On marchait à toute vitesse toujours; cette mer plus chaude avait à sa surface des marbrures rouges et quelquefois l'écume battue du sillage avait la couleur du sang. Il vivait presque tout le temps dans sa hune, se chantant tout as à lui-même Jean-François de Nantes, pour se rappeler son frère Yann, l'Islande, le bon temps passé.
Quelquefois, dans le fond des lointains pleins de mirages, il voyait apparaître quelque montagne de nuance extraordinaire. Ceux qui menaient le navire connaissaient sans doute, malgré l'éloignement et le vague, ces caps avancés des continents qui sont comme des points de repère éternels sur les grands chemins du monde. Mais, quand on est gabier, on navigue emporté comme une chose, sans rien savoir, ignorant les distances et les mesures sur l'étendue qui ne finit pas.
Lui, n'avait que la notion d'un éloignement effroyable qui augmentait toujours; mais il en avait la notion très nette, en regardant de haut ce sillage, bruissant, rapide, qui fuyait derrière; en comptant depuis combien durait cette vitesse qui ne ralentissait ni jour ni nuit.
En bas, sur le pont, la foule, les hommes entassés à l'ombre des tentes, haletaient avec accablement. L'eau, l'air, la lumière avaient pris une splendeur morne, écrasante; et la fête éternelle de ces choses était comme une ironie pour les êtres, pour les existences organisées qui sont éphémères:
...Une fois, dans sa hune, il fut très amusé par des nuées de petits oiseaux, d'espèce inconnue, qui vinrent se jeter sur le navire comme des tourbillons de poussière noire. Ils se laissaient prendre et caresser, n'en pouvant plus. Tous les gabiers en avaient sur leurs épaules.
Mais bientôt les plus fatigués commencèrent à mourir.
...Ils mouraient par milliers, sur les vergues, sur les sabords, ces tout petits, au soleil terrible de la mer Rouge.
Ils étaient venus par-delà les grands déserts, poussés par un vent de tempête. Par peur de tomber dans cet infini bleu qui était partout, ils s'étaient abattus, d'un dernier vol épuisé, sur ce bateau qui passait. Là-bas, au fond de quelque région lointaine de la Libye, leur race avait pullulé sans mesure, et il y en avait eu trop; alors la mère aveugle, et sans âme, la mère nature, avait chassé d'un souffle cet excès de petits oiseaux avec la même impassibilité que s'il se fût agi d'une génération d'hommes.
Et ils mouraient tous sur ces ferrures chaudes du navire: le pont était jonché de leurs petits corps qui hier palpitaient de vie, de chants et d'amour...Petites loques noires, aux plumes mouillées, Sylvestre et les gabiers les ramassaient, étendant dans leurs mains, d'un air de commisération, ces fines ailes bleuâtres - et puis les poussaient au grand néant de la mer, à coups de balai...
Ensuite passèrent des sauterelles, filles de celles de Moïse, et le navire en fut couvert.
Puis on navigua encore plusieurs jours dans du bleu inaltérable où on ne voyait plus rien de vivant - si ce n'est des poissons quelquefois, qui volaient au ras de l'eau...