Il arrivait que Blair soit ailleurs. C'était même de plus en plus fréquent et il était le premier à en avoir conscience. Évidemment.Ça ne le dérangeait pas. Au début (il y avait quelques années de cela, déjà), il était maître de ces absences, il les contrôlait et les provoquait, il les dirigeait, il en était le conducteur et le guide. Il savait où aller, et parce qu'il le savait tellement et tellement bien, il faisait en sorte de s'y rendre le plus souvent possible, selon son désir. Son désir qui signifiait le plus souvent possible. C'était ainsi au début. Quand il avait mis le procédé au point. Le processus. A la suite de quoi c'était devenu une sorte d'habitude, qui se mettait en branle, quelquefois, quelque part sur le bord extérieur de sa conscience. On pourrait presque dire à son insu. Mais il fallait quand même, néanmoins, qu'il en ressentît le besoin, que la chose obéît à une volonté de sa part, même inconsciente, donc la volonté, même inconsciente, donc la volonté était là, donc le besoin. Le besoin tapi dans un coin de son être, jamais endormi, jamais en repos. C'est ainsi que Blair pouvait souvent être ailleurs. En général toujours les mêmes ailleurs, pas si nombreux. Quelques-uns. Il pouvait les compter sur les doigts d'une main. Des ailleurs en bandoulière qu'il emportait avec lui partout où il allait, c'était facile, pas encombrant. Et puis, en vérité, "partout où il allait" est une expression bien prétentieuse. Le "partout" de Paul Blair n'embrassait pas très large. Se contentait de peu. Mais néanmoins. Quelle importance, là où vous êtes enchaîné, quand vous avez la possibilité d'être ailleurs et de vous commander des évasions à votre guise ? Au nombre des ailleurs de Blair il y avait la carrière rouge. Il y avait la montagne ronde au chef dégarni couronné de déchirures de brumes après la pluie et de vieilles neiges plus ou moins éternelles. Il y avait la maison près du lac au centre d'une épaisse forêt. Il y avait l'autre maison et le pigeonnier semi-écroulé qui s'appuyait sur le flanc nord-est - à moins que le pigeonnier n'eût été construit à l'origine ?-, cernée de vignes basses, à dix minutes de la mer, sous le soleil meurtrier, le bruit du vent dans les roseaux qui recouvraient la tranchée de drainage creusée là par d'anciens occupants, d'anciens propriétaires, sans aucun doute, bien que ce fût une tranchée qui n'avait visiblement pas servi beaucoup, pas souvent. Blair n'avait pas le souvenir de l'avoir vue remplie d'eau, il ne se souvenait pas avoir jamais vu pleuvoir à cet endroit, sur cette maison-là. Mais c'étaient des ailleurs possibles. Blair n'aimait guère s'y rendre. Et pour cause. Quand il s'y retrouvait, ce n'était pas de son plein gré, moins sa volonté que la force de l'habitude. Comme une coutume. Il se retrouvait pourtant dans cet ailleurs-là aussi souvent qu'ailleurs. Le plus fréquent des ailleurs visités était sans l'ombre d'un doute possible la carrière rouge et la maison dressée depuis toujours à ce stade, pratiquement ultime, de sa construction. Blair savait pertinemment où se trouvait cet endroit. Il en était parti mais il y revenait régulièrement. Ce n'était pas qu'il s'y reposait, pas franchement, mais il y revenait. Non sans une pointe d'angoisse. Mais il y revenait. |