L'abîme vertigineux qui s'ouvrait devant lui chaque fois qu'il la rencontrait, cette terrible "merveille de la vie", avec son "brouillage" extravagant de dislocations géologiques, ne pouvait être franchi par un pont qui n'était pour elle qu'une ligne de pointillés de rencontres banales : le "pauvre vieux Démon" (tous ses compagnons d'oreiller passaient à la retraite avec ce titre) apparaissait devant elle comme un fantôme inoffensif, tantôt au foyer d'un théâtre "entre le miroir et l'éventail", tantôt dans le salon d'amis communs, une fois à Lincoln Park où elle l'avait aperçu montrant avec sa canne un singe au derrière indigo; il ne l'avait pas saluée, suivant l'usage du beau monde parce qu'il était au bras d'une cocotte. Quelque part, plus loin, beaucoup plus loin dans le passé, désamorcées et transformées par une mémoire que l'écran avait tristement corrompue en un mélodrame défraîchi, se trouvaient les trois années de ses rendez-vous d'amour (fiévreux et espacés) avec Démon, Une Aventure torride (c'était le titre de son unique film à succès), la passion dans les palaces, les palmiers et les mélèzes, Démon et sa Dévotion suprême, Démon et son caractère impossible, les séparations, les réconciliations, les Trains bleus, les pleurs, les trahisons, les terreurs, les menaces d'une sœur folle, impuissante, certes, mais qui laissaient leurs marques, comme des griffures de tigre, sur les draperies du rêve, surtout quand la nuit et l'humidité vous donnent la fièvre. Et derrière, sur la muraille, l'ombre du châtiment (avec des allusions ridicules à la "légalité"). Tout cela, emballé, étiqueté, expédié en un tournemain à destination "Enfer", était pure mise en scène... |