Mois de juin, début des années trente, dans la cour du Värmland, Solveig Nordensson, ses jambes plantées de part et d'autre de la bicyclette neuve qu'Aron vient de lui offrir, comme à nouveau amoureuse et chaude de bonheur, les mains sur le guidon brillant. Elle doit descendre à Sunne pour voir le chantre Jancke et lui parler du concert de cet automne, ce concert qu'il préparent depuis dix ans et qui va enfin avoir lieu. Elle se tourne vers Sidner: - Je crois que j'ai oublié d'arrêter le phono. Puis elle l'ébouriffe, caresse la joue d'Eva-Liisa et regarde le lac et les grandes ombres de l'après-midi sur les champs. - Je vais le faire, maman, répond Sidner mais, comme il devait l'ajouter de nombreuses fois par la suite : "Je ne l'ai pas fait." Ils écoutent tous les trois le phonographe qui, par la fenêtre ouverte, déverse ses chants d'allégresse: Lasset das Zagen, verbannet die Klage, Stimmet voll Jauchzen und Fröhlichkeit an ! Dienet dem Höchsten mit herrlichen Chören Lasst uns den Namen des Herrschers verehren ! La paix est sur eux maintenant, comme tant d'autres fois, ils sont ensemble, entourés de l'air de Noël de Bach. - Pour commencer, tu vas me pousser, Sidner. Et il pose ses mains sur le porte-bagages, appuie ses pieds nus dans le gravier, la pousse un bon coup. Solveig s'assied sur sa selle, et la voilà partie, les rayons chantent, du gravier et des petits cailloux giclent et elle engloutit dans ses poumons tout l'été des arbres et des bords de chemin, aspire les odeurs des reines-des-prés, du gaillet jaune et des marguerites, et Sidner coupe à travers la cour, arrive en haut du talus abrupt juste au-dessus du virage et crie : "Salut..." et voit les vaches, voit son père, voit que Solveig essaie de freiner, voit la chaîne qui saute, voit qu'elle ne réussit pas à éviter, voit les premières vaches s'écarter devant cette flèche qui file, voit que celles qui trottinent derrière n'ont pas le temps, la voit tomber droit en plein dans la grotte de chair, de cornes et de sabots doubles, la voit tomber et rester étendue, tandis qu'elle est piétinée, piétinée, et longtemps encore après qu'elle n'est plus - "Il existe, note Sidner dans son journal Des Caresses, des instants qui ne cessent jamais." |