De quelque côté qu'il l'envisageât, la situation était difficile. Wormold avait pris l'habitude de toucher des faux frais pour l'ingénieur Cifuentes et le professeur, et des émoluments mensuels pour lui-même, l'ingénieur-chef du Juan-Belmonte, et Térésa, la danseuse nue. Le pilote d'aviation ivrogne recevait généralement son salaire en whisky. L'argent que Wormold accumulait, il le déposait sur son compte en banque, ce serait une dot pour Milly, un jour. Naturellement, il lui fallait, pour justifier ses paiements, fournir une série régulière de rapports. A l'aide d'une grande carte, du Time hebdomadaire qui consacrait un généreux espace à Cuba dans sa rubrique sur l'hémisphère occidental, de diverses publications diffusées par le gouvernement, et surtout en se servant de son imagination, il était arrivé à rédiger au moins un rapport par semaine, et jusqu'à l'arrivée de Béatrice, il avait gardé libres ses soirées du samedi pour son travail personnel. Le professeur était le spécialiste des questions économiques, et l'ingénieur Cifuentes s'occupait des mystérieuses constructions dans les montagnes d'Oriente (ses rapports étaient parfois confirmés, parfois contredits par le pilote cubain - contradiction qui ajoutait une saveur d'authenticité). L'ingénieur-chef fournissait des renseignements sur les conditions de travail à Santiago, Matanza et Cienfuegos, et signalait une agitation croissante dans la marine. Quant à la danseuse nue, elle était une mine de détails croustillants sur la vie privée et les bizarreries sexuelles du ministre de la Défense et du directeur des Postes et Télégraphes. Ses rapports ressemblaient étrangement à certains articles du magazine Confidencial, au sujet des stars du cinéma, car l'imagination de Wormold en ce domaine n'était pas très fertile. Mais depuis l'arrivée de Béatrice, Wormold avait, outre ses exercices du samedi soir, bien des causes d'inquiétude. Il y avait non seulement l'enseignement de base que Béatrice insistait pour lui donner en microphotographie, il y avait aussi tous les câbles, plus il en recevait. Toutes les semaines, Béatrice manifestait plus vivement son impatience de le remplacer dans ses rapports avec ses agents. C'était contre toutes les règles, disait-elle, qu'un chef de réseau rencontre en personne ses propres sources de renseignements. Un soir, il l'emmena dîner au Country Club, et la malchance voulut que l'ingénieur Cifuentes fût appelé au téléphone. Un homme grand, très maigre, et qui louchait, se leva d'une table proche de la leur. - Est-ce Cifuentes ? demanda Béatrice sèchement. - Oui. - Mais vous m'avez dit qu'il avait soixante-cinq ans. - Il fait plus jeune que son âge. - Vous m'avez dit qu'il avait une bedaine. - Je n'ai pas dit bedaine, mais badane. C'est un mot du dialecte local qui signifie strabisme. Il l'avait échappé belle. Après cela elle se mit à s'intéresser à un personnage plus romantique né de l'imagination de Wormold, le pilote de la Cubana. Elle travaillait avec enthousiasme à compléter l'établissement de sa fiche et exigeait pour le faire les détails les plus personnels. Raoul Dominguez avait, certes, une histoire touchante. Il avait perdu sa femme dans un massacre pendant la guerre civile espagnole et il avait été déçu par les deux partis et surtout par ses amis communistes. Plus Béatrice demandait à Wormold de détails sur lui, plus son personnage se développait, et plus elle était désireuse de faire sa connaissance. Parfois Wormold ressentait une pointe de jalousie à l'endroit de Raoul et il essaya de noircir le portrait qu'il faisait de lui. - Il lui faut sa bouteille de whisky par jour. - C'est un moyen d'évasion pour lutter contre la solitude et les souvenirs, rétorqua Béatrice. N'éprouvez-vous jamais le désir de vous évader ? - Je suppose que cela nous arrive à tous, un jour ou l'autre. - Je connais cette sorte de solitude, dit-elle avec sympathie. Est-ce qu'il boit toute la journée ? - Non. Le pire se passe vers deux heures du matin. Quand il s'éveille, ses pensées l'empêchent de se rendormir. Wormold était surpris de la rapidité avec laquelle il répondait à n'importe quelle question concernant ses créations: celles-ci semblaient vivre au seuil même du conscient, il n'avait qu'à allumer une certaine lumière pour les voir distinctement, figées dans une attitude conforme à leur personnage. Un anniversaire de la naissance de Raoul tomba peu de temps après l'arrivée de Béatrice : elle suggéra de lui envoyer en cadeau une caisse de champagne. - Il n'y touchera pas, dit Wormold, sans savoir pourquoi. Il souffre d'aigreurs d'estomac. Chaque fois qu'il boit du champagne, il est couvert de boutons. Tandis que le professeur, lui, ne boit pas autre chose. - C'est un goût couteux. - Un goût dépravé, corrigea Wormold sans réfléchir. Il préfère le champagne espagnol. Il était parfois un peu épouvanté de la façon dont ces gens grandissaient dans le noir à son insu. Que faisait Térésa, au fond de sa cachette ? Il préférait n'y pas songer. Le cynisme avec lequel elle décrivait sa vie auprès de ses deux amants le choquait souvent. Mais le problème immédiat était Raoul. Il y avait des moments où Wormold pensait que sa vie aurait été plus facile s'il avait choisi de vrais agents. Le moment où il pouvait le mieux réfléchir était en prenant son bain. Un matin qu'il concentrait énergiquement sa pensée, il perçut une explosion de protestations indignées, un poing martela la porte plusieurs fois, quelqu'un dévala l'escalier à grand bruit, mais il avait atteint un moment créateur et ne pouvait se soucier de rien au monde qui fût extérieur à la vapeur montant de sa baignoire. Raoul venait d'être congédié par la compagnie aérienne Cubana pour ivrognerie. Il était désespéré, sans travail, il avait eu une entrevue très désagréable avec le Capitaine Segura, qui avait menacé... - Êtes-vous malade ? criait Béatrice du dehors. Êtes-vous mourant ? Dois-je enfoncer la porte ? |