Enfin il appuya la craie comme pour une conversation avec le mur. Elle se mit à répandre son blanc, auquel la violence obligée du soleil donnait beaucoup de relief en lui conférant un caractère d'exception au regard des autres couleurs. La longue craie arrivait au bout d'un mur quand sa personnalité jusqu'alors indiscutée fut remplacée par une main qui la saisit et la serra à l'excès - comme redoutant que sa distraction ne s'en échappât - car cette main commençait à exiger des précisions, comme si elle réclamait le corps même d'une proie qu'elle eût capturée.
A la craie ayant été substituée une autre main, il avait dû situer, à la place du mur, une forme humaine; il mit beaucoup de temps à la distinguer avec précision; déjà elle le saisissait par le bras. Il ne devait pas la distinguer avant la conclusion de cette aventure incise. Derrière le mur se cachait une grosse maison à cour circulaire, montrant d'humbles chambres occupées par une pauvreté satisfaite.
On l'entraîna au milieu de la cour; la forme humaine se mit à crier très fort. Et ce torrent de cris contribuait à maintenir dans l'indistinction la personne qui l'avait entraîné. Cela faisait à Cemí l'effet d'un tourbillon de cris et de couleurs, comme si le mur s'était écroulé et reconstruit instantanément dans une cour circulaire. C'est à peine s'il put remarquer l'étroitesse de la porte d'entrée en comparaison des dimensions élargies que la cour acquérait par la réverbération des couvertures, des graines odoriférantes, des crépitements indéchiffrables de métaux inutiles, des sueurs variées de peaux étrangères, des risées sporadiques de créoles légers qui distribuaient inconsciemment, comme un art gratuit, leur corps et leur ombre.
"C'est lui", disait la forme en s'éclaircissant la voix par une déglutition noyée, comme si ses yeux allaient éclater dans le bocal de son monde de brumes: "C'est lui, continuait-elle, qui peint le mur. C'est lui, disait-elle mensongère, qui jette des pierres à la tortue qui est en haut du mur et qui nous indique l'heure, parce qu'elle ne bouge que pour chercher l'ombre. C'est lui qui nous a laissés sans heure et qui a écrit sur les murs des choses qui troublent les vieux dans leurs relations avec les jeunes."
Cemí, après avoir enregistré ce chapelet d'horreurs, était hébété. Il ne se cognait pas, comme le gueulard, au verre de son bocal, mais il avait laissé aller sa propre réalité et voguait. Le voisinage quittait ses méchantes chambres pour observer le taquin et le gueulard. Après avoir vu ce qu'il y avait à voir au milieu de la cour, ils ne savaient que faire, échangeant le travail qu'ils avaient entrepris contre plusieurs tours de ruban d'oisiveté. L'époumonement continuait, et Cemí laissait baller les bras, commençant à prendre cours dans l'ennui. Les voisins eux-mêmes se mettaient à pirouetter, à s'apparier et à élever des murmures. Comparses et doublures ne levaient pas les yeux. Les cris inintéressants enterraient leurs échos.
Mamita, silencieuse comme sa petite taille, traversa la cour, regarda le gueulard et fonça : "Imbécile, idiot de gueulard, est-ce que tu ne te rends pas compte que c'est le fils du Colonel ?" Elle prit Cemí , l'emmena dans sa pièce tandis que le voisinage identifiait l'enfant qui, entraîné par Mamita, prenait maintenant place au premier plan qui lui revenait. Le gueulard but la tasse, plongea si loin sous la surface qu'il finit par n'avoir plus de visage, et ses pieds se prolongeant sous l'effet d'une réfraction ininterrompue allaient reposer sur des bancs de sable.