Les mots peuvent à peine décrire le trouble qui émanait de ces couleurs étranges. Bleus sombres opaques comme une coupe délicatement creusée dans un lapis-lazuli et pourtant d'une splendeur qui rendait sensible le frémissement d'une vie mystérieuse. Pourpres horribles comme de la viande crue et putréfiée, pleins d'une passion effrénée qui réveillait de vagues réminiscences du règne d'Héliogabale. Il y avait des rouges vifs comme les baies de houx - franche gaieté du Noël anglais sous la neige -, qui, par une sorte de magie s'adoucissaient jusqu'à la tendresse défaillante d'une gorge de colombe. Il y avait des jaunes foncés tournant à un vert aussi suave que le printemps, aussi pur que l'eau limpide d'un ruisseau de montagne. Quelle fantaisie exaspérée avait pu imaginer ces fruits ? Ils appartenaient à un jardin polynésien des Hespérides et semblaient avoir été créés à un stade de l'histoire de la terre où les formes définitives n'étaient pas encore fixées. Somptueux, chargés d'odeurs tropicales, ils palpitaient d'une ardeur énigmatique. Quels mystérieux palais de féérie connaîtrait celui qui mordrait à ces fruits enchantés, et quels obscurs secrets de l'âme ? Ou bien serait-il transformé par un pouvoir mystérieux, en démon ou en bête ?Tout ce qu'il y a en l'homme de sain et de naturel, tout ce qui touche au bonheur de la famille et aux joies simples se détournait d'eux avec répulsion, et pourtant une attraction morbide s'en dégageait :comme le fruit de l'Arbre de la Science du Bien et du Mal, ils représentaient les perspectives formidables de l'inconnu.