Il y a au musée Guggenheim de New York un grand dessin de Picasso qui m’a bouleversée quand je l’ai vu il n’y a pas si longtemps, mettons l’an dernier : il représente des têtes humaines dépersonnalisées, grotesques tant elles sont déformées et torses ; la bouche grande ouverte, elles sont l’exacte réplique de celle qu’a gardées en lui mon souvenir : elles ont la même façon de s’empiler, le même rictus méchant tout indiqué pour dénoncer la fragilité des valeurs où elles baignent, où nous baignons, les mêmes traces de mort violente dans les ombres amoncelées partout alentour. J’ai toujours été imperméable à Picasso, il m’a toujours rebutée, même quand je l’admirais, mais ce jour-là, au musée Guggenheim, il m’a entièrement conquises, et pour la première fois j’ai compris. Et je suis restée là, plantée devant ce dessin – gigantesque-, complètement épuisée, semblable à l’une de ces innombrables originales sur le retour, venus d’Europe pour hanter les musées, si bien qu’à la fin mon fils, psychiatre new-yorkais à la clientèle distinguée, dut me saisir la main et me demander ce que j’avais. Tressaillant, j’ai de nouveau regardé ces têtes peintes par Picasso, qui grimaçaient monstrueusement devant la vision du mal, et alors me sont revenues, du fond d’un passé vivant malgré son éloignement, ces autres têtes, celles de l’exposition Sumanović, figées en 1939 mais nettement plus naïves cette fois dans leur façon de se blottir les unes contre les autres, éclairées qu’elle étaient encore par un certain voile de confiance, et de nouveau j’ai senti le contact rapide de la main froide, humide de Sumanović cerné par un troupeau humain et qui implorait de l’aide. A moins que ce ne fût la main de mon fils qui m’effleurait ? Ainsi deux présents, l’un daté du début de septembre 1939 et, l’autre, de la fin avril 1979 si ma mémoire est bonne, deux présents séparés par près de quarante ans s’étaient rapprochés au point de se côtoyer, de se regarder en faisant apparaître leurs seules similitudes. Des similitudes rapprochant ces deux groupes de têtes empilées, tordues, le premier, irréel déjà, de l’exposition de Sumanović, l’autre, à jamais réel, du dessin de Picasso ; des similitudes rapprochant également le contact vivant de deux mains, aussi effrayées l’une que l’autre, celle de Sumanović et celle de mon fils, et réduisant à néant les quatre décennies qui séparaient ces deux présents, soulignant le dérisoire de tout partage entre passé et présent, me harcelant pour me faire comprendre à l’aide de mes sens que n’existent en tout et pour tout que le présent figé dans l’espace de la durée, une fois devenu éternel, et l’autre, qui s’écoule jusqu’à se figer, jusqu’à devenir le présent figé. Au musée Guggenheim, ces deux présents se trouvaient en moi et face à moi, égaux en force et en élasticité. |