L'hymne national éclate sur les cuivres. La foule s'écarte sous une poussée brutale. Le président passe, en uniforme gris de général, entouré de son état-major. Il salue distraitement. C'est un homme grisonnant, trapu, voûté, l'air dur, de fortes moustaches, le teint brun. Autour de lui, ses officiers, des gaillards hâlés, aux cheveux et moustaches très noirs, gantés de blanc.
Le président marche avec une sorte de balancement, la tête basse, l'allure d'un sanglier. Cet homme tient un vaste pays entre ses mains puissantes. Autour de lui, on se tait et on courbe la tête.
C'est un paysan. Il s'en vante. Il s'est défini lui-même "Un soldat-paysan." Il a toujours vécu près de la terre et il l'aime, d'un amour avide de cultivateur. Il a d'immenses domaines. Au fond, tout ce vaste territoire est sa propriété. Avec ses plantations, ses mines de charbon, ses gisements de pétrole, ses troupeaux de bœufs et de chevaux, il accumule les richesses. Il vit dans ses terres, à la petite ville de Maracay, éloigné de la capitale et des ministères - dont il se soucie fort peu, entouré d'hommes sûrs, officiers et soldats, toujours armés, de policiers actifs, de quelques fonctionnaires serviles. Il se partage là-bas entre les soucis de l’État et le soin de ses fermes. Il visite ses écuries, ses étables et ses laiteries. C'est un grand fabricant de fromages, de beurre et de conserves, un grand éleveur.
Et c'est un chef. Il est arrivé au pouvoir, d'un coup de force, comme il convient dans ces jeunes et turbulentes républiques. Longtemps il fut le bras droit du trop célèbre Castro. Castro, malade, partit se faire opérer en Europe et remit l'intérim du gouvernement à son fidèle collaborateur. Le soir même du jour où larguait le courrier emportant Castro, les amis de ce dernier étaient arrêtés, leurs maisons brûlées, les biens du président confisqués,lui-même déclaré déchu. Du meilleur Machiavel. Le lendemain, l'ordre régnait, grâce aux "Andinos" bronzés, la carabine au poing. Le nouveau dictateur avait des prétoriens avec lui, il se chargerait ensuite de conquérir le peuple.
Il vida les prisons où pourrissaient, oubliées, les victimes du tyran; une foule de malheureux entassés dans les cachots par le soupçon et la rage de Castro, des amis, des parents et les pères et les frères des femmes qu'il avait violées. D'ailleurs le nouveau dictateur ne tarda pas à remplir à son tour les geôles, pour dompter les derniers sursauts de la révolution. Tous les partisans de la tyrannie de Castro, tous ceux qui ne purent fuir, furent écroués dans les geôles de Caracas, de Maracaïbo ou de Valence. Depuis dix ans les prisons ne désemplissent pas. Une police, admirablement organisée, pourvoit à ce qu'il n'y ait point de vide. Au moindre soupçon de révolte, un homme peut être arrêté, ses biens confisqués, et lui-même astreint à méditer, les fers aux pieds, sur les avantages de l'opportunisme.
Avec le nouveau chef d’État, si la manière resta forte, du moins le désordre cessa. Avec Castro avaient triomphé l'arbitraire des créatures du tyran, l'effroyable despotisme de généraux, de colonels, de préfets, de présidents d’État, voleurs, ivrognes, sadiques. La liste des cruautés, des concussions, des exactions, des viols, d'assassinats à l'actif de Castro et de ses favoris serait inépuisable. Chefs civils et militaires durent plier sous la nouvelle poigne. La condition des étrangers s'améliora. Castro, qui se moqua pendant des années des grandes puissances ( qu'on pourrait aussi appeler les grandes impuissances), put incarcérer, torturer, ruiner des ressortissants d'autres nations, à la barbe des ministres et des consuls. On se contentait de "ruptures diplomatiques" qui empiraient encore le sort des malheureux obligés de veiller sur leurs biens, en butte aux cupidités effrénées du président et de ses créatures.
Aujourd'hui, l'ordre règne à Caracas et ailleurs. Les étrangers peuvent débarquer sans risque. Reconnaissant de la sécurité, de la prospérité dues au nouveau pouvoir, le pays a abdiqué ses libertés entre les mains du dictateur. Les élections ne sont qu'une fiction; les membres du Congrès sont désignés d'office; les ministres, craintifs, sont suspendus au téléphone de Maracay. Ils peuvent être congédiés en vingt-quatre heures sur un simple billet. Quant à la presse, il lui est loisible de parler des réunions mondaines, des livres, des courses de chevaux, d'économie, d'agriculture et de tout, sauf de politique extérieure et intérieure. Un article tendancieux peut envoyer son auteur dans un cul de basse-fosse, à la fameuse "Rotunda". Les journalistes sont de simples fonctionnaires, timides, mal assurés. Mais au fond les intellectuels - il y a à Caracas une petite aristocratie de l'esprit - tout en méprisant la rudesse paysanne du gouvernement actuel se soumettent et préfèrent la servitude à l'anarchie. Ils savent que la liberté est un fruit qu'il ne faut pas cueillir trop vert.
La rigoureuse justice du président Gomez n'épargne personne. On rapporte, sous cape, qu'il a frappé un de ses propres fils, coupable d'une grave violence. Sa famille le craint. Tout le monde craint le chef. La main de fer convient à ce pays fruste où les passions bouillonnent avec une arder sauvage, à ces hordes d'aventuriers rués vers l'argent, vers les concessions de fer, de charbon ou de pétrole, vers la conquête de l'or ou du platine.
L'usage des armes est rigoureusement interdit. Mais les brownings n'ont pas quitté toutes les ceintures. La difficulté des communications avec les villes lointaines permet encore mille tyrannies locales. On ne change pas les hommes en dix ans, même à coups de trique. Certains états gémissent sous le poids des taxes. Les hommes au pouvoir savent que ce que la violence a fait, la violence peut le défaire. Une crainte sourde de la révolution paralyse le pouvoir. Abus policiers, espionnage, délation, malaise dans les rapports sociaux, engourdissement intellectuel et moral, tels sont les inconvénients de la manière forte. Et dans cette ville rose, la ville des lis et des églises, on respire mal. Malgré tant de soleil, les prisons font de l'ombre autour d'elles.