Ils rêvaient, tous les quatre, en se regardant. Tous paraissaient si absorbés dans leur méditation que j'aurais pu faire tout le bruit que j'aurais voulu, sans qu'aucun ne se doutât de ma présence. Mais étais-je vraiment une présence ? Voilà que ce terrible problème me revenait. Ouvrir la porte, aller gambader autour des philosophes et voir s'ils me voyaient...Etait-ce si difficile ? Que pouvait-il m'arriver ? Vous l'auriez fait, vous ? Eh bien ! moi, non. Je me dis : " Si je m'élance dans cette pièce, tout va disparaître; et après ?..." Après, quoi ?...Je m'assis précautionneusement sur la marche qui menait à la porte-fenêtre. Mon coude alors heurta un des volets. Au bruit que je fis, un des philosophes regarda vers la porte. D'un geste, deux des autres le rappelèrent à l'ordre. Alors le quatrième, d'une voix grave, dit que c'était un fait : "L'un d'eux était assez inattentif pour se retourner au moindre crissement du vent; les deux autres étaient assez peu enfermés en eux-mêmes pour le lui faire remarquer; lui était assez léger pour réprimander les deux autres de leur manque de concentration."
Depuis si longtemps je n'avais vu une figure humaine ! Quatre visages de philosophes comme repliés sur leur propre secret avec un air de suffisance incomparable. Mon Dieu, que la figure humaine est laide ! Plate, sans poils et avec, toujours, ce désir d'exprimer quelque chose -n'importe quoi. Le masque de mes philosophes n'exprimait rien, si ce n'est un contentement sans borne. Muets, ils regardaient dans le vide. Mon œil vierge se promenait avec passion sur ces traits figés. Comme quatre pierres sans vie, je les regardais. Ils avaient, eux, le visage que Dieu leur avait donné en naissant. Les traits qui s'ajoutent avec l'âge ne sont rien. Les rides que nous donnent les passions, les vices, sont prévus, et ne se développeraient pas sans sa permission. Il a posé sur le monde, en équilibre, une face ronde de bébé et n'ayant que les germes des différences future. Et il attend comme un jardinier. Des fois, la gueule ne parvient pas à maturité comme une fleur qui a son orage: accident; épidémie; couperet de la guillotine -bien rare. Ou bien, contre vents et marées, la tête parvient à son degré suprême de maturité : sèche, porteuse de graines, déjà morte, mais que le vent du soir balance.
O têtes mures de Victor Hugo et de Tolstoï !...
Mais le vent vient souvent de l'intérieur. C'est votre propre vent qui souffle en deçà des narines, et c'est le vôtre - non celui de Dieu- qui disperse, cette tête séchée, aux quatre vents. Quand le vent intérieur est à l'unisson de celui du monde, alors les parois du masque vivront en cadence, et il n'y a pas de raisons que cela caque : Goethe, Vinci.
Un seul m'étonne, ou plutôt m'étonnait, -1475-1564- dit le Larousse. Mais c'était une tête de marbre, et j'ai oublié son nom.
Donc ces quatre visages étaient devant moi, pendus dans la lumière. Certainement pour longtemps. J'ai toujours été un peu farceur -l'aventure qui m'a mené ici est témoin de ce besoin du rire, et aussi que mes farces ne sont pas toujours d'un goût exquis. Je me disais ;"Si je pissais brusquement par la fente ?" Mais je savais que je ne pourrais jamais faire un tel geste. J'étais impatient de savoir ce qu'allaient dire ces hommes. Ils étaient vêtus de riches robes, mais cependant ils avaient l'air en loques. Ils étaient couverts de joyaux, et on ne leur avait pas donné deux sous au coin d'une borne. C'est d'ailleurs comme cela que doivent être tous les philosophes; et qu'est-ce qui m'avait fait dire, tout d'abord, que c'étaient des philosophes ?
"Entrerai-je" me disais-je. Et si je leur exposais mon cas? Mais je me repris tout aussitôt d'avoir eu une idée aussi stupide. Que pouvaient des philosophes faire à ce simple châtiment de Dieu. J'étais la preuve vivante, je devrais dire même survivante, d'un dieu vindicatif et cruel, c'est-à-dire humain : le plus simple qu'on puisse concevoir. On ne peut pas dire que je sois vaniteux !
Dieu ? Ils en avaient tous un dans le secret de leur caboche stérile. Immense de leur orgueil, et pourtant perdu dans leur intelligence comme dans une steppe. Un Dieu qu'ils affectaient de vouloir donner au monde entier pour faire son bonheur et que, au fond, ils avaient le désir rouge de lui imposer par le fer et par le feu. Ils le proposent à tout le monde et mourraient de confusion si on les prenait au mot.
Ces quatre philosophes ne disaient rien. Ils se jetaient les uns aux autres des regards furtifs et pleins de dédain. Ils ne pouvaient se douter que je les observais. Comme la figure humaine est laide quand elle se croit seule ! Les yeux sont comme tournés vers l'intérieur du crâne pour voir ce qui s'y passe, et toute la face se détend pour exprimer le ravissement que procure la chose vue. Les lèvres s’entrouvrent comme si la forme naturelle de la bouche était ce rond, l'ouverture inquiétante par quoi doivent entrer les immondes leçons du monde qui existe. Les oreilles de l'homme ont été clouées une fois pour toutes. Quelques rares spécimens d'humanité, dont nous en avons toujours connu au moins un au lycée, arrivent à les faire remuer, mais c'est ce qui reste d'animal en eux qui agit. Il faut se méfier d'eux.
Aucune de ces huit oreilles ne devait être mobile, car j'étais - je ne pouvais en douter au vent de respect qui me soufflait au visage- devant l'élite de l'humanité. Et comme il sied à toute élite qui se respecte, cette élite ne m'apercevait pas me gelant les pieds dans la nuit.