Ce n'est point un hasard, philosophait Wolf Meynert, que les salamandres n'aient commencé à jouer un rôle qu'au moment où la maladie chronique de l'humanité, cet immense organisme mal bâti et en perpétuelle désagrégation, s'oriente vers l'agonie. Sauf quelques exceptions sans importance, les salamandres représentent une immense entité homogène; elles n'ont pas jusqu'à présent créé des races, des langues, des nations, des Etats, des fois, des classes ou des castes vraiment différenciés; elles n'ont ni maîtres ni esclaves, ni groupes libres ou asservis, ni riches ni pauvres; il existe certes entre elles des différences créées par la division du travail qui leur est imposée, mais, en elle-même, c'est bien une masse homogène, égale, du même grain pour ainsi dire, aussi primitive dans toutes ses parties du point de vue biologique, aussi pauvrement équipée par la nature, aussi opprimée et subissant le même niveau de vie médiocre..Le dernier des hommes connaît des conditions infiniment meilleures, il jouit de biens matériels et culturels incomparablement plus nombreux que ces milliards de salamandres civilisées. Et pourtant il n'apparaît pas que les salamandres en souffrent. Au contraire. Nous voyons bien qu'elles n'ont besoin de rien de ce en quoi l'homme recherche un soulagement et une échappatoire aux erreurs métaphysiques et à l'angoisse de la vie, elles se passent de philosophie, de vie éternelle et d'art; elles ignorent la fantaisie, l'humour, la mystique, le jeu ou le rêve; elles ont un sens réaliste de la vie. Elles sont aussi éloignées de nous autres hommes que les fourmis ou les harengs; elles ne s'en distinguent que par le fait qu'elles se sont adaptées à un autre milieu vital, c'est-à-dire à la civilisation humaine. Elles s'y sont installées à l'instar de chiens dans les demeures des hommes; elles ne sauraient vivre sans eux, mais elles ne cessent d'être ce qu'elles sont : une race animale très primitive et fort peu différenciée. Il leur suffit de vivre et de se multiplier: elles peuvent même être heureuses, n'étant point troublées par un sentiment d'inégalité entre elles. Elles sont tout simplement homogènes. C'est pour cela qu'elles pourront un beau jour, oui, n'importe quel jour prochain réaliser sans difficulté ce que les hommes n'ont pu réussir : leur unité d'espèce dans le monde entier, leur société mondiale, en un mot l'universalité des salamandres. Ce jour-là marquera la fin de l'agonie millénaire du genre humain. Il n'y aura pas assez de place sur notre planète pour deux tendances à l'hégémonie mondiale. L'une doit céder. Nous savons déjà laquelle.
A l'heure actuelle, environ vingt milliards de salamandres civilisées vivent sur la planète, c'est-à-dire qu'elles sont dix fois plus nombreuses que les hommes. Il en ressort, tant par nécessité biologique que par logique historique, que les salamandres, étant opprimées, devront se libérer; étant homogènes, elles devront s'unir; et, devenant ainsi la plus grande puissance que le monde ait connue, elles devront assumer le pouvoir dans le monde. Pensez-vous qu'elles seront assez folles pour épargner les hommes ?