La seconde caravane fut plus réduite encore puisque nous étions les seuls à la constituer. La loi du peloton venait, une nouvelle fois, d'être appliquée dans le ravin. D'énormes affiches l'annonçaient à tous les coins de rues. Au-dessous une note précisait que les prisonniers avaient été envoyés devant le tribunal de répression et qu'il était donc inutile de chercher à leur rendre visite. N'ayant pas reçu de nouvelles de papa, nous étions dans l'angoisse à la pensée qu'ils l'avaient peut-être déporté dans un autre camp. Un seul gendarme nous escortait. Le gendarme se montra très correct. Il nous posa quelques questions puis essaya de nous réconforter; il était agréable de voir qu'il nous comprenait, de savoir qu'il ne nous espionnait pas; il me laissa même voir son fusil, que je regardai non plus comme une menace mais comme une curiosité. Nous arrivâmes au camp. Je crois que le gendarme était aussi impatient que nous de savoir quelque chose. Le nombre de prisonniers avait diminué et nous aperçûmes rapidement papa. Oui, c'était lui, cet inconnu. Il avait beaucoup changé, mais, malgré tout, je le découvris parmi les autres, je retrouvai sa manière d'être lui-même. (Je pensai aux années passées sans le voir. Non, cela ne faisait pas des années ! Qu'est-ce qu'une année ? Je me demande souvent ce que peut bien "signifier" une année et je suis surprise de ne pas le savoir. Une année c'est beaucoup de temps, beaucoup de temps sans voir papa. Mais qu'est-ce que le temps ?)
On lui a permit de s'approcher à dix pas de nous. Il était très pâle et silencieux, comme s'il avait perdu la mémoire et, pour cette raison, n'avait pas pu parler; il ne bougeait pas. Nous avançâmes à la limite des barbelés. Un silence très lourd nous enveloppait; de ne plus nous voir nous avions perdu l'habitude de nous parler. Nous ne nous sentions plus le courage que de nous regarder. Le gendarme partageait les mêmes sentiments. Je le sus parce qu'il posa son fusil, comme si celui-ci l'avait embarrassé. Il dit: "La petite..." essayant d'expliquer quelque chose, mais s'interrompit aussitôt. Ce furent les seuls mots qui furent prononcés. Puis ils entraînèrent papa par le bras, et il se laissa emmener comme un malade, ou comme un fou, la bouche grande ouverte: il repartait à reculons sans comprendre. Il me rappela ce fou qui, à la Laguna, avalait des papiers. Mais papa n'avalait rien. Maman essaya de crier: le cri s'étouffa dans sa gorge et elle s'évanouit. Papa, qui s'éloignait, redevenait une ombre parmi le blé, une ombre que, de l'autre côté du champ, je vis s'accrocher longtemps, aux pointes des barbelés.
Grand-père soignait maman, étendue sur l'herbe. Je m'assis auprès de lui. J'arrachai quelques brins d'herbe et je me mis à les mastiquer. J'imaginai que j'étais un peu d'herbe en train de croître sous la pluie; j'aurais voulu que la nuit se fît à jamais.