Hogan fit un pas à droite ; l’ombre glissa à droite. Il fit un pas à gauche ; l’ombre glissa à gauche. Il accéléra sa marche, puis la ralentit ; l’ombre suivit. Il sauta, trébucha, agita les deux bras ; l’ombre fit tout cela. C’était la seule forme encore visible, dans toute cette lumière, la seule créature encore vivante, peut-être. Toute l’intelligence avait coulé dans cette tache, toute la pensée, toute la force. Lui, était devenu transparent, léger, facile à perdre. Mais l’ombre, elle, avait tout le poids, toute l’indéfectible présence. C’était elle qui entraînait maintenant, guidant les pas de l’homme, c’était elle qui retenait sur terre et empêchait le corps de se volatiliser dans l’espace.
A un moment, Hogan s’arrêta dans sa marche. Il s’immobilisa sur le trottoir, dans la rue illuminée. Le soleil était très haut dans le ciel, brûlant avec violence. Hogan regarda par terre, et il se plongea dans son ombre dense. Il entra dans le puits ainsi ouvert, comme s’il fermait les yeux, comme si la nuit tombait. Il descendit dans la tache noire, s’imprégna de sa forme et de sa puissance. Il chercha au ras du sol à boire cette ombre, à se gonfler de cette vie étrangère. Mais elle s’échappait toujours, sans gouttes coulaient sur sa nuque, sur son dos, ses reins, ses jambes, Hogan essaya de fuir la lumière. Il fallait crever ces étoiles les unes après les autres. La lumière qui tombait du ciel s’éparpillait en millions de gouttelettes de mercure. Il fallait balayer cette poussière au fur et à mesure, et il y en avait toujours davantage. Les silhouettes des femmes et des hommes, lourds colliers, pendentifs d’or, boucles de verroterie, lustres de cristal, glissaient autour de lui. Hogan avait à briser ces pacotilles, de toutes ses forces, à chaque seconde. Mais on ne les exterminait jamais. Les yeux luisaient au fond des orbites, blancs, féroces. Les dents. Les ongles. Les robes aux tissus lamés. Les bagues. Les murs des maisons pesaient de tout leur poids de leurs falaises de craie, les toits étincelaient, plats à perdre de vue. La rue, la seule rue, toujours recommencée, traçait sa ligne phosphorescente jusqu’à l’horizon. Les platanes agitaient leurs feuilles pareilles à des séries de flammes, et les vitres étaient hermétiques comme des miroirs, à la fois glaciales et bouillonnantes. L’air arrivait en éboulements poudreux, déferlant, dérapant, étendant ses ramures de grains vivants. On était dans le dur, le minéral. Il n’y avait plus d’eau, plus de nuages, plus de ciel bleu. Il n’y avait que cette surface réfractaire, où les lignes se brisaient, où l’électricité courait sans cesse. Les bruits eux-mêmes étaient devenus lumineux. Ils dessinaient leurs arabesques brutales, leurs spires, leurs rondes, leurs ellipses. Ils traversaient l’air en traçant des cicatrices blanchâtres, ils écrivaient des signes en zigzags, des lettres incompréhensibles. Un autocar d’acier faisait mugir son klaxon, et c’était un large sillon de lumière qui progressait comme une faille. Une femme criait, la bouche ouverte sur ses rangées de dents émaillées : « Ohé ! » et aussitôt, on voyait une large étoile gribouillée dans le ciment du trottoir. Un chien aboyait, et son appel passait rapidement le long des murs telle une rafale de balles traçantes. Du fond d’un magasin aux éclats de néon et de matière plastique, un appareil électrique hurlait une musique barbare, et c’étaient les éclairs de feu de la batterie, le gaz brûlant de l’orgue, les barres verticales de la contrebasse, les barres horizontales de la guitare, avec, de temps en temps, l’extraordinaire désordre des particules aimantées lorsque la voix humaine se mettait à crier ses paroles.
Tout était dessin, écriture, signe. Les odeurs faisaient leurs signaux lumineux, du haut de leurs tours, ou bien enfouies à l’intérieur de leurs grottes secrètes. Hogan frôlait le sol de sa semelle de caoutchouc, et aussitôt les tourbillons élargissaient leurs cercles flottants. Il allumait une cigarette avec la flamme blanche d’un briquet, et il y avait un moment, en haut de sa main, cette espèce de volcan jetant vers le ciel sa trombe de feu et de scories. Chaque mouvement qu’il faisait était devenu dangereux, car il déclenchait immédiatement une suite de phénomènes et de catastrophes. Il marchait le long du mur, et le béton crépitait d’étincelles sur son passage. Il portait la main droite à sa figure, et, sur des milliers de panneaux vitrés disposés dans l’air, on voyait une sorte d’ S éblouissant étendre ses courbes. Il regardait le visage d’une jeune femme, et, hors des yeux à la clarté insoutenable surgissaient deux pinceaux aigus qui le frappaient comme des lames. Il rejetait l’air de ses poumons par ses narines, simple souffle qui se mettait alors à brûler avec des volutes pâles. Plus rie ‘était possible. Plus rien ne se faisait, puis s’oubliait. Il y avait partout cette gigantesque feuille de papier blanc, ou ce champ de neige, sur lesquels se déposaient les traces de la peur. Tout avait sa patte, son empreinte aux doigts crochus, ses sabots. Des rides, des marques, des taches, des plaies blanches aux lèvres qui ne se fermaient pas.
On en pouvait même plus penser.