Parfois la mer en mai est jaune des emblavures du colza fleuri et l'odeur passe, aux dimensions du vent.
Sur des chemins à peine tracés notre navire tantôt se lève, tantôt retombe au bas d'une vague d'herbe. Long navire ondulant qui tourne, se faufile pour le simple jeu de flotter sans même s'accrocher aux arbustes et frôle les grappes des cytises.
Il arrive que, la main levée, nous croisions un tracteur dont le moteur à deux temps avec une régulière patience fend l'épaisseur des flots verts ondoyants. De tous verts différents la mer, le bleuâtre des blés, l'avoine jaunissante, l'herbe crue, et plus sombres par grandes traînées selon la hauteur des fonds dans la terre.
La carapace d'un insecte, les ailes d'un papillon, les pétales d'une fleur, l'ascension verticale d'une chenille au milieu de la plaine, rassemblent sur le pont l'équipage en cercle de têtes échevelées qui se penchent.
Vallonnement des champs comme une houle pétrifiée, ou qui ne bouge que lentement, d'une façon sous les pieds assez imperceptible. A la crête arrondie de ses vagues, ou le long d'un creux qui n'en finit plus de gonfler et prêts à être par lui projetés vers le ciel, nous cheminons en file, parfois enfouis jusqu'aux épaules dans le frémissement de l'orge.
Quand sont fanées les centaurées dont le bord des blés était bleu, la mer devient violette par endroits de sauge odorante. Nous cueillons de grandes scabieuses et le muscari à toupet.
Les couloirs du vent font se moirer la surface végétale de brillant et de clair, de lisse ainsi que les courants sur la mer. Les chemins, sillages, serpentent dans l'âcre des verts et montent, se perdent au ras de l'horizon. Où paraîtra une pointe de clocher balancée comme un mât derrière la courbure de la mer.
En savates de corde et coiffés de chapeaux que nous avons pris sur la tête des veilleurs de blé, ou dans les échouages de vieux objets. (Colliers ouverts, paniers crevés, grès sans leurs anses, étrilles rouillées à la sueur des chevaux de la mer, vieux fanaux des nuits ventées, moulins à café, là nous trouvons parmi les poulies, le grillage, les cordages rompus, de bons chapeaux de paille, avec des trous.) A l'abri de quelques pins noirs pour manger, tout le jour nous sommes au large, sur la houle des champs. Et ne sont plus visibles déjà les villages aux tuiles sédimentaires. Rassemblées comme une île les maisons qui s'attachent à la terre, avec leurs pierres angulaires de craie, portant des noms de rues anciennes et qui enserrent un lavoir au milieu de la mer mouvante, au creux de ce tourbillon lent des céréales qui tournent en larges plaques versantes.
Quand après les conversations du soir sont éteintes les lampes, que reste le feu dans les cheminées face à face et le bruit de l'horloge entre elles, la lumière lunaire coule à travers les rideaux de filet jusqu'aux pavés hexagonaux. Alors malgré l'abri, le repos dans cette pâleur qui baigne les chaises de jonc et fait une ombre aux bouquets de graines sèches, malgré le précieux et doux balancement de l'horloge, nous sentons que le vide entre les sphères nous requiert. Nuit à passer en mer. Un à un, sans lanterne, épaissis de chandails, d'imperméables déchirés, de bottes, chapeaux noirs, nous franchissons la porte. Dehors, un grand clair de lune immobile, et pas de nuage en vue. L'herbe scintille à mesure que nous écartons sa rosée, elle glisse à nos flancs par vagues basses et luisantes. Ainsi nous naviguons vers une confusion de la terre et du ciel.
Mer bientôt blonde sur ses orges, mer chevelue de seigles roux. Nous sommes là simplement pour voir. Pour marcher de façon précaire au bord d'une sphère sur son orbe. Et nous croyons que rien n'entame le regard de l'homme vers la mer.
Marée montante du blé vert, reflux des pailles qui laissent le chaume aride. Dans l'étendue du ciel béant les oiseaux n'ont pas coutume de se percher, ils nichent sur le sol, faute de branches passent en élévation, ou chutes, leur vie criante. Alouettes que leur chant maintient hautes, qui soudain tombent en deux ou trois paliers, et devant notre étrave le vol de l’œdicnème. D'entre les vagues céréales mûrissantes sort l'appel d'une caille, nous la nommons.
Sensibles à cette respiration longue qui nous fait sur les champs monter descendre, à l'ample courbe qui jusqu'au lointain baisse relève les champs avec lenteur, nous allons sous la voile du ciel tendu, à chacun pour seule mâture sa verticalité, d'espace ivres.