...pour que moi, aujourd'hui, la femme sans horaires, ni calendriers, étrangère au monde, réfugiée dans l'endroit le plus caché de tous ceux que j'ai connus, je me voie brusquement plongée dans une réalité qui ne peut se définir qu'en termes de révolution. Soudain m'envahit une immense fatigue, une incommensurable mansuétude, un consentement plein et total. Je me rends. Je suis lasse de fuir, de fuir toujours. J'ai voulu ignorer que je vivais en un siècle de profonds changements, et, n'ayant pas admis cette vérité, je suis nue, abandonnée, désarmée, devant une histoire qui est celle de mon époque- une époque à laquelle j'ai refusé de m'intéresser. Et je me rends compte à présent, comme en un éclair, que l'on ne peut pas vivre contre son époque, ni tourner sans cesse un regard nostalgique vers un passé qui se consume et s'écroule, sous peine d'être transformée en statue de sel. Du moins si je n'ai pas été avec la Révolution, je n'ai pas été contre elle, préférant n'en rien savoir. Mais le temps de l'ignorance est terminé pour moi. Cette fois je ne vis pas sur une scène de théâtre, mais au milieu du public. Je ne suis pas derrière la barrière fallacieuse de la rampe, qui crée des mirages, mais je fais partie d'une collectivité pour qui est venue l'heure de se prononcer et de prendre en main son propre destin. J'ai franchi les frontières de l'illusion scénique pour me placer parmi ceux qui regardent ou jugent et m'insérer dans une réalité où l'on est ou l'on n'est pas, sans arguties, ni arts de passe-passe, ni feintes, ni moyens termes. Oui ou non...Et je me demande, à la fin, avec la timidité du néophyte apeuré d'avance par les mystères d'une épreuve initiatique : "Que faut-il faire pour être avec la Révolution ?" Et l'on me répond : "Rien. Être avec elle."
J'ouvris toutes les fenêtres de la maison. Les rues étaient pleines d'une foule joyeuse qui semblait avoir recouvré des voix trop longtemps réduites au silence. Devant moi quelques personnes passèrent le poing levé : "Vive la Révolution!" "Vive!" dis-je. "Plus haut : on ne vous entend pas, me dit le médecin.
- Vive la Révolution!" criai-je, en levant cette fois une main ouverte, molle, indécise. "Pas comme ça. Il faut fermer le poing. Regardez bien : faites comme moi." Je finis par lever le poing à hauteur de ma tempe, me rappelant qu'ainsi faisaient Gaspar et Enrique - et peut-être aussi Calixto, maintenant. "Bien, dit le médecin. Un, deux, trois : Vive la Révolution!" nous écriâmes-nous tous deux à l'unisson. "Vive!" répondit la rue tout entière.