Ces vingt lires par livres, perçues et enregistrées quotidiennement, servaient à payer un modeste loyer à la veuve qui nous louait une pièce au rez-de-chaussée et dont le mari était mort prisonnier en Afrique. Je parvenais même à faire relier chaque mois une dizaine de livres par Costantino, un menuisier, lui aussi rescapé des guerres nationales, et qui le dimanche se transformait en un excellent relieur. J'allais même jusqu'à acheter de nouveaux livres, des romans, des ouvrages de poésie ou des essais historiques que je choisissais sur les catalogues des maisons d'édition en me laissant guider par mon instainct.
Ce fut ainsi que mes jeunes compatriotes purent lire Kafka, Faulkner, Babel, Hemingway, Garcia Lorca, Eliot, les poètes russes, Carlo Levi, Pavese, Vittorini, Gramsci...Ces choix personnels provoquèrent une certaine réaction parmi les esprits bien- pensants du village, qui voyaient dans notre petite bibliothèque un lieu de réunions subversives. Mais que de belles discussions durant ces soirées d'hiver ! Quel enthousiasme dans nos discours nourris par des lectures qui nous avaient fait découvrir un monde dont nous ignorions tout jusque-là!