- J'ai apporté cette lettre, dit-il à Elías en lui tendant une enveloppe. C'est pour Andrés.
-Tu ne lui écris pas par mail ?
-Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Conde. Elías rit de la supposée plaisanterie qui n'en était pas une. Définitivement, Elías Kaminsky demeurait un étranger...
-Je la lui porterai dès mon arrivée...Il faut aussi que je le remercie pour son aide, pour ton aide.
-Je n'ai rien fait. Tout au plus t4écouter et t'éclaircir les idées. Au fait, je sais presque tout de toi, sauf le plus important.
-Le plus important ?
-Oui...tu ne m'as pas parlé de ta peinture. Qu'est-ce que tu peux bien peindre ? Ne me dis pas que tu peins à la manière de Rembrandt...
-Non...je peins des paysages urbains. Immeubles, rues, murs, escaliers, recoins...Toujours sans aucune présence humaine. C'est comme des villes après un holocauste total.
-Tu ne peins pas d'êtres humains parce que c'est interdit aux juifs ?
-Non, non ça n'a plus d'importance pour personne...C'est parce que je veux représenter la solitude du monde contemporain. En réalité, dans ces paysages, il y a des individus, mais ils sont invisibles, ils se sont rendus invisibles. La ville elle-m^me les a avalés, leur a enlevé leur individualité et même leur corporéité. La ville est la prison de l'individu moderne, non ?
Conde acquiesçait tout en goûtant son rhum.
-Et où les invisibles trouvent-ils la liberté ?
-En eux-mêmes. Dans ce lieu qui ne se voit pas mais qui existe. Dans l'âme de chacun.
-Intéressant...dit Conde, intrigué mais très convaincu. Pris par cette conversation, une question qu'il avait remise à plus tard lui revint alors à l'esprit. Et le juif séfarade qui se baladait en Pologne en disant qu'il était peintre, tu sais ce qu'il peignait ? Qu'est-ce qu'il pouvait bien foutre en Pologne au moment où on y massacrait les juifs ?
-Aucune idée...on ne sait même pas son nom. Mais...tu lis le français ?
-Je lisais beaucoup quand j'étais à Paris...Je prenais toujours mon petit-déjeuner au Café de Flore, j'achetais Le Figaro, je me baignais dans la Seine et je parcourais la ville de long en large, bras dessus bras dessous avec Sartre et Camus...
-Va te faire foutre! dit Elías quand il se rendit compte de l'énormité qu'inventait l'autre. Eh bien, il y a un livre écrit en hébreu mais traduit en français, Le Fond de l'abîme. Ce sont les mémoires d'un rabbin, un certain Hannover, qui fut témoin des massacres des juifs en Pologne entre 1648 et 1653...Un truc dément, comme vous dites. Si tu le dis, tu peux en déduire comment a fini ce juif séfarade perdu en Pologne. Je vais t'envoyer ce livre...
-Et qu'est-ce qu'il peignait ?
-S'il avait vraiment étudié avec Rembrandt et s'il a laissé à Moshé Kaminsky un portait d'une jeune fille juive, oui, je peux imaginer ce qu'il peignait et comment il le faisait.
-Explique-moi...
-Rembrandt était fascinant, commença Elías. Il tyrannisait un peu ses élèves. Il les obligeait à peindre selon ses critères, qui parfois semblent assez clairs et d'autres fois sont plutôt des expérimentations, à en juger par ce que l'on voit dans son travail. Rembrandt était un chercheur, il a passé sa vie à chercher, jusqu'à la fin, quand il était dans la dèche et qu'il a osé peindre des hommes sans yeux dans La Conspiration des Bataves...Ce qu'il voyait très clairement, c'était la relation entre l'être humain et sa représentation en peinture. Il la voyait comme un dialogue entre l'artiste, la figure qu'il représentait et le modèle. Et aussi comme la captation d'un instant fugitif qui exigeait une fixation dans le présent. Toute la puissance de ses portraits se trouve dans les yeux, dans les regards. Mais il est parfois allé bien au-delà...Il en est même arrivé à peindre des personnages sans yeux, ce qui donnait plus de force au tableau. Mais le regard, c'est ce qui que cette étude du portrait d'un jeune juif, qui a peut-être été son disciple, est remarquable. Ce petit morceau de toile est un chef d’œuvre. Plus que les yeux, dans ce portrait, comme dans celui de son ami Jan Six et dans certains des autoportraits, Rembrandt cherchait l'âme de l'homme, ce qu'il y avait de permanent et il l'a trouvé...C'est peut-être ce que ce juif hérétique avait appris de son maître et s'efforçait de faire en peignant...A mon avis.
-C'est parce qu'il peignait qu'il était hérétique ? voulut préciser Conde.
-Oui, cet homme violait une loi très rigide à l'époque...Toutefois, il est peut-être mort comme mon oncle, sans éprouver de remords...Personne ne peut t'obliger à peindre. Et il l'a fait, il est clair que c'était l'expression de son libre arbitre. En plus, il travaillait aux côtés de Rembrandt, rien que ça ! C'est du moins ce que j'imagine...
Conde acquiesça, but son café et alluma une cigarette.
-Ce juif risquait d'être condamné pour avoir représenté des êtres humains. Et toi, qui n'es presque pas juif et qui n'en a rien à foutre des condamnations, ça ne t'intéresse pas de peindre les gens. C'est dingue tout ça...
-On ne sait pas pourquoi on est peintre ou pourquoi on finit par peindre d'une façon ou d'une autre, malgré toutes les explications que tu peux donner à cette question...