"Je m'excuse de te recevoir dans cette tenue, mais je dois être au Palais à une heure. C'est justement pourquoi je voudrais te parler. Là-bas, nul n'ignore plus que tu es mon cousin et l'on m'interroge. Je ne réponds pas, bien sûr. Mais il y a silence et silence. Je voudrais pouvoir nuancer le mien; tu peux comprendre...Si je dois être un jour appelé à te défendre, il faudrait malgré tout que je sache la vérité, ou tout au moins que nous établissions une version définitive des faits. Nous risquons désormais d'avoir des amis communs _ à propos, les Briant t'invitent à dîner _ il serait d'un effet déplorable que nous nous contredisions. De quoi aurais-je l'air ?"
Je ne fis que répéter à Marcel ce que je lui avais déjà dit mille fois, accablant de griefs son scepticisme, et il me sembla vaguement déçu.
"Pas de malentendu entre nous; je ne cherche pas à me faire une réputation sur ton dos, comme les mauvaises langues te l'affirmeront sans doute...Eh bien, dis-toi que ces mauvaises langues, si elles te trouvent déjà à leur goût en innocente victime, te préfèreraient presque en farouche assassin; ou plutôt, ce qui les flatte, c'est l'incertitude de ta légende, le frisson latent qu'elles éprouvent en s'asseyant à côté de toi. A ce prix seulement, tu es une personnalité. Note bien que ces gens ne recevraient pas un condamné à leur table, eût-il purgé sa peine; mais un suspect, et surtout un suspect à jamais, comme toi, c'est du gâteau...Le bénéfice du doute, en ce qui te concerne, c'est qu'on te croit un peu coupable. N'as-tu pas remarqué la façon dont les femmes te regardaient ?
- Il ne fallait pas les inviter."
La veille, les Bingeot avaient donné l'un de ces grands raouts qu'ils affectionnaient et m'avait supplié d'y assister. Je n'avais pas tardé à m'apercevoir que le meurtre de Denise me faisait une auréole à la lumière de laquelle les portes s'ouvraient devant moi. Les journaux bien informés disaient que j'étais à Paris où je tentais de refaire ma vie. Un hebdomadaire avait voulu me traîner devant ma maison natale mais elle avait disparu elle aussi. On se pourléchait de cet homme de moins de trente ans qui repartait à zéro, avec ses deux enfants, et peut-être le fardeau d'un terrible secret. Myriam m'avait obligé à m'acheter un complet neuf, dont elle avait étudié elle-même l'étoffe et la coupe, parce qu'une de ses amies lui avait dit : "Je ne l'imaginais pas comme cela." J'avais pris pour de la pitié ce qui était de l'admiration.
On m'admirait, phénomène nouveau pour moi que je n'accueillais pas sans une certaine répugnance car j'en savais la source, mais auquel je m'abandonnais parce qu'il avait un nom et un visage. Je n'aimais pas Myriam, mais elle m'envoûtais et j'étais étourdi par le tourbillon qu'elle menait autour d'elle. Désormais, nous nous tutoyions; je l'accompagnais aux vernissages, aux générales, aux cocktails; et je voulais croire encore que l'éclat dont elle témoignait venait de sa joie à m'initier. En ce cas, je ne me lasserais pas de partager le pain avec elle, le pain de tant d’œuvres et de tant de génies.