à peine décrire le trouble qui émanait de ces couleurs étranges. Bleus sombres opaques comme une coupe délicatement creusée dans un lapis-lazuli et pourtant d'une splendeur qui rendait sensible le frémissement d'une vie mystérieuse. Pourpres horribles comme de la viande crue et putréfiée, pleins d'une passion effrénée qui réveillait de vagues réminiscences du règne d'Héliogabale. Il y avait des rouges vifs comme les baies de houx - franche gaieté du Noël anglais sous la neige -, qui, par une sorte de magie s'adoucissaient jusqu'à la tendresse défaillante d'une gorge de colombe. Il y avait des jaunes foncés tournant à un vert aussi suave que le printemps, aussi pur que l'eau limpide d'un ruisseau de montagne. Quelle fantaisie exaspérée avait pu imaginer ces fruits ? Ils appartenaient à un jardin polynésien des Hespérides et semblaient avoir été créés à un stade de l'histoire de la terre où les formes définitives n'étaient pas encore fixées. Somptueux, chargés d'odeurs tropicales, ils palpitaient d'une ardeur énigmatique. Quels mystérieux palais de féérie connaîtrait celui qui mordrait à ces fruits enchantés, et quels obscurs secrets de l'âme ? Ou bien serait-il transformé par un pouvoir mystérieux, en démon ou en bête ?Tout ce qu'il y a en l'homme de sain et de naturel, tout ce qui touche au bonheur de la famille et aux joies simples se détournait d'eux avec répulsion, et pourtant une attraction morbide s'en dégageait :comme le fruit de l'Arbre de la Science du Bien et du Mal, ils représentaient les perspectives formidables de l'inconnu.
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