Mon public était de plus en plus nombreux.
Certains enfants à qui leur père donnait de l'argent pour aller au cinéma préféraient venir chez moi, donner une participation minime et dépenser le reste en gadgets. Et, quand le film était "avec de l'écriture", beaucoup d'adultes analphabètes choisissaient de me l'entendre raconter plutôt que d'aller au cinéma et de ne rien comprendre. J'ai découvert également que des gens venaient m'écouter non parce qu'ils ne pouvaient pas se payer un billet d'entrée mais parce qu'ils aimaient vraiment entendre raconter les films.
Aux dires de certains, je savais si bien incarner les personnages que je pouvais passer en un instant de la candeur de Blanche-Neige à la férocité du lion de la Metro-Goldwyn-Mayer.. D'après eux, ils avaient l'impression d'écouter les feuilletons radiophoniques diffusés tous les jours depuis la capitale car non seulement j'imitais les voix et changeais d'expression mais je savais tenir mon public en haleine.
J'ai alors découvert que tous les gens aiment qu'on leur raconte des histoires. Ils veulent oublier la réalité pendant un moment et vivre dans le monde imaginaire des films, des feuilletons radiophoniques, des romans. Ils aiment qu'on leur raconte des mensonges, si ces mensonges sont bien racontés, d'où les succès des escrocs doués pour le baratin.
Sans le savoir, j'étais devenue pour eux une faiseuse d'illusions. Une sorte de fée, comme disait la voisine. En leur racontant des films, je leur permettais de s'évader de l'âpre néant du désert et, même si ça ne durait qu'un moment, je les transportais dans un monde merveilleux, plein d'amour, de rêves et d'aventures. Contrairement à la projection sur un écran de cinéma, mes récits leur permettaient d'imaginer ces mondes à leur fantaisie.