Je ne sus jamais ce qui t'avait préservé des sagesses vulgaires - celles qui font de tout une raison - ce qui t'avait toujours fait choisir, plutôt que le sérieux et les soucis, la folie et la fièvre, l'insensé des rires et des rêves qui devançaient la mort et en triomphaient par avance. - Longtemps, je n'étais pas là où j'étais : tous ces travaux que j'ai pris je m'en acquittais très bien, mais comme en somnambule. Je n'y étais pas. Je n'étais nulle part...Je crois aujourd'hui que j'attendais, mais je ne savais pas quoi : rien d’imaginable. Quelque chose de tout autre, d'absolument autre, que rien ne pouvait préfigurer dans ce que je connaissais déjà. Un imprévisible...Je n'étais alors sûr que d'une chose et c'était une certitude en creux, négative : je ne vivais pas. J'aurais pu me tuer mille fois tout ce temps. D'ailleurs, c'est peut-être ce que j'ai fait, ce que je n'arrêtais pas de faire... Déraison. Sagesse. Patience, folle patience. L'infinie patience des fous, sourds à toutes nos persuasions, à toutes raisons, à toutes preuves, ne cessant pas une seconde de dire non, de refuser, de refuser sans arrêt, sans repos, ne sachant plus que cela. Ta haine de ce qui amoindrissait la vie, de tout ce qui la modérait, tes obstinations avaient cette démence, cette démesure. Je me retrouvais dans tes paroles, et il me semblait m'être arrêtée en chemin : il me fallait tout reprendre, là où le fil s'était cassé, là où le temps s'était rompu en plusieurs éclats, en débris mortels. Renouer avec cette vie au-dedans de moi, excessive, sans craindre de ne plus, un jour, la maîtriser, ni la contenir : puisqu'elle était à vivre, puisque c'était vivre. L'éternité n'était pas dans ce qui s'éternisait - les travaux, les violences, les manques - mais dans le plus éphémère, dans ces fleurs d'oranger qui servaient à tresser des couronnes, à colorier des chagrins, à teinter des boissons. Dans cet oranger qui vivait sa vie, qui laissait se déposer l'ombre et extrayait la lumière de chaque seconde, la lumière fragile qui embraserait tout. Ensuite, seulement ensuite, venaient les fruits, comme par surcroît : cela, c'était un jeu d'enfant et c'était simple et grave comme un enfant qui joue. |
0 Commentaires
"Patience, mes filles ! Munyal ! Telle est la seule valeur du mariage et de la vie. Telle est la vraie valeur de notre religion, de nos coutumes, du pulaaku. Intégrez-la dans votre vie future. Inscrivez-la dans votre coeur, répétez-la dans votre esprit! Munyal, vous ne devrez jamais l'oublier !" fait mon père d'une voix grave.
La tête baissée, l'émotion me submerge. Mes tantes nous ont amenées, Hindou et moi, dans l'appartement de notre père. A l'extérieur, l'effervescence de ce double mariage bat son plein. Les voitures se sont déjà garées. Les belles familles attendent, impatientes. Les enfants, excités par cet air de fête , crient et dansent autour des véhicules. Nos amies et nos sœurs cadettes, inconscientes de l'angoisse dans laquelle nous sommes, se tiennent à nos côtés. Elles nous envient, rêvant du jour où elles seront aussi les reines de la fête. Les griots, accompagnés de joueurs de luth et de tambourin, sont là. Ils chantent à tue-tête des louanges en l'honneur de la famille et des nouveaux gendres. Mon père, lui, est assis sur son canapé favori. Il sirote tranquillement un verre de thé parfumé au clou de girofle. Hayatou et Oumarou, mes oncles, sont également présents, entourés de quelques amis proches. Ces hommes sont censés nous transmettre leurs derniers conseils, nous énumérer nos futurs devoirs d'épouses puis nous dire adieu - non sans nous avoir accordé leur bénédictions. "Munyal, mes filles, car la patience est une vertu. Dieu aime les patientes, répète mon père, imperturbable. J'ai aujourd'hui achevé mon devoir de père envers vous. Je vous ai élevées, instruites, et je vous confie ce jour à des hommes responsables ! Vous êtes à présent de grandes filles - des femmes plutôt ! Vous êtes désormais mariées et devez respect et considération à vos époux." (...) "Munyal, mes filles !" dit mon oncle Hayatou. Puis il marque une pause, se racle la gorge avant d'énumérer d'un ton grave : "Respectez vos cinq prières quotidiennes. "Lisez le Coran afin que votre descendance soit bénie. "Craignez votre Dieu. "Soyez soumise à votre époux. "Épargnez vos esprits de la diversion. "Soyez pour lui une esclave et il vous sera captif. "Soyez pour lui un champ et il sera votre pluie. "Soyez pour lui un lit et il sera votre case. "Ne boudez pas. "Ne méprisez pas un cadeau, ne le rendez pas. "Ne soyez pas colériques. "Ne soyez pas bavardes. "Ne soyez pas dispersées. "Ne suppliez pas, ne réclamez rien. "Soyez pudiques. "Soyez reconnaissantes. "Soyez patientes. "Soyez discrètes. "Valorisez-le afin qu'il vous honore. "Respectez sa famille et soumettez-vous à elle afin qu'elle vous soutienne. "Aidez votre époux. "Préservez sa fortune. "Préservez sa dignité. "Préservez son appétit. Qu'il ne s'affame jamais à cause de votre paresse, de votre mauvaise humeur ou encore à cause de votre mauvaise cuisine. "Epargnez sa vue, son ouïe, son odorat. "Que jamais ses yeux ne soient confrontés à ce qui est sale dans votre nourriture ou dans votre maison. "Que jamais ses oreilles n'entendent d'obscénités ou d'insultes provenant de votre bouche. "Que jamais son nez ne sente ce qui pue dans votre corps ou dans votre maison, qu'il ne hume que parfum et encens." Ses mots s'incrustent dans mon esprit. Je sens mon coeur se briser en réalisant que je suis en train de vivre mon cauchemar des jours précédents. Jusqu'au dernier moment, naïvement, j'ai espéré un miracle qui m'épargne cette épreuve. Une rage impuissante et muette m'étrangle. Envie de tout casser, de crier, de hurler. (...) "Que jamais vos parents ne sachent ce qui est désagréable dans votre foyer, gardez secrets vos conflits conjugaux, ne cultivez pas l'aversion entre vos deux familles car vous vous réconcilierez, alors que la haine que vous sèmerez perdurera", ajoute oncle Hayatou. Après un silence, mon père reprend sur le même ton grave et autoritaire : "A partir de maintenant, vous appartenez chacune à votre époux et lui devez une soumission totale, instaurée par Allah. Sans sa permission, vous n'avez pas le droit de sortir ni même celui d'accourir à mon chevet ! Ainsi, et à cette seule condition, vous serez des épouses accomplies !" - À quoi penses-tu, Bel-Gazou ?
- À rien, maman. C’est bien répondu. Je ne répondais pas autrement quand j’avais son âge, et que je m’appelais comme s’appelle ma fille dans l’intimité, Bel-Gazou. D’où vient ce nom, et pourquoi mon père me le donna-t-il ? Il est sans doute patois et provençal - beau gazouillis, beau langage - mais il ne déparerait pas le héros ou l’héroïne d’un conte persan… « À rien, maman. » Il n’est pas mauvais que les enfants remettent de temps en temps, avec politesse, les parents à leur place. Tout temple est sacré. Comme je dois lui paraître indiscrète et lourde, à ma Bel-Gazou d’à présent ! Ma question tombe comme un caillou et fêle le miroir magique qui reflète, entourée de ses fantômes favoris, une image d’enfant que je ne connaîtrai jamais. Je sais que pour son père, ma fille est une sorte de petit paladin femelle qui règne sur sa terre, brandit une lance de noisetier, pourfend les meubles de paille et pousse devant elle le troupeau comme si elle le menait en croisade. Je sais qu’un sourire d’elle l’enchante, et que lorsqu’il dit tout bas : « Elle est ravissante en ce moment », c’est que ce moment-là pose, sur un tendre visage de petite fille, le double saisissant d’un visage d’homme… Je sais que pour sa nurse fidèle, ma Bel-Gazou est tour à tour le centre du monde, un chef-d’œuvre accompli, le monstre possédé d’où il faut à chaque heure extirper le démon, une championne à la course, un vertigineux abîme de perversité, une dear little one, et un petit lapin… Mais qui me dira ce qu’est ma fille devant elle-même ? À son âge - pas tout à fait huit ans - j’étais curé sur un mur. Le mur, épais et haut, qui séparait le jardin de la basse-cour, et dont le faîte, large comme un trottoir, dallé à plat, me servait de piste et de terrasse, inaccessible au commun des mortels. Eh oui, curé sur un mur. Qu’y a-t-il d’incroyable ? J’étais curé sans obligation liturgique ni prêche, sans travestissement irrévérencieux, mais, à l’insu de tous curés. Curé comme vous êtes chauve, monsieur, ou vous, madame, arthritique. Le mot « presbytère » venait de tomber, cette année-là, dans mon oreille sensible, et d’y faire des ravages. « C’est certainement le presbytère le plus gai que je connaisse… » avait dit quelqu’un. Loin de moi l’idée de demander à l’un de mes parents : « Qu’est-ce que c’est, un presbytère ? » J’avais recueilli en moi le mot mystérieux, comme brodé d’un relief rêche en son commencement, achevé en une longue et rêveuse syllabe… Enrichie d’un secret et d’un doute, je dormais avec le mot et je l’emportais sur mon mur. « Presbytère ! » Je le jetais, par-dessus le toit du poulailler et le jardin de Miton, vers l’horizon toujours brumeux de Moutiers. Du haut de mon mur, le mot sonnait en anathème : « Allez ! vous êtes tous des presbytères ! » criais-je à des bannis invisibles. Un peu plus tard, le mot perdit de son venin, et je m’avisai que « presbytère » pouvait bien être le nom scientifique du petit escargot rayé jaune et noir… Une imprudence perdit tout, pendant une de ces minutes où une enfant, si grave, si chimérique qu’elle soit, ressemble passagèrement à l’idée que s’en font les grandes personnes… - Maman ! regarde le joli petit presbytère que j’ai trouvé ! - Le joli petit… quoi ? - Le joli petit presb… Je me tus, trop tard. Il me fallut apprendre — « Je me demande si cette enfant a tout son bon sens… » - ce que je tenais tant à ignorer, et appeler « les choses par leur nom… » - Un presbytère, voyons, c’est la maison du curé. - La maison du curé… Alors, M. le curé Millot habite dans un presbytère ? - Naturellement… Ferme ta bouche, respire par le nez… Naturellement, voyons… J’essayai encore de réagir… Je luttai contre l’effraction, je serrai contre moi les lambeaux de mon extravagance, je voulus obliger M. Millot à habiter, le temps qu’il me plairait, dans la coquille vide du petit escargot nommé « presbytère » … - Veux-tu prendre l’habitude de fermer la bouche quand tu ne parles pas ? À quoi penses-tu ? - À rien, maman… … Et puis je cédai. Je fus lâche, et je composai avec ma déception. Rejetant les débris du petit escargot écrasé, je ramassai le beau mot, je remontai jusqu’à mon étroite terrasse ombragée de vieux lilas, décorée de cailloux polis et de verroteries comme le nid d’une pie voleuse, je la baptisai « Presbytère », et je me fis curé sur le mur. Derrière le paysage raturé fait ce qu'il peut pour exister, campagne déserte, champs qui prennent l'eau, chemins de plus en plus boueux; et puis une maison qui au milieu de toute cette nature donne l'impression d'être parfaitement solitaire, calme et tranquille, alors même que son contrechamp, c'est le train, plusieurs fois par jour, qui transporte des milliers de voyageurs dont les silhouettes s'aperçoivent depuis ses fenêtres - parmi lesquelles à cet instant, rapide, fugace et de profil, celle de notre Lila.
Laquelle s'endort un peu, se met à rêver, et ça a l'air compliqué,comme souvent les rêves. Les lignes se tordent, les espaces s'amalgament, on change de lieu en un claquement de doigts, une personne se métamorphose en une autre, on évolue dans un genre de chaos. Et elle tente de se débrouiller dans tout ça, ou du moins la personne qu'elle est dans son rêve, ce moi indécis qu'elle promène, ce point de vue, ce sac de peurs et de désirs, vous savez comme c'est. On somnole contre son épaule. Quand on rouvre les yeux, dehors ce sont toujours, en des proportions seulement variables, peupliers, habitations, fils électriques, conifères, et parfois un saule, tout plaintif comme ça, tout avachi, dolent et pleurnichard. Et la souveraineté du vert, qui ondule en voluptueux vallons (la campagne, quoi). Des sous-bois, où gigotent d'invisibles bestioles, où se trament des milliers de conflits minuscules, de combats et dévorations, et dont les arbres serrés masquent presque tout sous leur gribouillis de branchages. On a engrillagé les talus sur les bords de la voie, et toutes sortes de bouts de bois jetés là par les tempêtes récentes gisent en désordre sous les mailles du grillage alvéolé. Des terrains de hand, dont les filets ont été décrochés des buts, une grande usine abandonnée, taguée comme à la va-comme-je-te-pousse, aux vitres explosées, des champs encore, des serres à l'arrache (quelques arceaux et des bâches), un village, un réseau de routes, un camion de dos, qui va vers quoi. Tout ça continue à défiler (oh, ces prodigieux travellings que le réel vous offre), le paysage derrière la vitre se donne en format cinéma. Et puis, avant les villes de banlieue bientôt scindées par le train, avant les pavillons de pierre meulière et seuils à auvent, avant les jardinets où noircit parfois un parasol humide puis les barres d'immeubles dont le train passe si près qu'on aperçoit clairement un drap qui sèche à une fenêtre, un sac plastique renfermant quelques denrées alimentaires qui prennent le frais sur le rebord, quand ce n'est pas l'intérieur des chambres, avec parfois une silhouette assise, enfoncée dans ses pensées, comme sur une toile de Hopper; avant tout ça, des près encore, vides, un pommier tout seul qui se détache contre le ciel, comme s'il était le dernier des arbres.
A quelques jours de là, j'étais en train d'écrire à ma mère, lorsque Marcel, en robe de chambre, me pria de venir dans son bureau. Il semblait embarrassé, frottait d'une main grassouillette son menton mal rasé :
"Je m'excuse de te recevoir dans cette tenue, mais je dois être au Palais à une heure. C'est justement pourquoi je voudrais te parler. Là-bas, nul n'ignore plus que tu es mon cousin et l'on m'interroge. Je ne réponds pas, bien sûr. Mais il y a silence et silence. Je voudrais pouvoir nuancer le mien; tu peux comprendre...Si je dois être un jour appelé à te défendre, il faudrait malgré tout que je sache la vérité, ou tout au moins que nous établissions une version définitive des faits. Nous risquons désormais d'avoir des amis communs _ à propos, les Briant t'invitent à dîner _ il serait d'un effet déplorable que nous nous contredisions. De quoi aurais-je l'air ?" Je ne fis que répéter à Marcel ce que je lui avais déjà dit mille fois, accablant de griefs son scepticisme, et il me sembla vaguement déçu. "Pas de malentendu entre nous; je ne cherche pas à me faire une réputation sur ton dos, comme les mauvaises langues te l'affirmeront sans doute...Eh bien, dis-toi que ces mauvaises langues, si elles te trouvent déjà à leur goût en innocente victime, te préfèreraient presque en farouche assassin; ou plutôt, ce qui les flatte, c'est l'incertitude de ta légende, le frisson latent qu'elles éprouvent en s'asseyant à côté de toi. A ce prix seulement, tu es une personnalité. Note bien que ces gens ne recevraient pas un condamné à leur table, eût-il purgé sa peine; mais un suspect, et surtout un suspect à jamais, comme toi, c'est du gâteau...Le bénéfice du doute, en ce qui te concerne, c'est qu'on te croit un peu coupable. N'as-tu pas remarqué la façon dont les femmes te regardaient ? - Il ne fallait pas les inviter." La veille, les Bingeot avaient donné l'un de ces grands raouts qu'ils affectionnaient et m'avait supplié d'y assister. Je n'avais pas tardé à m'apercevoir que le meurtre de Denise me faisait une auréole à la lumière de laquelle les portes s'ouvraient devant moi. Les journaux bien informés disaient que j'étais à Paris où je tentais de refaire ma vie. Un hebdomadaire avait voulu me traîner devant ma maison natale mais elle avait disparu elle aussi. On se pourléchait de cet homme de moins de trente ans qui repartait à zéro, avec ses deux enfants, et peut-être le fardeau d'un terrible secret. Myriam m'avait obligé à m'acheter un complet neuf, dont elle avait étudié elle-même l'étoffe et la coupe, parce qu'une de ses amies lui avait dit : "Je ne l'imaginais pas comme cela." J'avais pris pour de la pitié ce qui était de l'admiration. On m'admirait, phénomène nouveau pour moi que je n'accueillais pas sans une certaine répugnance car j'en savais la source, mais auquel je m'abandonnais parce qu'il avait un nom et un visage. Je n'aimais pas Myriam, mais elle m'envoûtais et j'étais étourdi par le tourbillon qu'elle menait autour d'elle. Désormais, nous nous tutoyions; je l'accompagnais aux vernissages, aux générales, aux cocktails; et je voulais croire encore que l'éclat dont elle témoignait venait de sa joie à m'initier. En ce cas, je ne me lasserais pas de partager le pain avec elle, le pain de tant d’œuvres et de tant de génies.
La maison était grande, coiffée d’un grenier haut. La pente raide de la rue obligeait les écuries et les remises, les poulaillers, la buanderie, la laiterie, à se blottir en contre-bas tout autour d’une cour fermée.
Accoudée au mur du jardin, je pouvais gratter du doigt le toit du poulailler. Le Jardin-du-Haut commandait un Jardin-du-Bas, potager resserré et chaud, consacré à l’aubergine et au piment, où l’odeur du feuillage de la tomate se mêlait, en juillet, au parfum de l’abricot mûri sur espaliers. Dans le Jardin-du-Haut, deux sapins jumeaux, un noyer dont l’ombre intolérante tuait les fleurs, des roses, des gazons négligés, une tonnelle disloquée… Une forte grille de clôture, au fond, en bordure de la rue des Vignes, eût dû défendre les deux jardins ; mais je n’ai jamais connu cette grille que tordue, arrachée au ciment de son mur, emportée et brandie en l’air par les bras invincibles d’une glycine centenaire… La façade principale, sur la rue de l’Hospice, était une façade à perron double, noircie, à grandes fenêtres et sans grâces, une maison bourgeoise de vieux village, mais la roide pente de la rue bousculait un peu sa gravité, et son perron boitait, six marches d’un côté, dix de l’autre. Grande maison grave, revêche avec sa porte à clochette d’orphelinat, son entrée cochère à gros verrou de geôle ancienne, maison qui ne souriait que d’un côté. Son revers, invisible au passant, doré par le soleil, portait manteau de glycine et de bignonier mêlés, lourds à l’armature de fer fatiguée, creusée en son milieu comme un hamac, qui ombrageait une petite terrasse dallée et le seuil du salon… Le reste vaut-il la peine que je le peigne, à l’aide de pauvres mots ? Je n’aiderai personne à contempler ce qui s’attache de splendeur, dans mon souvenir, aux cordons rouges d’une vigne d’automne que ruinait son propre poids, cramponnée, au cours de sa chute, à quelques bras de pin. Ces lilas massifs dont la fleur compacte, bleue dans l’ombre, pourpre au soleil, pourrissait tôt, étouffée par sa propre exubérance, ces lilas morts depuis longtemps ne remonteront pas grâce à moi vers la lumière, ni le terrifiant clair de lune — argent, plomb gris, mercure, facettes d’améthystes coupantes, blessants saphirs aigus —, qui dépendait de certaine vitre bleue, dans le kiosque au fond du jardin. Maison et jardin vivent encore, je le sais, mais qu’importe si la magie les a quittés, si le secret est perdu qui ouvrait — lumière, odeurs, harmonie d’arbres et d’oiseaux, murmure de voix humaines qu’a déjà suspendu la mort — un monde dont j’ai cessé d’être digne ? … Ses doigts touchent quelque chose de souple, pas de la terre, pas de l'argile, c'est presque soyeux, avec du grain.
Il met du temps à comprendre de quoi il s'agit. À mesure qu'il accommode, il discerne ce qu'il a en face de lui : deux gigantesques babines d'où s'écoule un liquide visqueux, d'immenses dents jaunes, de grands yeux bleuâtres qui se dissolvent... Une tête de cheval, énorme, repoussante, une monstruosité. Albert ne peut réprimer un violent mouvement de recul. Son crâne cogne contre la coquille, de la terre s'écroule de nouveau, lui inonde le cou, il monte les épaules pour se protéger, cesse de bouger, de respirer. Laisse passer les secondes. L'obus, en trouant le sol, a déterré un de ces innombrables canassons morts qui pourrissent sur le champ de bataille et vient d'en livrer une tête à Albert. Les voici face à face, le jeune homme et le cheval mort, presque à s'embrasser. L'effondrement a permis à Albert de dégager ses mains, mais le poids de la terre est lourd, très lourd, ça comprime sa cage thoracique. Il reprend doucement une respiration saccadée, ses poumons n'en peuvent déjà plus. Des larmes commencent à monter qu'il parvient à réprimer. Il se dit que pleurer, c'est accepter de mourir. Il ferait mieux de se laisser aller, parce que ça ne va plus être long maintenant. Ce n'est pas vrai qu'au moment de mourir toute notre vie se déroule en un instant fulgurant. Mais des images, ça oui. Et de vieilles encore. Son père, dont le visage est si net, si précis, qu'il jurerait qu'il est là, sous la terre avec lui. C'est sans doute parce qu'ils vont s'y retrouver. Il le voit jeune, au même âge que lui. Trente ans et des poussières, évidemment, ce sont les poussières qui comptent. Il porte son uniforme du musée, il a ciré sa moustache, il ne sourit pas, comme sur la photographie du buffet. Albert manque d'air. Ses poumons lui font mal, des mouvements convulsifs le saisissent. Il voudrait réfléchir. MARIUS
Je ne l'ai pas perdu des yeux. Je l'ai suivi sans cesse. Essayant toujours de me rapprocher sans savoir si c'était pour le tuer ou pour l'embrasser. L'important était de l'atteindre. Lorsque je l'aurai rattrapé, tué ou ramené au monde, tout cela cessera. J'en suis sûr. Je ne l'ai pas perdu des yeux mais soudain, à deux cents mètres, un obus a explosé. C'était une grande pluie qui commençait. Les premières gouttes d'un orage d'été. Les premières gouttes, lourdes et espacées, qui s'écrasent au sol avec force et annoncent la violente giboulée. Il ne s'y est pas trompé. Il s'est mis à courir. Cherchant probablement un endroit où se terrer, cherchant au milieu de cette averse de feu une tanière ou un pauvre refuge. Je l'ai suivi. Je n'oublierai jamais cette course hallucinée. Je suis Vulcain et chacun de mes talons qui heurte le sol fait éclater la terre et gicler des milliers d'étincelles. Je suis Vulcain, haletant, et je cours au milieu des détonations et du souffle chaud du métal. Je cours dans le déluge crépitant. Je suis un lapin fou dans l'incendie et je pourrais rire à gorge déployée si je n'étais pas si avare de mon souffle. Mais l'homme-cochon ne doit pas m'échapper. Des milliers de petites scories incandescentes me fouettent les flancs et le visage, des milliers de petits gravats viennent cogner contre ma face. Mais cela ne saurait m'arrêter. Je suis Vulcain et je suis en chasse. Nous courons comme des dératés. Je ne le laisserai pas m'échapper cette fois. Les explosions font rage et couvrent le bruit de mes poumons éreintés. Je ne céderai pas. Jusqu'au bout. Au-delà de la fatigue. Je n'écoute pas mon corps. Je courrai jusqu'à mourir. De la terre me gicle au visage. Mais rien n'arrête ma course. Rien. Le sol tremble sous mes pieds. Je ne sais pas ce que je veux. Je ne sais pas ce qui va se passer lorsque je l'aurai rattrapé. Je cours. Même mort, je continuerai à courir. À chaque enjambée, il me semble que la terre se fend sous mon pied. Tout n'est que fournaise et tonnerre. Je cours. Je me rapproche. Il sait que je le talonne. Il m'a vu. Il sait que je suis à sa poursuite. Au milieu du souffle des obus, au milieu des rafales de terre et des pluies de métal, je me concentre sur ma proie. Je veux courir jusqu'au bout. Je me rapproche sans cesse. Il devient moins rapide. Soudain un éclair claque dans mes tympans. Je vois l'homme-cochon disparaître dans un nuage de feu. En une fraction de seconde, je suis soufflé. Soulevé de terre. Le corps tout entier projeté dans les airs puis plaqué contre terre et martelé de gravats. Mort, j'ai pensé. Me voilà mort. Soufflé par un obus. Démembré dans les airs. J'ai fermé les yeux et je n'ai plus pensé à rien. Depuis combien de temps êtes-vous sur la route ?
J’ai toujours été sur la route. On ne peut pas rester au même endroit. Comment faites-vous pour vivre ? Je continue, c’est tout. Je savais que ça allait arriver. Vous saviez que ça allait arriver ? Ouais. Ça u quelque chose comme ça. Je l’ai toujours cru. Avez-vous essayé de vous y préparer ? Non. Qu’est-ce que vous auriez fait ? J’en sais rien. Les gens passaient leur temps à faire des préparatifs pour le lendemain. Moi je n’ai jamais cru à ça. Le lendemain ne faisait pas de préparatifs pour eux. Le lendemain ne savait même pas qu’ils existaient. Sans doute que non. Même si on avait su quoi faire on n’aurait pas su quoi faire. On n’aurait pas su si on voulait le faire ou pas. Supposez que vous soyez le dernier qui reste ? Supposez que vous vous soyez fait ça vous-même ? Vous souhaitez mourir ? Non. Mais je pourrais souhaiter être mort. Quand on est en vie on a toujours ça devant soi. Ou vous pourriez souhaiter n’être jamais né. Eh bien. Les mendiants ne peuvent pas faire les difficiles. Vous pensez que ce serait trop demander. Ce qui est fait est fait. De toute façon ça ne rime à rien de vouloir du luxe par les temps qui courent. Sans doute que non. Personne ne veut être ici et personne ne veut partir.
L'idée d'un art populaire comme d'un art patriotique si même elle n'avait pas été dangereuse, me semblait ridicule. S'il s'agissait de le rendre accessible au peuple en sacrifiant les raffinements de la forme, "bons pour des oisifs", j'avais assez fréquenté les gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. A cet égard, un art populaire par la forme eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu'à ceux de la Confédération générale du travail; quant aux sujets, les romans populaires ennuient autant les gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant, et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers. Dès le début de la guerre M. Barrès avait dit que l'artiste (en l'espèce Titien) doit avant tout servir la gloire de sa patrie. Mais il ne peut la servir qu'en étant artiste, c'est-à-dire qu'à condition, au moment où il étudie ces lois, institue ces expériences et fait ces découvertes, aussi délicates que celles de la science, de ne pas penser à autre chose - fût-ce à la patrie- qu'à la vérité qui est devant lui. N'imitons pas les révolutionnaires qui par "civisme" méprisaient, s'ils ne les détruisaient pas, les œuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honorent davantage la France que tous ceux de la Révolution. L'anatomie n'est peut-être pas ce que choisirait un coeur tendre, si l'on avait le choix. Ce n'était pas la bonté de son coeur vertueux, laquelle était fort grande, qui a fait écrire à Choderlos de Laclos "Les Liaisons dangereuses", ni son goût pour la bourgeoisie petite ou grande qui a fait choisir à Flaubert comme sujets ceux de "Madame Bovary" et de "L’Éducation sentimentale". Certains disaient que l'art d'une époque de hâte serait bref, comme ceux qui prédisaient avant la guerre qu'elle serait courte. Le chemin de fer devait ainsi tuer la contemplation, il était vain de regretter le temps des diligences, mais l'automobile remplit leur fonction et arrête à nouveau les touristes vers les églises abandonnées.
Une image offerte par la vie nous apportait en réalité à ce moment-là des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague d'espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée qui semblait du lait durci, quand la journée était encore intacte et pleine, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément - rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s'éloigne par là d'autant plus du vrai qu'elle prétend se borner à lui - rapport unique que l'écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style. Même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore. La nature ne m'avait-elle pas mis elle-même, à ce point de vue, sur la voie de l'art, n'était-elle pas commencement d'art elle-même, elle qui ne m'avait jamais permis de connaître, souvent longtemps après, la beauté d'une chose que dans une autre, midi à Combray que dans le bruit de ses cloches, les matinées de Doncières que dans les hoquets de notre calorifère à eau? Le rapport peut être peu intéressant, les objets médiocres, le style mauvais, mais tant qu'il n'y a pas eu cela, il n'y a rien. Mais il y a plus. Si la réalité était cette espèce de déchet de l'expérience, à peu près identique pour chacun, parce que quand nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire; si la réalité était tout cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le "style", la "littérature" qui s'écarteraient de leurs simples données seraient un hors d’œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela, la réalité ? Si j'essayais de me rendre compte de ce qui se passe au moment où une chose nous fait une certaine impression, soit comme ce jour où, en passant sur le pont de la Vivonne, l'ombre d'un nuage sur l'eau m'avait fait crier "Zut alors !" en sautant de joie, soit qu'écoutant une phrase de Bergotte, tout ce que j'eusse vu de mon impression c'est ceci qui ne lui convient pas spécialement : "C'est admirable", soit qu'irrité d'un mauvais procédé, Bloch prononçât ces mots qui ne convenaient pas du tout à une aventure aussi vulgaire: "Qu'on agisse ainsi, je trouve cela tout de même fantastique", soit quand, flatté d'être bien reçu chez les Guermantes, et d'ailleurs un peu grisé par leurs vins, je ne pouvais m'empêcher de dire à mi-voix, seul, en les quittant: "Ce sont tout de même des êtres exquis avec qui il serait doux de passer la vie", je m'apercevais que ce livre essentiel, le seul vrai livre, un grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à l'inventer puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur.
Cette pile de mangues, de bananes, d'oranges, de je ne sais quoi encore, paraissait à première vue assez inoffensive. Dans une exposition de pré- impressionnistes, un indifférent l'eût pris pour un excellent, sinon très remarquable échantillon de l'école; mais peut-être, sans qu'il comprît pourquoi, le tableau serait-il ensuite revenu à son souvenir. L'eût-il jamais oublié ?
Les mots peuvent à peine décrire le trouble qui émanait de ces couleurs étranges. Bleus sombres opaques comme une coupe délicatement creusée dans un lapis-lazuli et pourtant d'une splendeur qui rendait sensible le frémissement d'une vie mystérieuse. Pourpres horribles comme de la viande crue et putréfiée, pleins d'une passion effrénée qui réveillait de vagues réminiscences du règne d'Héliogabale. Il y avait des rouges vifs comme les baies de houx - franche gaieté du Noël anglais sous la neige -, qui, par une sorte de magie s'adoucissaient jusqu'à la tendresse défaillante d'une gorge de colombe. Il y avait des jaunes foncés tournant à un vert aussi suave que le printemps, aussi pur que l'eau limpide d'un ruisseau de montagne. Quelle fantaisie exaspérée avait pu imaginer ces fruits ? Ils appartenaient à un jardin polynésien des Hespérides et semblaient avoir été créés à un stade de l'histoire de la terre où les formes définitives n'étaient pas encore fixées. Somptueux, chargés d'odeurs tropicales, ils palpitaient d'une ardeur énigmatique. Quels mystérieux palais de féérie connaîtrait celui qui mordrait à ces fruits enchantés, et quels obscurs secrets de l'âme ? Ou bien serait-il transformé par un pouvoir mystérieux, en démon ou en bête ?Tout ce qu'il y a en l'homme de sain et de naturel, tout ce qui touche au bonheur de la famille et aux joies simples se détournait d'eux avec répulsion, et pourtant une attraction morbide s'en dégageait :comme le fruit de l'Arbre de la Science du Bien et du Mal, ils représentaient les perspectives formidables de l'inconnu.
Et une rumeur inentendue prolongeait jusqu'au fond de la nuit ce chuchotement de la douleur : ainsi qu'Hemmelrich, presque tous ces hommes avaient des enfants. Pourtant, la fatalité acceptée par eux montait avec leur bourdonnement de blessés comme la paix du soir, recouvrait Kyo, ses yeux fermés, ses mains croisées sur son corps abandonné, avec une majesté de chant funèbre. Il aurait combattu pour ce qui, de son temps, aurait été chargé du sens le plus fort et du plus grand espoir; il mourrait parmi ceux avec qui il aurait voulu vivre; il mourrait, comme chacun de ces hommes couchés, pour avoir donné un sens à sa vie. Qu'eût valu une vie pour laquelle il n'eût pas accepté de mourir ? Il est facile de mourir quand on ne meurt pas seul. Mort saturée de ce chevrotement fraternel, assemblée de vaincus où des multitudes reconnaîtraient leurs martyrs, légende sanglante dont se font les légendes dorées ! Comment, déjà regardé par la mort, ne pas entendre ce murmure de sacrifice humain qui lui criait que le cœur viril des hommes est un refuge à morts qui vaut bien l'esprit ?
Il tenait maintenant le cyanure dans sa main. Il s'était souvent demandé s'il mourrait facilement. Il savait que, s'il décidait de se tuer, il se tuerait ; mais, connaissant la sauvage indifférence avec quoi la vie nous démasque à nous-mêmes, il n'avait pas été sans inquiétude sur l'instant où la mort écraserait sa pensée de toute sa pesée sans retour. Non, mourir pouvait être un acte exalté, la suprême expression d'une vie à quoi cette mort ressemblait tant ; et c'était échapper à ces deux soldats qui s'approchaient en hésitant. Il écrasa le poison entre ses dents comme il eût commandé, entendit encore Katow1 l'interroger avec angoisse et le toucher, et, au moment où il voulait se raccrocher à lui, suffoquant, il sentit toutes ses forces le dépasser, écartelées au-delà de lui-même contre une toute-puissante convulsion Dans le logement voisin, l'Autrichienne Sophia Kuller, dite la Puissante à cause du ressentiment engendré par la promiscuité, gâté autant que son indigence le permet son fils Adalberto, caricaturiste de bistrot. Sophia, la thoracique, avait dilaté sa trentaine viennoise dans le gros humour de Strauss qui lui avait fait gagner ce coffre gothique avec la carte aux initiales fleuries de son futur, le Capitaine, en entonnant un envoi dominical à celui du Rosenkavalier. De son haut plateau de veuve déchue, elle n'émettait pas un mot à l'adresse du voisinage, ni n'en recevait davantage. Son dédain et ses excès crémeux lui avaient acquis le respect qu'on a pour les fantômes. Pendant la journée, son fils s'enfermait avec elle pour reprendre ses études interrompues par l'énigmatique départ de Vienne. La nuit, il sortait avec une boîte plate pleine de coquillages de toutes sortes. A la table des cafés nocturnes, il s'approchait avec une politesse glacée pour dessiner, grâce aux couleurs des coquillages, le portrait des oisives. Il était assis à une table où il vaquait à son art quand, passé minuit, ceux qui conversaient se retirèrent, et il se trouva en un terrible tête à tête avec une érotomane sur le retour. Une fois le visage reproduit sur la table, ils se regardèrent en de longues pauses d'offrande insatisfaite et de sensualité charnelle en progression symphonique. Elle l'invita dans son appartement laqué érotiquement rafraîchi d'eaux minérales. Comme ces gros poissons dont les ailerons réduits n'ont plus aucun rapport avec le volume d'eau déplacé, la bonne femme tentait de fixer le foyer de ses révolutions sur l'enlacement du jeune Autrichien. Celui-ci faisait semblant de soupirer et esquissait des mouvements entrecoupés de froideur dissimulée; puis il plongeait une main dans la poche intérieure de son gilet afin d'en extraire une photographie viennoise repliée. Et tout en offrant d'une façon secrètement délibérée, à l'européenne, ses faux soupirs, il s'extasiait sur les brandebourgs orientaux de son père et sur la peau savamment et exquisement halée du visage de la chanteuse.
Dans la pièce suivante, de petites sauts s'égrenèrent, et les chocs du déplacement du lutrin anguleux vers le milieu de la pièce. Martincillo, le flûtiste, plaçait à onze heures du matin sur le pupitre: Leçon de petite flûte sans s'abîmer les lèvres. Il discutait jusqu'à l'égosillement sifflant sur le point de savoir si ç'avait été de la part du roi un acte avisé ou bien une faute de goût que de refuser de jouer de la flûte devant Jean-Sébastien Bach. Il n'avait pu discuter qu'avec deux ou trois seulement les ségrégations dialectiques de ses goûts, mais ceux-là seulement étaient ses amis. On l'appelait le flûtiste ou la nonne, car l'imagination du voisinage attribuait des sobriquets au niveau le plus bas des apparences. Ces blonds petits amis, d'un esprit plus ardemment ardu, le nommaient la marguerite du Tibet, car il couvrait d'une façade de bonté son désir philistin de coudoyer des écrivains et des artistes. Il avait une pâleur de vermine, il était long comme une asperge et se dandinait quand soufflait la brise sur les roseaux torses de ses petites entrailles. Il suçait une peau de fruit avec un faire-semblant de simplicité théosophique, puis conservait d'innombrables images photographiques de son ascèse. Mais ceux qui l'avaient vu manger sans la mise en scène théosophique s'étonnaient de la grande quantité d'aliments qu'il pouvait ingurgiter. Sa taille de lièvre longiforme en gardait une protubérance analogue au renflement d'un des anneaux du serpent quand il broie les os d'un chevreau. Lorsque, avec des pauses et en faisant les yeux blancs, il taillait la bavette avec un des écrivains qu'il voulait mettre dans sa poche, il vibrait hypocritement et lui prenait la main afin de lui fournir la preuve ou de lui indiquer le ton de sa sympathie pour les mœurs grecques. Si l'on acquiesçait à l'occasion, il disait : "je vous aime comme un frère." Mais s'il craignait que sa prise de main habituelle n'engendrât des commentaires et des refus, il posait à l'homme infiniment compréhensif et sans enracinement charnel. Mais il était mauvais et paresseux, et ses parents, qui le connaissaient exhaustivement, le fichaient à la porte. Il se réfugiait alors chez un sculpteur polynésien qui revenait tous les cinq mois pour vendre à un ménage américain, sempiternels mannequins participant à d'ennuyeux conciliabules, qui possédaient une étable sanitaire et ses dérivés de fumier chimique, des sculptures d'un surréalisme symbolique officieux que voilaient les variantes des colliers et pointes phalliques des tisseurs de Nouvelle-Guinée. Au cours de ces réunions, Martincillo, penchant ses mèches avec une innocence calculée, essayait de placer deux ou trois citations tirées par les cheveux; il rapportait l'affirmation de Plutarque comme quoi Alcibiade avait appris la harpe et non la flûte car il craignait de se déformer les lèvres, et que, pour cette raison, vengeance dictée par Apollon, adepte de l'instrument à sept trous, il avait rêvé la veille de sa mort qu'on le peignait avec un visage de femme. Martincillo était à tel point préraphaélite et efféminé qu'on aurait dit que ses citations elles-mêmes avaient les ongles peints. Il se trouvait une nuit chez le sculpteur, qui lui montait quelques bobines churingas, quand la pluie commença à tomber avec des éclairs tropicaux. Tout à coup le Polynésien, troublé par ses désirs, se mit à danser avec des convulsions et des spasmes, et ses cheveux se changèrent en une étoupe phosphorescente. Piqué peut-être par le souffle lointain d'un de ces éclairs, un lombric s'échappa de son corps qui vint telle une écharde se ficher dans la partie la plus molle du préraphaélite abstrait; au matin, Martincillo inguérissable, tentait d'extraire au moyen d'une pince un vers possessif. Quant à l'autre logement, il avait l'air de trembler chaque fois que le frère épileptique de la quarantenaire Lupita entrait dans le cycle de dix-sept syncopes et absences dont il était quotidiennement victime. Il allait d'un coin de la pièce à son lit, redoutant d'avoir une défaillance, ou bien c'était devant le déjeuner que son roulis augmentait au point de le faire choir sur la nappe. Lupita allait,chaque quinzaine du mois lunaire, rendre visite à un Japonais à ramage qui possédait à Bejucal une boutique nommée Au triomphe de la pivoine. La Lupa, confrontée confrontée à l'intouchable sérénité du sensuel luniste, étendait une petite natte, sans provoquer le moindre bruit; le galant taoïste déclarait en effet " que le tintement du jade le dérangeait". Il s'étendait sur la natte, le front contre le froid carreau, tandis que Lupita, accroupie à côté de lui, lui passait un nombre incalculable de fois la main dans le dos. Le galant japonais donnais deux ou trois coups de tête contre le sol puis il vrillait un saut à la manière des lutteurs de judo. Et il en avait ainsi terminé avec le vénérable décroissement de cette quinzaine. José Cemí avait quitté l'école en emportant une grande craie - la craie conservait intacte toute sa longueur, si on l'appuyait, elle se briserait -, mode de distraction solitaire et renfermé, caractéristique de ses dix ans. La fatigue des heures d'école était cause qu'il cherchât, à la sortie, un appui, une distraction. Ce jour-là, c'était dans cette craie qu'il les avait rencontrés. L'école, située au milieu du camp, avait pour arrière-plan un vaste terrain herbu et, à sa droite, un grand mur qui montrait sa chaux sale et ses côtes de briques à nu, comme si le temps l'avait frotté à la peau de chamois avec du sable, du citron et de la lessive. Il s'était approché du gros mur pour trouver de la compagnie. Ce fut celle qui se suivait elle-même de pierre en pierre, et pensée sur pensée impossibles à reproduire. Sa marche devenait aussi, en ces instants, semblable au mur, pas additionnés aux pas, telles les briques empilées donnant la hauteur du mur. Tandis que le crépi ressemblait à des salines ramollies, car il montrait de longues lanières de peau éraflée, la brique recuite par les coups de lance directs du zénith s'ajustait comme les couches d'écorce au tronc des platanes.
Enfin il appuya la craie comme pour une conversation avec le mur. Elle se mit à répandre son blanc, auquel la violence obligée du soleil donnait beaucoup de relief en lui conférant un caractère d'exception au regard des autres couleurs. La longue craie arrivait au bout d'un mur quand sa personnalité jusqu'alors indiscutée fut remplacée par une main qui la saisit et la serra à l'excès - comme redoutant que sa distraction ne s'en échappât - car cette main commençait à exiger des précisions, comme si elle réclamait le corps même d'une proie qu'elle eût capturée. A la craie ayant été substituée une autre main, il avait dû situer, à la place du mur, une forme humaine; il mit beaucoup de temps à la distinguer avec précision; déjà elle le saisissait par le bras. Il ne devait pas la distinguer avant la conclusion de cette aventure incise. Derrière le mur se cachait une grosse maison à cour circulaire, montrant d'humbles chambres occupées par une pauvreté satisfaite. On l'entraîna au milieu de la cour; la forme humaine se mit à crier très fort. Et ce torrent de cris contribuait à maintenir dans l'indistinction la personne qui l'avait entraîné. Cela faisait à Cemí l'effet d'un tourbillon de cris et de couleurs, comme si le mur s'était écroulé et reconstruit instantanément dans une cour circulaire. C'est à peine s'il put remarquer l'étroitesse de la porte d'entrée en comparaison des dimensions élargies que la cour acquérait par la réverbération des couvertures, des graines odoriférantes, des crépitements indéchiffrables de métaux inutiles, des sueurs variées de peaux étrangères, des risées sporadiques de créoles légers qui distribuaient inconsciemment, comme un art gratuit, leur corps et leur ombre. "C'est lui", disait la forme en s'éclaircissant la voix par une déglutition noyée, comme si ses yeux allaient éclater dans le bocal de son monde de brumes: "C'est lui, continuait-elle, qui peint le mur. C'est lui, disait-elle mensongère, qui jette des pierres à la tortue qui est en haut du mur et qui nous indique l'heure, parce qu'elle ne bouge que pour chercher l'ombre. C'est lui qui nous a laissés sans heure et qui a écrit sur les murs des choses qui troublent les vieux dans leurs relations avec les jeunes." Cemí, après avoir enregistré ce chapelet d'horreurs, était hébété. Il ne se cognait pas, comme le gueulard, au verre de son bocal, mais il avait laissé aller sa propre réalité et voguait. Le voisinage quittait ses méchantes chambres pour observer le taquin et le gueulard. Après avoir vu ce qu'il y avait à voir au milieu de la cour, ils ne savaient que faire, échangeant le travail qu'ils avaient entrepris contre plusieurs tours de ruban d'oisiveté. L'époumonement continuait, et Cemí laissait baller les bras, commençant à prendre cours dans l'ennui. Les voisins eux-mêmes se mettaient à pirouetter, à s'apparier et à élever des murmures. Comparses et doublures ne levaient pas les yeux. Les cris inintéressants enterraient leurs échos. Mamita, silencieuse comme sa petite taille, traversa la cour, regarda le gueulard et fonça : "Imbécile, idiot de gueulard, est-ce que tu ne te rends pas compte que c'est le fils du Colonel ?" Elle prit Cemí , l'emmena dans sa pièce tandis que le voisinage identifiait l'enfant qui, entraîné par Mamita, prenait maintenant place au premier plan qui lui revenait. Le gueulard but la tasse, plongea si loin sous la surface qu'il finit par n'avoir plus de visage, et ses pieds se prolongeant sous l'effet d'une réfraction ininterrompue allaient reposer sur des bancs de sable. La Chine est ce pays où l'on se ressouvient de ce que jamais on n'eût dû oublier : la vérité des êtres leur est fournie par la force des Éléments. Et j'aime cette campagne d'un amour sans doute vieux comme le monde, et d'une croyance tenace, complémentaire de mon athéisme : la conscience qu'une vie ne vaut d'être vécue qu'au carrefour des énergies qui la dépassent. Ici et là, femmes, hommes, enfants, vieillards, tous chantent la grand-messe des réengendrements de soi par les entrailles emblavées. La mère n'est jamais loin, mais elle est ensevelie.
La Chine rurale en sait long sur la fécondité. De tout elle fait fructification, montée somptueuse des sèves. Elle semble s'obséder d'un arbre robuste autant que d'une pousse gracile. Je vois une sorte de ballet, séminal, glandulaire et grouillant. Sous la lenteur des mouvements, je devine l'exubérance obscure, ce qui va exister étant déjà fébrilité de naître, quelque chose comme un devancement victorieux, quoique discret, de la mort. Ce panthéisme-là force le respect. Mais je pense à une autre culture, à d'autres sillons, d'autres défrichements, les mots dans leur fureur de croître et de multiplier, de s'élever du néant à la profération, ce champ hirsute qui est le mien, irrigué d'encre, saccagé et lyrique, et parfois si tendrement ondulatoire, comme apaisé. Ce matin encore je déposai dans a page une graine de sens, ou y enfonçai au hasard un plant de ce même sens, mais quel rythme maturatoire fait qu'en ce moment, cette graine, ce plant débordent ladite page d'une profusion de sens méconnaissables comme tels, d'une explosive diversité, à cette question je ne puis répondre, dussé-je, pour m'y essayer, prendre conseil auprès d'un mandarin doublé d'un linguiste et triplé d'un cultivateur. Je prends le sacré, non le surnaturel, là où je le trouve, même fugitivement. La poigne indicible de l'écriture, avec ses rites, ses pompes, ses radieux dévergondements, c'est ce qui me restera de sacré lorsque j'aurai atteint le fond du dégoût de tout. A observer la campagne chinoise, j'éprouve quelque ferveur, énigmatique, à la célébrer. Ces scènes de la vie paysanne, me dis-je, ne seraient pas ce qu'elles sont, une pure merveille, sans la grâce qui leur est donnée de porter mon regard au-delà de leur quotidienneté. Certes, ma vision est profane, mais elle se danse comme un ravissement. Je refuse d'admettre que cette œuvre soit seulement utilitaire, une routine à l'usage d'un milliard de bouches. Ce qui s'offre à mon regard, c'est bel et bien une réalité habitée. Habitée non seulement par la vaillance, la rudesse et la sensualité des hommes, mais par un principe de transfiguration, la survivance frémissante, haletante, de je ne sais quelle pulsion des premiers âges, celle sans doute qui déjà alors se brûlait aux bûchers du désir pour gagner l'immortalité. Sur le quai de gare, je les verrai de près ces Mongols. Ces soviétisés courts sur jambes, ces descendants humiliés de Gengis, mêlés à ceux de Staline, plus policés, plus policiers. Les Mongols sont beaux, de la beauté qui convient à mon regard. Les plus petits des hercules d'Orient subjuguent encore. Ils n'ont pas à se refaire tels qu'ils étaient six cents ans plus tôt. Ce qui a changé en eux, je le sais, je le sens, c'est ce qu'y a mis notre époque de dénaturation. C'est la marque du progrès technique et des idéologies du froid dans ces yeux qui ne s'allumaient jadis que pour des perceptions étourdissantes du bien et du mal, en leur plus grande étendue. Ces yeux s'éteignent aujourd'hui, ne pouvant se déciller encore pour cette plénitude-là, sanguinaire sans doute, mais moins que n'est dévastateur le perfectionnement des connaissances physiques et chimiques, et bactériologiques, quelque part dans les laboratoires où s'élabore la déshumanisation du monde.
Que reste-t-il de l'âme des races redoutées? Des moues dubitatives, une patience inusitée, des envies de fauconnerie, l'expérience des bornes. Les forts guerriers viscéraux, foudroyés une première fois par un deuil, la mort du chef, ont appris de siècle en siècle à découvrir une dimension qui leur est inconnue : la lenteur. Aujourd'hui, le Mongol est vaincu par l'accélération du prétendu progrès. Pour les pulsions vitales, c'est un autre ralentissement, à petit feu. Rien ne sera plus jamais pareil pour ces corps longtemps irrésistibles. Dans leur apaisement forcé, ils ont bien l'air de tourner en rond. Je ne sais si dans un recoin de leur mémoire, ils protègent une flamme, fût-elle vacillante. Un souvenir d'embrasement, la brûlure d'avoir été, dans la froidure de ne plus être. D'anciennes et fabuleuses énergies se traînent dans une misère domesticante. On ne fuse plus, ici, on marche, on clopine sur un sol cadastré. La rage au coeur, je l'espère, on s'abandonne à l'impotence ambiante: le matérialisme, qui plastronne, le Parti, qui organise, la ville, qui enferme, adieu somptuosité des sens. Une gare, c'est trop, dans ce décor construit pour un film avorté. Comme sont trop, à Oulan-Bator, le béton des casernes, la paperasse, et les machines à circonscrire les vertiges désirés. Et un gabelou, un notaire, c'est trop aussi, pour les appétits d'illimité. Revu et corrigé, corrigé d'importance par la rationalité le Mongol se case, malgré lui, le Mongol décroît. Les racines de ces hommes, c'étaient l'immensité, la folie, le débordement. C'était d'être nés fils d'ici et d'ailleurs, ethniquement ancrés, et universellement mobiles, la vraie vie, en somme. Leur déracinement, c'est désormais de n'être que là où ils sont et comme ils sont : l'intendance de Moscou, la télé en prime. Ce qui fera trembler la terre, ce ne sera plus jamais une terreur charnelle, les tripes en bannière. Nous sommes entrés dans une ère de terreur cérébrale, et là où elle passera, un jour, ce ne sera pas l'herbe qui ne repoussera plus, mais l'espèce. Aux premiers redoux, Nettie m'entraîna sur la rive. Je ne résistai pas, je n'interrogeai pas. J'étais l'initié qu'on emporte à l'heure dite au milieu du mystère.
Une embarcation singulière attendait sur la berge. Cette barque ressemblait à une maisonnette flottante. Cabine de peintre, atelier ambulant, gondole technique où le pinceau fait la pagaie, le navire serait équipé aux beaux jours, mais il s'agissait ici et maintenant de voguer. J'observais encore la magie de ces planches que déjà l'esquif s'ébranlait. Nous glissions dans le courant, les yeux sur les contreforts où la roche et les arbres s'animèrent. La montagne mutait à vue et des images se formaient dans la roche. Il sembla qu'en visions crépitantes, saccadées, anarchiques, une rétrospective s'emballait. Tel un guide rompu à ces artifices, Nettie admirait distraitement. Bientôt, il ne resta du lac et des versants qu'une défalcation de souvenirs couronnés, çà et là, de visages familiers. Le paysage se défoliait en profondeur, Nettie m'ouvrait l'album de ses fugues, Nettie allumait les parages. Aux murailles des temples, en Égypte ou en Abyssinie, l'explorateur exhume de semblables surfaces, telles qu'elles couvrirent les flancs sombres. Les pentes boisées s'ordonnèrent en écran, leurs corniches se firent transparentes et holographiques. Il eût fallu les talents de Henkel pour transcrire à l'emphase l'ébranlement du décor. Méconnaissables à première vue, les visions ne refusaient pas d'être miennes, elles m'assuraient au contraire qu'il ne manquerait rien du livre de pierre écrit pour Nettie. Dans ces loges où tremblèrent des manières de caillots, des gelées de plasma, deux fatalités expiraient : l'enfance crevée que Nettie portait à dos de femme et son visage de fillette pourrissante sous un lit de feuilles mortes. Les images recomposaient son épreuve puis les nuits de curation en forêt et le rite de purification. Frottée à la pierre, décapée au blizzard et à d'autres limailles, il sembla que Nettie ait renfilé sa chair neuve au prix d'un écorchement d'altitude. A grands spasmes, je sentis aux sourires de ma fée la vidange inhumaine du poison. Mes yeux erraient sur l'ordonnatrice des prodiges sous le tableau flambé des falaises, et les vapeurs descendues des flancs enveloppaient l'idole cautérisée. Moi qui voulus parler, non pour dire ou répondre, mais entendre ma voix comme d'autres se pincent, je ne sentis que l'immense dépit de phrases chutées à l'envers de ma gorge, basculées par une trappe d'infini avec son désert, sa ruine et sa lumière où le ciel parle pour deux. Il me sembla qu'aphones nous venions de parler d'une seule voix la douleur rendue à sa trame. Nous glissions en des méandres complexes, méconnaissables, sans que l'inconnu m'alarmât. Nettie, calée dans la barque, me fit l'effet d'une furie revenue en silence sur les lieux d'un massacre. Elle rôdait autour de ma bouche pour m'effleurer de ses muqueuses, et ses lèvres m'inoculèrent la dose puissante. Je glissai mon regard dans la fente, et ce que je vis, comme je m'y attendais, était très curieux. C'était une grande salle décorée à la turque. Les murs étaient tendus de tapisseries magnifiquement ouvragées. Un grand lustre éclairait la salle, dont la lueur se perdait dans la hauteur de la voûte. Le sol était jonché de coussins. Un narguilé était placé au centre d'un cercle fait par de vulgaires matelas gris rayés de blanc dont la pauvreté jurait étrangement avec le luxe du reste de la pièce. Sur les matelas étaient assis en tailleur quatre hommes identiques de visage, d'âge et de tenue. Ils étaient raides et immobiles. A leur immobilité, à leur teint jaune et à leur barbe inculte, je devinai tout de suite que c'étaient des philosophes. Devant eux s'étendaient des plats chargés de friandises auxquelles j'étais bien sûr qu'ils ne toucheraient pas. Le narguilé étant éteint -mort debout- ce ne pouvaient être que des philosophes. Je n'en avais jamais vus, ni seuls ni en réunion, mais ce ne pouvait être que cela.
Ils rêvaient, tous les quatre, en se regardant. Tous paraissaient si absorbés dans leur méditation que j'aurais pu faire tout le bruit que j'aurais voulu, sans qu'aucun ne se doutât de ma présence. Mais étais-je vraiment une présence ? Voilà que ce terrible problème me revenait. Ouvrir la porte, aller gambader autour des philosophes et voir s'ils me voyaient...Etait-ce si difficile ? Que pouvait-il m'arriver ? Vous l'auriez fait, vous ? Eh bien ! moi, non. Je me dis : " Si je m'élance dans cette pièce, tout va disparaître; et après ?..." Après, quoi ?...Je m'assis précautionneusement sur la marche qui menait à la porte-fenêtre. Mon coude alors heurta un des volets. Au bruit que je fis, un des philosophes regarda vers la porte. D'un geste, deux des autres le rappelèrent à l'ordre. Alors le quatrième, d'une voix grave, dit que c'était un fait : "L'un d'eux était assez inattentif pour se retourner au moindre crissement du vent; les deux autres étaient assez peu enfermés en eux-mêmes pour le lui faire remarquer; lui était assez léger pour réprimander les deux autres de leur manque de concentration." Depuis si longtemps je n'avais vu une figure humaine ! Quatre visages de philosophes comme repliés sur leur propre secret avec un air de suffisance incomparable. Mon Dieu, que la figure humaine est laide ! Plate, sans poils et avec, toujours, ce désir d'exprimer quelque chose -n'importe quoi. Le masque de mes philosophes n'exprimait rien, si ce n'est un contentement sans borne. Muets, ils regardaient dans le vide. Mon œil vierge se promenait avec passion sur ces traits figés. Comme quatre pierres sans vie, je les regardais. Ils avaient, eux, le visage que Dieu leur avait donné en naissant. Les traits qui s'ajoutent avec l'âge ne sont rien. Les rides que nous donnent les passions, les vices, sont prévus, et ne se développeraient pas sans sa permission. Il a posé sur le monde, en équilibre, une face ronde de bébé et n'ayant que les germes des différences future. Et il attend comme un jardinier. Des fois, la gueule ne parvient pas à maturité comme une fleur qui a son orage: accident; épidémie; couperet de la guillotine -bien rare. Ou bien, contre vents et marées, la tête parvient à son degré suprême de maturité : sèche, porteuse de graines, déjà morte, mais que le vent du soir balance. O têtes mures de Victor Hugo et de Tolstoï !... Mais le vent vient souvent de l'intérieur. C'est votre propre vent qui souffle en deçà des narines, et c'est le vôtre - non celui de Dieu- qui disperse, cette tête séchée, aux quatre vents. Quand le vent intérieur est à l'unisson de celui du monde, alors les parois du masque vivront en cadence, et il n'y a pas de raisons que cela caque : Goethe, Vinci. Un seul m'étonne, ou plutôt m'étonnait, -1475-1564- dit le Larousse. Mais c'était une tête de marbre, et j'ai oublié son nom. Donc ces quatre visages étaient devant moi, pendus dans la lumière. Certainement pour longtemps. J'ai toujours été un peu farceur -l'aventure qui m'a mené ici est témoin de ce besoin du rire, et aussi que mes farces ne sont pas toujours d'un goût exquis. Je me disais ;"Si je pissais brusquement par la fente ?" Mais je savais que je ne pourrais jamais faire un tel geste. J'étais impatient de savoir ce qu'allaient dire ces hommes. Ils étaient vêtus de riches robes, mais cependant ils avaient l'air en loques. Ils étaient couverts de joyaux, et on ne leur avait pas donné deux sous au coin d'une borne. C'est d'ailleurs comme cela que doivent être tous les philosophes; et qu'est-ce qui m'avait fait dire, tout d'abord, que c'étaient des philosophes ? "Entrerai-je" me disais-je. Et si je leur exposais mon cas? Mais je me repris tout aussitôt d'avoir eu une idée aussi stupide. Que pouvaient des philosophes faire à ce simple châtiment de Dieu. J'étais la preuve vivante, je devrais dire même survivante, d'un dieu vindicatif et cruel, c'est-à-dire humain : le plus simple qu'on puisse concevoir. On ne peut pas dire que je sois vaniteux ! Dieu ? Ils en avaient tous un dans le secret de leur caboche stérile. Immense de leur orgueil, et pourtant perdu dans leur intelligence comme dans une steppe. Un Dieu qu'ils affectaient de vouloir donner au monde entier pour faire son bonheur et que, au fond, ils avaient le désir rouge de lui imposer par le fer et par le feu. Ils le proposent à tout le monde et mourraient de confusion si on les prenait au mot. Ces quatre philosophes ne disaient rien. Ils se jetaient les uns aux autres des regards furtifs et pleins de dédain. Ils ne pouvaient se douter que je les observais. Comme la figure humaine est laide quand elle se croit seule ! Les yeux sont comme tournés vers l'intérieur du crâne pour voir ce qui s'y passe, et toute la face se détend pour exprimer le ravissement que procure la chose vue. Les lèvres s’entrouvrent comme si la forme naturelle de la bouche était ce rond, l'ouverture inquiétante par quoi doivent entrer les immondes leçons du monde qui existe. Les oreilles de l'homme ont été clouées une fois pour toutes. Quelques rares spécimens d'humanité, dont nous en avons toujours connu au moins un au lycée, arrivent à les faire remuer, mais c'est ce qui reste d'animal en eux qui agit. Il faut se méfier d'eux. Aucune de ces huit oreilles ne devait être mobile, car j'étais - je ne pouvais en douter au vent de respect qui me soufflait au visage- devant l'élite de l'humanité. Et comme il sied à toute élite qui se respecte, cette élite ne m'apercevait pas me gelant les pieds dans la nuit. |
Catégories
Tous
|