PARIS, DADA Au cours de sa vie étrange et fantasmagoriquement brève, Amadeo Modigliani (1884-1920), peintre, bohème et vagabond, ne rencontra que trois fois Charles-Edouard Jeanneret, dit Le Corbusier. Une première fois, une seule fois, une dernière fois. Ils se croisèrent par hasard, dans la rue. Amadeo Modigliani arpentait la chaussée en serrant dans ses poches un vide atroce. Le vent de l'oubli, qui trouble la pensée, entrelace le rêve au désir, mêle les mondes - celui de tous les jours, et celui qui n'est pratiquement jamais accessible à la connaissance ou l'expérience humaines -, décoiffait ses cheveux et dépeignait sa barbe. Second Royaume de la Mort. Lorsqu'il aperçut pour la première fois la silhouette de Charles-Edouard Jeanneret, qu'on appelait Le Corbusier, celui-ci portait un costume blanc et un chapeau rouge sur lequel était perché un oiseau endormi, le dodo. Modigliani crut avoir entrevu L'Ange du dadaïsme. Tout le laissait penser. Tout en cet homme, sa canne d'ivoire, ses moustaches retroussées qui ressemblaient aux aiguilles d'une montre indiquant dix heures dix, son sourire étrange, pour ainsi dire carré, avait la concision, la simplicité, la perfection d'un dé ou d'un cube. Salut l'oiseau, lui dit Le Corbusier. Amadeo Modigliani (1884-1920) sourit et effleura de l'index le rebord de son chapeau cabossé. Adieu la terre, adieu l'eau. Adieu le dodo, adieu l'oiseau mort, plaisanta Modigliani. Le Corbusier, dont le regard était si vif qu'il pouvait voir ce qui se passait dans son dos, sortit de sa poche intérieure gauche de son veston quatre dés sur lesquels étaient gravées des lettres au lieu des points figurant les nombres. Il les donna à Modigliani, fit volte-face et se perdit dans la foule. D-A-D-A, lut le peintre. Il toussa, d'une voix grave et rauque, et reprit sa promenade sans but et sans fin. La vie est un songe qu'on ne saurait comprendre tant que l'on rêve, pensa-t-il alors que le jour sans vie se transformait en une nuit pénible et froide, une nuit de Carême. |