La sirène d'un remorqueur sous le Pont-Neuf, le tremblement des réverbères qu'on éteint, les cigarettes qui rougeoient entre chien et loup, à cette heure incertaine où ceux qui vivent à contretemps, ceux dont c'est l'ivresse, vont s'écrouler quelques heures. Robert est de ceux-là. Pour lui, la vie ne saurait se limiter au jour. Il y a trop à faire, tant de musiciens à écouter, de vins à boire et d'amis à saluer! Il dort le moins possible et des cernes profonds ombrent son drôle de regard myope. Sans ses lunettes, tout devient flou. Pourtant il les préfère sans carreaux, ses yeux toujours en voyage entre ce monde et d'autres. D'autant qu'il doit sans cesse en nettoyer les verres embués avec la pochette de soie qu'il assortit à ses cravates.
Il a emporté l'essence de Cuba avec lui : une collection de souvenirs et de disques, et surtout Alejo Carpentier. Dans ce voyage qui l'a enchanté, le plus beau est sans doute qu'ils se soient trouvés. Il l'a rencontré dès son arrivée à La Havane. En descendant du grand paquebot Espagne qui transportait la délégation des écrivains invités au congrès de la presse latine, un attroupement de journalistes attendait "le poète surréaliste". S'écartant du groupe, un jeune homme au teint halé, en costume immaculé, lui a tendu la main avec un franc sourire :
- Alejo Carpentier, écrivain et musicologue. Je serai votre guide pendant votre séjour. Mon père est d'origine française, ma mère russe, j'aime votre langue et je rêve de découvrir Paris !
- Robert Desnos, a répondu Robert en lui rendant son sourire, poète et bon vivant, membre de la racaille surréaliste, comme nous appellent les vieilles barbes.
Le rire d'Alejo a scellé le départ d'une amitié flamboyante. Ils ne se sont plus quittés. Après quelques verres, le jeune homme lui a proposé de lui faire visiter le vrai Cuba derrière les soirées de gala et les façades en trompe -l’œil. Robert ne s'est pas fait prier pour se dérober à l'agenda mondain de la délégation française. Ensemble, ils ont arpenté les quartiers populaires au petit jour, passé des nuits à regarder les danseurs de son ployer leurs corps souples et sensuels, tandis que les passantes leur lançaient des oeillades rieuses et qu'un orchestre les berçait. Il n'oubliera pas ce petit village que les gens de là-bas appellent La Playa. Le rhum blanc, les comptoirs éclairés de bougies. Une nuit; deux formations se sont affrontées devant la plage, les musiciens mêlaient leur sueur et leur fièvre et la mer respirait dans l'ombre.
Cuba lui est entré dans le corps à la manière d'un alcool fort. Il sent que ce pays âpre et langoureux, où l'on danse comme on fait l'amour, l'a changé. Son besoin d'indépendance y a été fouetté. Il n'a plus envie d'endurer, d'attendre, de se plier à la volonté des autres. Il rentre plus entier et plus indocile.