Avant la lecture ou pendant, Irving passait toujours un moment à observer l'étrange statue de "L'Ange déchu", conçue par le sculpteur Ricardo Bellver en 1885 et placée sur un piédestal dessiné par l'architecte Francisco Jareño, qui ne déparait l’œuvre qu'il soutenait. Le promeneur du dimanche se sentait attiré par l'élan dramatique se dégageant de l'ensemble, le visage terrifié de l'ange jeté en enfer à cause de sa vanité, condamné à devenir un habitant des ténèbres; l'enroulement des serpents autour de ses bras et de ses jambes pour le faire souffrir et décupler ses remords d'avoir surestimé ses capacités; la forme audacieuse de ses ailes, l'une pointée vers le ciel perdu, l'autre vers les entrailles terrestres de sa condamnation; et les visages diaboliques des monstres entourant l'octogone du piédestal, projetant l'eau dans le bassin par la commissure de leurs mâchoires. La contemplation de la représentation du mythe luciférien suscitait toujours chez Irving une perplexité où entrait une part de dégoût. C'était comme un aimant, ou un message mystérieux, qui cherchait à lui communiquer quelque chose dont il n'avait pas les clés, mais dont il sentait qu'il lui était adressé. Irving ne se considérait pas comme religieux et il avait écarté toute connotation mystique, même si on assurait que quelque part sur la statue des fondeurs français avaient placé un 666, le plus démoniaque des chiffres - Irving avait mis du temps à le trouver-, et il était prouvé que la fontaine était située à exactement 666 mètres au-dessus du niveau de la mer. Il préférait penser que la puissance esthétique de l’œuvre expliquait l'attirance, ou la relation profonde qu'il avait cherché à établir entre la sculpture et un poème de Lezama Lima qu'il avait lu un jour sans parvenir à le déchiffrer. Pourtant, une inquiétante conviction lui soufflait qu'il manquait un élément, un fait encore plus ensorcelant expliquant sa fascination et le lien personnel entre le symbole de la plus haute trahison et la leçon du châtiment le plus terrible, entre lui et la notion de perte du paradis et la condamnation au supplice sans fin; une errance éternelle parmi les hommes qui, d'après ce qu'il avait lu, constituait la véritable peine infligée aux bannis du ciel. Jusqu'à l'avènement du Jugement dernier. Perdu dans la contemplation du bronze, l'esprit d'Irving finissait toujours par larguer les amarres pour l'emmener vers d'autres réflexions ou idées qui l'accompagnaient, ou plutôt, le poursuivaient. Son expérience madrilène pouvait être considérée plus que satisfaisante, avec, en primen la compagnie de Joel, l'amour de sa vie, et avec les amitiés forgées au cours des ans avec des Cubains, des Espagnols et même des gens venus d'ailleurs, parmi lesquels il se sentait si à l'aise qu'il commençait à les considérer comme des amis. Ses seconds amis, en fait. Et il avait pu connaître des endroits dont il avait toujours rêvé comme des destinations inatteignables : Berlin et Genève; Paris et Aix-en-Provence; la Costa Brava où Dario avait sa résidence secondaire, et Joel et lui un endroit toujours disponible pour y passer un week-end, ce dont ils profitaient, surtout quand l'été transformait Madrid en fournaise. Et tous les jours à sa portée, il avait la Cuesta de Moyano, où pour presque rien il pouvait acheter d'occasion les livres qu'il avait envie de lire et même ceux dont il ne savait pas qu'il voulait les lire, et, pour couronner le tout, il avait tout Madrid. Pourtant, l'impression de vivre au mauvais endroit et au mauvais moment ne l'avait jamais quitté. Il sentait que sa condition d'exilé, d'émigré ou d'expatrié - peu importe, le résultat pour lui était le même- l'avait empêché de penser même à un bref retour et l'avait condamné à vivre une existence amputée, qui lui permettait d'imaginer un avenir mais où il ne pouvait pas se défaire du passé qui l'avait mené jusque-là et à être qui il était, ce qu'il était et comme il était. La conviction de ne plus jamais avoir d'appartenance ne le quittait jamais. Depuis son départ en exil, le transplanté souffrait même d'une forme d'hypocondrie, une sensation de décalage entre plénitude physique (à Chueca, à Madrid) et dérive de l'âme (dans l'infini purgatoire des anges déchus). Le fait d'avoir surmonté nombre de ses peurs, de s'en croire à l'abri, avait été sa plus grande victoire, mais l'absence d'une véritable capacité à s'adapter et à s'approprier les choses le tenaillait. Il enviait la faculté - du moins telle qu'ils la montraient en public- d'un Dario disant se sentir tous les jours un peu plus catalan et refusant de penser à Cuba, ou à celle d'Horacio se prétendant presque portoricain. Irving, quant à lui, ne pouvait s'empêcher de repérer des codes qui n'étaient pas les siens, opération qu'il n'avait jamais eu à faire avec ses propres codes, puisqu'on naît avec eux, ou même contre eux ou malgré eux. |
0 Commentaires
Assis à la terrasse de l'hôtel, ils commandèrent deux cafés et deux verres de vieux rhum avant de se séparer. Mario Conde, plongé tous ces derniers jours dans les histoires embrouillées d'une famille juive, pleine de fautes et d'expiations, commençait à sentir que la découverte de la vérité lui avait juste servi à avoir six cents dollars en poche et une sensation de vide dans l'âme.
- J'ai apporté cette lettre, dit-il à Elías en lui tendant une enveloppe. C'est pour Andrés. -Tu ne lui écris pas par mail ? -Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Conde. Elías rit de la supposée plaisanterie qui n'en était pas une. Définitivement, Elías Kaminsky demeurait un étranger... -Je la lui porterai dès mon arrivée...Il faut aussi que je le remercie pour son aide, pour ton aide. -Je n'ai rien fait. Tout au plus t4écouter et t'éclaircir les idées. Au fait, je sais presque tout de toi, sauf le plus important. -Le plus important ? -Oui...tu ne m'as pas parlé de ta peinture. Qu'est-ce que tu peux bien peindre ? Ne me dis pas que tu peins à la manière de Rembrandt... -Non...je peins des paysages urbains. Immeubles, rues, murs, escaliers, recoins...Toujours sans aucune présence humaine. C'est comme des villes après un holocauste total. -Tu ne peins pas d'êtres humains parce que c'est interdit aux juifs ? -Non, non ça n'a plus d'importance pour personne...C'est parce que je veux représenter la solitude du monde contemporain. En réalité, dans ces paysages, il y a des individus, mais ils sont invisibles, ils se sont rendus invisibles. La ville elle-m^me les a avalés, leur a enlevé leur individualité et même leur corporéité. La ville est la prison de l'individu moderne, non ? Conde acquiesçait tout en goûtant son rhum. -Et où les invisibles trouvent-ils la liberté ? -En eux-mêmes. Dans ce lieu qui ne se voit pas mais qui existe. Dans l'âme de chacun. -Intéressant...dit Conde, intrigué mais très convaincu. Pris par cette conversation, une question qu'il avait remise à plus tard lui revint alors à l'esprit. Et le juif séfarade qui se baladait en Pologne en disant qu'il était peintre, tu sais ce qu'il peignait ? Qu'est-ce qu'il pouvait bien foutre en Pologne au moment où on y massacrait les juifs ? -Aucune idée...on ne sait même pas son nom. Mais...tu lis le français ? -Je lisais beaucoup quand j'étais à Paris...Je prenais toujours mon petit-déjeuner au Café de Flore, j'achetais Le Figaro, je me baignais dans la Seine et je parcourais la ville de long en large, bras dessus bras dessous avec Sartre et Camus... -Va te faire foutre! dit Elías quand il se rendit compte de l'énormité qu'inventait l'autre. Eh bien, il y a un livre écrit en hébreu mais traduit en français, Le Fond de l'abîme. Ce sont les mémoires d'un rabbin, un certain Hannover, qui fut témoin des massacres des juifs en Pologne entre 1648 et 1653...Un truc dément, comme vous dites. Si tu le dis, tu peux en déduire comment a fini ce juif séfarade perdu en Pologne. Je vais t'envoyer ce livre... -Et qu'est-ce qu'il peignait ? -S'il avait vraiment étudié avec Rembrandt et s'il a laissé à Moshé Kaminsky un portait d'une jeune fille juive, oui, je peux imaginer ce qu'il peignait et comment il le faisait. -Explique-moi... -Rembrandt était fascinant, commença Elías. Il tyrannisait un peu ses élèves. Il les obligeait à peindre selon ses critères, qui parfois semblent assez clairs et d'autres fois sont plutôt des expérimentations, à en juger par ce que l'on voit dans son travail. Rembrandt était un chercheur, il a passé sa vie à chercher, jusqu'à la fin, quand il était dans la dèche et qu'il a osé peindre des hommes sans yeux dans La Conspiration des Bataves...Ce qu'il voyait très clairement, c'était la relation entre l'être humain et sa représentation en peinture. Il la voyait comme un dialogue entre l'artiste, la figure qu'il représentait et le modèle. Et aussi comme la captation d'un instant fugitif qui exigeait une fixation dans le présent. Toute la puissance de ses portraits se trouve dans les yeux, dans les regards. Mais il est parfois allé bien au-delà...Il en est même arrivé à peindre des personnages sans yeux, ce qui donnait plus de force au tableau. Mais le regard, c'est ce qui que cette étude du portrait d'un jeune juif, qui a peut-être été son disciple, est remarquable. Ce petit morceau de toile est un chef d’œuvre. Plus que les yeux, dans ce portrait, comme dans celui de son ami Jan Six et dans certains des autoportraits, Rembrandt cherchait l'âme de l'homme, ce qu'il y avait de permanent et il l'a trouvé...C'est peut-être ce que ce juif hérétique avait appris de son maître et s'efforçait de faire en peignant...A mon avis. -C'est parce qu'il peignait qu'il était hérétique ? voulut préciser Conde. -Oui, cet homme violait une loi très rigide à l'époque...Toutefois, il est peut-être mort comme mon oncle, sans éprouver de remords...Personne ne peut t'obliger à peindre. Et il l'a fait, il est clair que c'était l'expression de son libre arbitre. En plus, il travaillait aux côtés de Rembrandt, rien que ça ! C'est du moins ce que j'imagine... Conde acquiesça, but son café et alluma une cigarette. -Ce juif risquait d'être condamné pour avoir représenté des êtres humains. Et toi, qui n'es presque pas juif et qui n'en a rien à foutre des condamnations, ça ne t'intéresse pas de peindre les gens. C'est dingue tout ça... -On ne sait pas pourquoi on est peintre ou pourquoi on finit par peindre d'une façon ou d'une autre, malgré toutes les explications que tu peux donner à cette question... |
Catégories
Tous
|