Soneri eut un sourire admiratif. Sbarazza possédait la sincérité des gens ayant atteint une belle absence de préjugés.
"J'imagine que vous vous sentez vraiment libre, plus qu'avant, je veux dire.
- Rien ne me fait peur, admit l'homme, parce que je suis un vrai révolutionnaire. J'essaye de mettre en pratique ce que les prêtres nous enseignent. Eux ne le font pas, mais moi, j'essaye. A bien y réfléchir, le Christ est le plus grand révolutionnaire que l'on ait jamais connu sur cette planète. Une figure scandaleuse, insupportable. Davantage que les communistes, vous n'êtes pas d'accord ?
- Vous pensez que c'est pour ça qu'on l'a mis sur la croix ?
- Si l'on s'en tient à la théologie, sans aucun doute. Bien sûr que c'est ça, renchérit-il. Imaginez ce qu'il subirait aujourd'hui. On le traiterait d'extrémiste, de fanatique, de provocateur. Ou alors, on tenterait de le crucifier avec des moyens bien plus atroces que des clous, on le traiterait de fou, on moquerait ses comportements, on l'ignorerait. C'est ce qu'on ferait avec moi si je n'étais pas enveloppé de cette patine - trompeuse ! - d'aristocrate. Si j'étais pauvre, ils ne m'offriraient aucune citoyenneté, mais je suis le "marquis"...Je suis comme les produits griffés : je ne vaux rien, je suis affreux, mais je porte une griffe et c'est ce qui fait mon prix. C'est même pire : c'est ce qui me donne de la valeur, ricana Sbarazza. Toute la différence est là : du vent", conclut-il en se laissant aller à un grand éclat de rire.
Il parlait sans rancœur, sa légèreté dégageait une telle sérénité qu'on aurait bien voulu la même.
"Tout le monde se bat pour ce vent, constata Soneri en parcourant du regard les tablées d'employés et d'entrepreneurs cravatés, semblables à des anolini tous issus du même moule.
- Oui, nous en sommes arrivés là. Vous pouvez être une vermine puante, tout ce qui compte, c'est votre bel aspect, ricana Sbarazza sur ce beau paradoxe de notre société qui avait l'air de l'amuser autant qu'une opérette. Et puis cette ville...reprit-il, remplie de marionnettes refaites qui se trimballent leur patrimoine pour cacher leur vulgarité."
Soneri, avec une certaine perfidie, se plut à croire que son rival appartenait à cette engeance"Il faut les comprendre : leurs pères déblayaient la merde dans les étables, ils ont honte de leur passé. Ils essayent de s'en sortir, affirma-t-il.
- Un beau 4x4 intérieur cuir est le meilleur remède contre les cauchemars du passé. Pourquoi pas avec un pare-buffles, histoires de tenir les vaches du passé et leur merde à distance, répondit Sbarazza sans cesser de ricaner. Moi, malgré mon richissime de père et son cortège de femmes, j'ai été moins chanceux, ajouta-t-il en exposant un autre paradoxe. J'ai découvert que tout ce que nous enviaient les autres, c'est ce qui nous condamnait. C'est affreux de n'avoir aucun désir. Les pauvres dont je m'occupe ont des désirs tellement humains : manger, avoir un toit, se défendre du froid, survivre aux maladies. Tout les rattache à l'essentiel, au diable le superflu ! C'est dans ces conditions que l'on découvre ce qu'est la vie. C'est ce qui m'est arrivé, et à chaque fois, j'ai l'impression de renaître. En avançant masqué, je me paye la gueule de tous ces individus, déclara-t-il en indiquant la salle d'un geste de la main, et je vis de ce qu'ils mettent au rebut. Ensuite, je me présente dans les institutions avec mes manières d'aristocrate et je les ensorcelle comme le joueur de flûte. Croyez-moi : je m'amuse énormément. Un bal masqué...Du vent."
Au contraire de son interlocuteur, Soneri trouvait cet exutoire tragique. Il ne voyait rien d'hilarant à la futilité de la vie.
"C'est un problème dont on ne sort pas, reprit Sbarazza. Soit vous avez la foi et, pour vous, tout ce qui existe en ce bas monde n'est que momentané et de peu d'importance; soit vous ne l'avez pas et vous en arrivez aux mêmes conclusions, car rien ne peut avoir le moindre sens. Par conséquent, savez-vous ce que j'ai décidé ? D'être un bon chrétien non croyant. Du reste j'ai fini par me dire: s'il y a vraiment quelqu'un là-haut, je fais confiance à ses bonnes grâces. Ça vaut toujours mieux que d'être hypocrite.
-Vous ne manquez pas de sens pratique, déclara Soneri. Les pauvres vous ont enseigné la prudence."
Le vieux le fixa d'un air complice qui résumait tout.
"Pas seulement. Trouver sa voie en autrui est le seul moyen d'être utile et de se sentir aimé. N'est-ce pas la seule chose que nous désirions, en fin de compte ? Nous sentir aimé ? Dès la naissance, ne crie-t-on pas pour prendre le sein et nous calmer dans des bras chauds ? Peu importe que ceux qui nous entourent nous aiment par intérêt : il suffira d'une seule personne sincère."