Ce que moi je dis, c'est qu'il faut lire des livres. Le pasteur sait que je dis la vérité. Lisez des livres écrits par des hommes noirs. Par des femmes noires. Mais n'en restez pas là. C’est ça mon véritable apport ce soir. Lorsqu'on lit, on ne perd jamais véritablement son temps. Moi, en prison, je lisais. C'est là-bas que je me suis mis à lire. Beaucoup. Je dévorais des livres comme si c'étaient des côtelettes de porc piquantes. Dans les prisons, la lumière s’éteint très tôt. On se met au lit et on écoute les bruits. Des pas. Des cris. Comme si la prison, au lieu d'être en Californie, se trouvait à l'intérieur de la planète Mercure, qui est la planète la plus proche du soleil. Vous ressentez du froid et de la chaleur en même temps et c'est là le signe le plus clair que vous vous sentez seul ou que vous êtes malade. On essaie, bien sûr, de penser à d'autres choses, à de jolies choses, mais on ne le peut pas toujours. Parfois, un surveillant installé dans la guérite allume une lampe et un rayon de lumière de cette lampe frôle les barreaux de votre cellule. Ça m'est arrivé une infinité de fois. La lumière d'une lampe mal placée ou les fluorescences de la galerie supérieure ou de la galerie voisine. Alors je prenais mon livre et je me mettais à lire. Avec difficulté, parce qu e les mots et les paragraphes semblaient pris de démence ou saisis de crainte à cause de cette atmosphère mercurielle et souterraine. Mais ça ne faisait rien, je lisais et lisais, parfois à une vitesse déconcertante même pour moi, parfois avec une grande lenteur, comme si chaque phrases ou chaque mot était un délice pour tout mon corps, pas seulement pour mon cerveau. Et je pouvais rester comme ça pendant des heures, en me fichant du sommeil ou du fait incontestable que j'étais prisonnier pour m'être soucié de mes frères, dont la majeure partie se foutait complètement que je crève ou pas. Je savais que je faisais quelque chose d'utile. Quelque chose d'utile, qu'on le regarde d'une façon ou d'une autre. Lire, c'est comme prier, parler avec un ami, exposer vos idées, écouter les idées des autres, écouter de la musique (oui, oui), contempler un paysage, sortir se promener sur la plage. Et vous, qui êtes si aimables, vous demander maintenant: qu'est-ce que tu lisais, Barry ? Je lisais tout. Mais surtout je me souviens d'un livre que j'ai lu au cours de l'une des périodes les plus désespérées de ma vie et qui m'a rendu la sérénité. Quel livre c'est ? Eh bien, c'est un livre qui s'appelle Compendiulm abrégé de l’œuvre de Voltaire, et je vous assure qu'il est très utile ou du moins qu'il a été pour moi d'une grande utilité.
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Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d'entrée la figure d'un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l'esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d'entrée, et qui évidemment n'osait pas lever la main jusqu'à la sonnette. Mme de Rênal s'approcha, distraite un instant de l'amer chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de l'oreille: -- Que voulez-vous ici, mon enfant? Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu'il venait faire. Mme de Rénal avait répété sa question. -- Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu'il essuyait de son mieux. Mme de Rênal resta interdite, ils étaient fort près l'un de l'autre à se regarder. Julien n'avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d'un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s'étaient arrêtées sur les joues si pâles d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une jeune fille, elle se moquait d'elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c'était là ce précepteur qu'elle s'était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants! -- Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin? Ce mot de monsieur étonna si fort Julien qu'il réfléchit un instant. -- Oui, madame, dit-il timidement. Mme de Rênal était si heureuse, qu'elle osa dire à Julien: -- Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants? -- Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi? -- N'est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d'une voix dont chaque instant augmentait l'émotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez? S'entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue, était au-dessus de toutes les prévisions de Julien: dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s'était dit qu'aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de Rênal, de son côté, était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu'à l'ordinaire, parce que pour se rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. A sa grande joie, elle trouvait l'air timide d'une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et l'air rébarbatif. Pour l'âme si paisible de Mme de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui. -- Entrons, monsieur, lui dit-elle d'un air assez embarrassé. De sa vie une sensation purement agréable n'avait aussi profondément ému Mme de Rênal; jamais une apparition aussi gracieuse n'avait succédé à des craintes plus inquiétantes. Ainsi ces jolis enfants, si soignés par elle, ne tomberaient pas dans les mains d'un prêtre sale et grognon. A peine entrée sous le vestibule, elle se retourna vers Julien qui la suivait timidement. Son air étonné, à l'aspect d'une maison si belle, était une grâce de plus aux yeux de Mme de Rênal. Elle ne pouvait en croire ses yeux, il lui semblait surtout que le précepteur devait avoir un habit noir. -- Mais est-il vrai, monsieur, lui dit-elle en s'arrêtant encore, et craignant mortellement de se tromper, tant sa croyance la rendait heureuse, vous savez le latin? Ces mots choquèrent l'orgueil de Julien et dissipèrent le charme dans lequel il vivait depuis un quart d'heure. -- Oui, madame, lui dit-il en cherchant à prendre un air froid; je sais le latin aussi bien que M. le curé, et même quelquefois il a la bonté de dire mieux que lui. Mme de Rênal trouva que Julien avait l'air fort méchant, il s'était arrêté à deux pas d'elle. Elle s'approcha et lui dit à mi-voix: -- N'est-ce pas, les premiers jours, vous ne donnerez pas le fouet à mes enfants, même quand ils ne sauraient pas leurs leçons. Ce ton si doux et presque suppliant d'une si belle dame fit tout à coup oublier à Julien ce qu'il devait à sa réputation de latiniste. La figure de Mme de Rênal était près de la sienne, il sentit le parfum des vêtements d'été d'une femme, chose si étonnante pour un pauvre paysan. Julien rougit extrêmement et dit avec un soupir et d'une voix défaillante: Ce fut en ce moment seulement, quand son inquiétude pour ses enfants fut tout à fait dissipée, que Mme de Rênal fut frappée de l'extrême beauté de Julien. La forme presque féminine de ses traits et son air d'embarras, ne semblèrent point ridicules à une femme extrêmement timide elle-même. L'air mâle que l'on trouve communément nécessaire à la beauté d'un homme lui eût fait peur. -- Quel âge avez-vous, monsieur? dit-elle à Julien. -- Bientôt dix-neuf ans. -- Mon fils aîné a onze ans, reprit Mme de Rênal tout à fait rassurée, ce sera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison. Une fois son père a voulu le battre, l'enfant a été malade pendant toute une semaine, et cependant c'était un bien petit coup. Quelle différence avec moi, pensa Julien. Hier encore, mon père m'a battu. Que ces gens riches sont heureux! Mme de Rênal en était déjà à saisir les moindres nuances de ce qui se passait dans l'âme du précepteur; elle prit ce mouvement de tristesse pour de la timidité, et voulut l'encourager. -- Quel est votre nom, monsieur? lui dit-elle, avec un accent et une grâce dont Julien sentit tout le charme, sans pouvoir s'en rendre compte. -- On m'appelle Julien Sorel, madame; je tremble en entrant pour la première fois de ma vie dans une maison étrangère, j'ai besoin de votre protection et que vous me pardonniez bien des choses les premiers jours. Je n'ai jamais été au collège, j'étais trop pauvre; je n'ai jamais parlé à d'autres hommes que mon cousin le chirurgien-major, membre de la Légion d'honneur, et M. le curé Chélan. Il vous rendra bon témoignage de moi. Mes frères m'ont toujours battu, ne les croyez pas, s'ils vous disent du mal de moi, pardonnez mes fautes, madame, je n'aurai jamais mauvaise intention. Julien se rassurait pendant ce long discours, il examinait Mme de Rênal. Tel est l'effet de la grâce parfaite, quand elle est naturelle au caractère, et que surtout la personne qu'elle décore ne songe pas à avoir de la grâce; Julien, qui se connaissait fort bien en beauté féminine, eût juré dans cet instant qu'elle n'avait que vingt ans. Il eut sur-le-champ l'idée hardie de lui baiser la main. Bientôt il eut peur de son idée; un instant après, il se dit: Il y aurait de la lâcheté à moi de ne pas exécuter une action qui peut m'être utile, et diminuer le mépris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier à peine arraché à la scie. Peut-être Julien fut-il un peu encouragé par ce mot de joli garçon, que depuis six mois il entendait répéter le dimanche par quelques jeunes filles. Pendant ces débats intérieurs, Mme de Rênal lui adressait deux ou trois mots d'instruction sur la façon de débuter avec les enfants. La violence que se faisait Julien le rendit de nouveau fort pâle; il dit, d'un air contraint: -- Jamais, madame, je ne battrai vos enfants; je le jure devant Dieu. Et en disant ces mots, il osa prendre la main de Mme de Rênal, et la porter à ses lèvres. Elle fut étonnée de ce geste, et, par réflexion, choquée. Comme il faisait très chaud, son bras était tout à fait nu sous son châle, et le mouvement de Julien, en portant la main à ses lèvres, l'avait entièrement découvert. Au bout de quelques instants, elle se gronda elle-même, il lui sembla qu'elle n'avait pas été assez rapidement indignée. En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèces de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin, qu'ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils n'entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu'il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l'aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l'une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l'action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n'était plus antipathique au vieux Sorel; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés; mais cette manie de lecture lui était odieuse : il ne savait pas lire lui-même.
Ce fut en vain qu'il appela Julien deux ou trois fois. L'attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l'empêcha d'entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l'arbre soumis à l'action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l'équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l'eussent brisé, mais son père le retint de la main gauche comme il tombait : — Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure. Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique, que pour la perte de son livre qu'il adorait. — Descends, animal, que je te parle. Le bruit de la machine empêcha encore Julien d'entendre cet ordre. Son père qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et l'en frappa sur l'épaule. A peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce qu'il va me faire ! se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre; c'était celui de tous qu'il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène Une fois dans ma vie, j'ai fait plus : j'ai offert aux constellations le sacrifice d'une nuit tout entière. Ce fut après ma visite à Osroès, durant la traversée du désert syrien. Couché sur le dos, les yeux bien ouverts, abandonnant pour quelques heures tout souci humain, je me suis livré du soir à l'aube à ce monde de flamme et de cristal. Ce fut le plus beau de mes voyages. Le grand astre de la constellation de la Lyre, étoile polaire des hommes qui vivront quand depuis quelques dizaines de milliers d'années nous ne serons plus, resplendissait sur ma tête. Les Gémeaux luisaient faiblement dans les dernières lueurs du couchant; le Serpent précédait le Sagittaire; l'Aigle montait vers le zénith, toutes ailes ouvertes, et à ses pieds cette constellation non désignée encore par les astronomes, et à laquelle j'ai donné depuis le plus cher des noms. La nuit, jamais tout à fait aussi complète que le croient ceux qui vivent et qui dorment dans les chambres, se fit plus obscure, puis plus claire. Les feux, qu'on avait laissé brûler pour effrayer les chacals, s'éteignirent; ce tas de charbons ardents me rappela mon grand-père debout dans sa vigne, et ses prophéties devenues désormais présent, et bientôt passé. J'ai essayé de m'unir au divin sous bien des formes; j'ai connu plus d'une extase; il en est d'atroces; et d'autres d'une bouleversante douceur. Celle de la nuit syrienne fut étrangement lucide. Elle inscrivit en moi les mouvements célestes avec une précision à laquelle aucune observation partielle ne m'aurait jamais permis d'atteindre.
Et si vous voulez recevoir de la vieille ville une impression que la moderne ne saurait plus vous donner, montez, un matin de grande fête, au soleil levant de Pâques ou de la Pentecôte, montez sur quelque point élevé d’où vous dominiez la capitale entière, et assistez à l’éveil des carillons. Voyez à un signal parti du ciel, car c’est le soleil qui le donne, ces mille églises tressaillir à la fois. Ce sont d’abord des tintements épars, allant d’une église à l’autre, comme lorsque des musiciens s’avertissent qu’on va commencer. Puis, tout à coup voyez, car il semble qu’en certains instants l’oreille aussi a sa vue, voyez s’élever au même moment de chaque clocher comme une colonne de bruit, comme une fumée d’harmonie. D’abord, la vibration de chaque cloche monte droite, pure et pour ainsi dire isolée des autres, dans le ciel splendide du matin. Puis, peu à peu, en grossissant, elles se fondent, elles se mêlent, elles s’effacent l’une dans l’autre, elles s’amalgament dans un magnifique concert. Ce n’est plus qu’une masse de vibrations sonores qui se dégage sans cesse des innombrables clochers, qui flotte, ondule, bondit, tourbillonne sur la ville, et prolonge bien au delà de l’horizon le cercle assourdissant de ses oscillations. Cependant cette mer d’harmonie n’est point un chaos. Si grosse et si profonde qu’elle soit, elle n’a point perdu sa transparence. Vous y voyez serpenter à part chaque groupe de notes qui s’échappe des sonneries ; vous y pouvez suivre le dialogue, tour à tour grave et criard, de la crécelle et du bourdon ; vous y voyez sauter les octaves d’un clocher à l’autre ; vous les regardez s’élancer ailées, légères et sifflantes de la cloche d’argent, tomber cassées et boiteuses de la cloche de bois ; vous admirez au milieu d’elles la riche gamme qui descend et remonte sans cesse les sept cloches de Saint-Eustache ; vous voyez courir, tout au travers, des notes claires et rapides qui font trois ou quatre zigzags lumineux et s’évanouissent comme des éclairs. Là-bas, c’est l’abbaye Saint-Martin, chanteuse aigre et fêlée ; ici, la voix sinistre et bourrue de la Bastille ; à l’autre bout, la grosse Tour du Louvre, avec sa basse-taille. Le royal carillon du Palais jette sans relâche de tous côtés des trilles resplendissants, sur lesquels tombent à temps égaux les lourdes couppetées du beffroi de Notre-Dame, qui les font étinceler comme l’enclume sous le marteau. Par intervalles vous voyez passer des sons de toute forme qui viennent de la triple volée de Saint-Germain-des-Prés. Puis encore, de temps en temps cette masse de bruits sublimes s’entr’ouvre et donne passage à la strette de l’Ave-Maria qui éclate et pétille comme une aigrette d’étoiles. Au-dessous, au plus profond du concert, vous distinguez confusément le chant intérieur des églises qui transpire à travers les pores vibrants de leurs voûtes. — Certes, c’est là un opéra qui vaut la peine d’être écouté. D’ordinaire, la rumeur qui s’échappe de Paris le jour, c’est la ville qui parle ; la nuit, c’est la ville qui respire ; ici, c’est la ville qui chante. Prêtez donc l’oreille à ce tutti des clochers ; répandez sur l’ensemble le murmure d’un demi-million d’hommes, la plainte éternelle du fleuve, les souffles infinis du vent, le quatuor grave et lointain des quatre forêts disposées sur les collines de l’horizon comme d’immenses buffets d’orgue, éteignez-y, ainsi que dans une demi-teinte, tout ce que le carillon central aurait de trop rauque et de trop aigu, et dites si vous connaissez au monde quelque chose de plus riche, de plus joyeux, de plus doré, de plus éblouissant que ce tumulte de cloches et de sonneries ; que cette fournaise de musique ; que ces dix mille voix d’airain chantant à la fois dans des flûtes de pierre hautes de trois cents pieds ; que cette cité qui n’est plus qu’un orchestre ; que cette symphonie qui fait le bruit d’une tempête.
D'où vient, quand il pleut, cette envie folle de manger de la terre ? A cause de son odeur, sûrement.
Au début, on ne sent rien. Puis quand la pluie commence à tomber, l'odeur monte. L'odeur de la terre. La mangue sent la mangue. L'ananas sent l'ananas. Le cachiman ne sent pas autre chose que le cachiman. La terre sent la terre. Je suis mon propre sculpteur : je me fais moi-même, de l'intérieur, avec des matériaux vivants, humides, souples; quel artiste a jamais pu compter sut travail plus parfait que celui de mes ciseaux et de mes marteaux : les cellules se placent à l'endroit exact pour construire un bras; c'est la première fois qu'elles le font, jamais avant et plus jamais après, vous m'entendez bien vos excellancias ? Je ne serai jamais répété.
Rien de plus dynamique que mon art fœtal, en un tour de main me voici un pied, et en même temps cinq condensations au bout du bras qui vont former mes os et mes doigts; pieds et mains s'éloignent du tronc ( je ne veux pas m'en aller; je veux seulement toucher); puis les joues, le nez, la lèvre supérieure se mettent à la tâche : ma cavité nasale se creuse pour contribuer au développement du palais; mon visage commence à prendre sa forme; les cellules sur les côtés de mon buste se mettent en mouvement en douze courants horizontaux pour former mes côtés; les futures cellules musculaires migrent entre les côtes et sous la poitrine, les tissus sous-cutanés s'étendent de l'arrière vers l'avant, les cellules de la couche externe de mon petit corps commencent à former l'épiderme, les cheveux, les glandes de la sueur et de la graisse : vos excellences connaissent-elles une action conjointe plus parfaite que celle-là, plus rigoureusement réglée que la danse des Rockettes, le vol vers le sud des canards sauvages du Canada en octobre, le parfait arc-en-ciel de certains papillons dans les vallées cachées du Michoacan (...) Mon sang bat rapidement, circule jusqu'à la ramification de mes veines naissantes; un voile me tombe dessus, comme le suaire que nous avons vu au-dessus de la ville du haut des airs : Mes yeux sont sur le point de se fermer pour la première fois ! Comprenez-vous la terreur qui m'envahit ? Vous vous en souvenez peut-être ? Jusque-là, tout faible et informe que j'étais, j'avais au moins les yeux toujours bien ouverts; maintenant, j'ai l'impression de m'endormir à l'intérieur de ma fine tunique blanche, comme si un poids contre lequel je ne peux rien me voilait peu à peu le regard. Mon temps change car j'ignore si je pourrai désormais, privé de la vue, connaître encore ce qui se passe au-dehors, brancher mon patrimoine génétique sur un simulacre de vision : je vais devoir renoncer à un temps que je croyais éternel, mien, malléable, aussi soumis à mes désirs que les fragments d'information fournis par mes gènes; maintenant mes yeux se ferment et j'ai peur de perdre le temps; j'ai peur de devenir un être qui ne fait que surgir dans ces temps différents sans savoir avec qui ou avec quoi il va coïncider à chacune de ses subites apparitions; je ferme les yeux mais je me prépare à remplacer le regard par le désir, mais il n'est pas de désir qui puisse être s'il n'est connu et reconnu... Je me jugeais un héros vivant sous le regard des dieux; tout dans la nature prenait des aspects nouveaux, et des voix secrètes sortaient de la plante, de l'arbre, des animaux, des plus humbles insectes, pour m'avertir et m'encourager. Le langage de mes compagnons avait des tours mystérieux dont je comprenais le sens, les objets sans forme et sans vie se prêtaient eux-mêmes aux calculs de mon esprit; - des combinaisons de cailloux, des figures d'angles, de fentes ou d'ouvertures, des découpures de feuilles, des couleurs, des odeurs et des sons je voyais ressortir des harmonies jusqu'alors inconnues. Comment, me disais-je ai-je pu exister si longtemps hors de la nature et sans m'identifier à elle ? Tout vit, tout agit, tout se correspond; les rayons magnétiques émanés de moi-même ou des autres traversent sans obstacle la chaîne infinie des choses créées; c'est un réseau transparent qui couvre le monde, et dont les fils déliés se communiquent de proche en proche aux planètes et aux étoiles. Captif en ce moment sur la terre, je m'entretiens avec le chœur des astres, qui prend part à mes joies et à mes douleurs !
A cette époque, j'habitais rue Froidevaux, en face du cimetière Montparnasse, au cinquième étage d'un immeuble qui menaçait de ruine. De là, j'avais une vue imprenable sur les tombes. Depuis plus de quinze ans, la rue Froidevaux était ma prison. J'étais un détenu modèle. Si je gémissais souvent sur ma condition, je ne me révoltais jamais. Je ne cherchais pas à m'évader. A vrai dire, je ne désirais pas grand-chose. Ma règle de conduite était simple : vivre le moins possible pour souffrir le moins possible. Pas très exaltant, peut-être, comme précepte, mais très efficace. Essayez, vous verrez. J'aimais avant tout passer inaperçu. J'aurais volontiers donné tout ce que je possédais pour être un homme invisible ou un fantôme. A force de raser les murs du cimetière, j'avais fini par prendre leur couleur. Mon père, René Marlaud (1902-1953) était enterré de l'autre côté de la rue. Quatrième Division Ouest. Allée Raffet. J'apercevais sa tombe de ma fenêtre. Elle était minuscule, écrasée entre deux chapelles baroques. Ma mère, Anne Marlaud, née Jacob (1920-1943) a été gazée à Auschwitz. J'avais à peine un an quand elle a disparu en fumée. La rue Froidevaux était laide comme une salle d'attente de deuxième classe perdue dans quelque banlieue où les trains sont si rares que l'on vient là pour dormir, juste pour dormir, au milieu des papiers gras et des restes de sandwichs au jambon, et des cannettes de bière si misérables, si solitaires, dans l'urine, les confettis, les scintillants et le vomi, et la tristesse des chiens qui guettent la mort sur les murs salis par tant de doigts crasseux. Dans cette rue, on avait toujours la sensation d'un froid glacial, même au mois d'août. Les passants avaient des allures de chrysanthèmes tardifs, et novembre s'éternisait.
La déchéance de Breughel.
Cet au-delà miséreux dans lequel il se complaît depuis le décès de Gloria Vancouver, comme s'il avait à expier cette disparition, alors que rien ne. On aimerait tout dire à la fois, évoquer dans la même pâte narrative les miasmes, les insomnies, les hallucinations, le renoncement catatonique, la sueur et la sueur. Et le cadre où cela est vécu. Les domiciles de la déchéance, on pourrait en décrire plusieurs. L'ultime adresse, venelle du Tarrafeiro, est au coeur du vieux Macau, tout à côté du port intérieur. Dans un quartier, Patane, que Breughel s'obstine à appeler le port intérieur. Mais l'endroit dont Breughel parle d'abord n'a pas de nom. C'est un bidonville construit sur un marécage, à Taipa, sur la première des deux îles, au pied de l'hôtel New Century, exactement en face du luxueux sauna de l'hôtel. Taipa, donc, mais les âmes distraites ne remarquent pas toujours ce bidonville en miniature, un fouillis de buissons et de masures qui, pendant le jour, paraissent abandonnées. L'ambiance du lieu désole et désole. Un réseau de planches zigzague sur l'eau putride. Il y a les broussailles, les fils de fer d'une ancienne clôture, les murs de tôle, les murs bâtis avec des briques que l'humidité a effritées, les cadenas sur les portes, les odeurs de décomposition qui soufflent depuis un petit hangar de parpaings où une entreprise d'élevage a installé un poulailler et un égorgeoir à volailles. A cette époque, en pleine année du coq, quand Breughel choisit ce décor pour y ruminer sur la fin de toute chose, des gens tiennent un restaurant au centre du marécage. Une gargote ouverte toute la nuit. Des guirlandes d'ampoules vermillon éclairent le chemin jusqu'aux tables, et ensuite elles colorent les tables, les consommateurs, les bols de soupe, du moins quand il n'a pas plu, quand les boues n'ont pas monté, quand l'établissement n'est pas fermé pour cause de crue. Breughel rôde là plusieurs semaines, toléré par les Chinois à qui il verse un loyer quotidien et qui, malgré cette relation commerciale, affectent de ne pas croire aux preuves de son existence. Il partage son espace avec un chien et des bouteilles de butane. ...pour que moi, aujourd'hui, la femme sans horaires, ni calendriers, étrangère au monde, réfugiée dans l'endroit le plus caché de tous ceux que j'ai connus, je me voie brusquement plongée dans une réalité qui ne peut se définir qu'en termes de révolution. Soudain m'envahit une immense fatigue, une incommensurable mansuétude, un consentement plein et total. Je me rends. Je suis lasse de fuir, de fuir toujours. J'ai voulu ignorer que je vivais en un siècle de profonds changements, et, n'ayant pas admis cette vérité, je suis nue, abandonnée, désarmée, devant une histoire qui est celle de mon époque- une époque à laquelle j'ai refusé de m'intéresser. Et je me rends compte à présent, comme en un éclair, que l'on ne peut pas vivre contre son époque, ni tourner sans cesse un regard nostalgique vers un passé qui se consume et s'écroule, sous peine d'être transformée en statue de sel. Du moins si je n'ai pas été avec la Révolution, je n'ai pas été contre elle, préférant n'en rien savoir. Mais le temps de l'ignorance est terminé pour moi. Cette fois je ne vis pas sur une scène de théâtre, mais au milieu du public. Je ne suis pas derrière la barrière fallacieuse de la rampe, qui crée des mirages, mais je fais partie d'une collectivité pour qui est venue l'heure de se prononcer et de prendre en main son propre destin. J'ai franchi les frontières de l'illusion scénique pour me placer parmi ceux qui regardent ou jugent et m'insérer dans une réalité où l'on est ou l'on n'est pas, sans arguties, ni arts de passe-passe, ni feintes, ni moyens termes. Oui ou non...Et je me demande, à la fin, avec la timidité du néophyte apeuré d'avance par les mystères d'une épreuve initiatique : "Que faut-il faire pour être avec la Révolution ?" Et l'on me répond : "Rien. Être avec elle." J'ouvris toutes les fenêtres de la maison. Les rues étaient pleines d'une foule joyeuse qui semblait avoir recouvré des voix trop longtemps réduites au silence. Devant moi quelques personnes passèrent le poing levé : "Vive la Révolution!" "Vive!" dis-je. "Plus haut : on ne vous entend pas, me dit le médecin. - Vive la Révolution!" criai-je, en levant cette fois une main ouverte, molle, indécise. "Pas comme ça. Il faut fermer le poing. Regardez bien : faites comme moi." Je finis par lever le poing à hauteur de ma tempe, me rappelant qu'ainsi faisaient Gaspar et Enrique - et peut-être aussi Calixto, maintenant. "Bien, dit le médecin. Un, deux, trois : Vive la Révolution!" nous écriâmes-nous tous deux à l'unisson. "Vive!" répondit la rue tout entière. La verve sauvage, le talent âpre, éperdu de Goya le captait; mais l'universelle admiration que ses oeuvres avaient conquise, le détournait néanmoins un peu, et il avait renoncé, depuis des années, à les encadrer, de peur qu'en les mettant en évidence, le premier imbécile venu jugeât nécessaire de lâcher des âneries et de s'extasier, sur un mode tout appris, devant elles.
Il en était de même de ses Rembrandt qu'il examinait, de temps à autre, à la dérobée; et, en effet, si le plus bel air du monde devient vulgaire, insupportable, dès que le public le fredonne, dès que ls orgues s'en emparent, l'oeuvre d'art qui ne demeure pas indifférente aux faux artistes, qui n'est point contestée par les sots, qui ne se contente pas de susciter l'enthousiasme de quelques-uns, devient, elle aussi, par cela même, pour les initiés, polluée, banale, presque repoussante. Cette promiscuité dans l'admiration était d'ailleurs l'un des plus grands chagrins de sa vie; d'incompréhensibles succès lui avaient à jamais gâté des tableaux et des livres jadis chers; devant l'approbation des suffrages, il finissait par leur découvrir d'imperceptibles tares, et il les rejetait, se demandant si son flair ne s'épointait pas, ne se dupait point. (...) quelle fut la nature de cette vérité que ma sortie d'enfer révéla ?
Une sorte de miracle: j'ai soudain vu. Ma vision factice et convenue des choses s'est fissurée. Et j'ai vu. (...) Je suis sorti du monde qu'hallucine mon époque pour rejoindre une réalité sans temps et sans lieu. Et cette réalité - mes yeux se brouillent de larmes en l'écrivant - est une prodigieuse coulée de lumière, un magma phosphorescent qu'irisent toutes les nuances du plus sombre au plus lumineux. Jamais je n'ai vu pareille coulée de magenta, pareille lie- de- prune virant à l'améthyste, pareil flux ininterrompu de mauves, d'indigos et de bleus... Je l'ai vu comme je vois maintenant par la fenêtre ouverte descendre le soir. J'ai vu que la matière n'était que lumière et vibration - et puis- je oser vous le dire ? -Amour, pur Amour, Amour incommensurable ! Je veux parler d'amour dans ces pages, toutes ces pages.
Tout ce qui a été écrit sur terre, dit, murmuré, hurlé, crié, parle d'amour. Même si, en apparence, il n'est question que de désaccords, de stratégie, de malentendus, de guerres, de politiques et de pouvoir, le vrai sujet est l'amour. Même si ne s'expriment le plus souvent que ses déviances, ses convulsions, ses impuissances, ses dérapages dans l'orgueil, l'ambition, la haine. Il n'est pas un geste, pas un pas qui ne se pose sur terre sous une autre impulsion que l'amour: l'amour dépité, oui, souvent, l'amour bafoué, l'amour entravé, mais l'amour. Plus j'ose voir et plus il m'apparaît que ce tourbillon de l'Eros qui nous arrache à ce que nous croyons être pour nous précipiter dans un autre ordre est sacré. Ne demeurent REELS dans mon existence que ces instants où les trappes se sont ouvertes sous mes pieds- où les identités se sont désagrégées pour laisser affleurer l'ETRE. Ce n'est pas la première fois que j'entends ce nom (...)
Mais cette fois, je reçois clairement le message que ta présence sur terre me concerne. La nouvelle m'a atteinte. Je m'entends respirer (...) Quelques semaines plus tard, je te vois pour la première fois. Il n'a pas plu depuis deux mois. L'été étouffe dans sa poussière - les rues sont craquelées de sécheresse et crachent comme des dents leurs pavés déchaussés. Les chiens errants et les porcs ont le nez brûlant au ras du sol. L'air est crissant. La terre crie sa soif - je me hâte avec Louisette de quitter ce brasier et de retrouver la fraîcheur de notre maison. Soudain, une troupe joyeuse débouche dans notre rue et s'avance au-milieu d'elle, leur maître. Toi. Radieux. Ces quelques pas qui nous séparent voilà qu'ils se multiplient à l'infini - la petite troupe piétine sur place comme si ce segment de pavé se répétait indéfiniment sous leurs pas - mon saisissement a bloqué le temps. Cette scène qui ne dure que quelques secondes se dilate et prend sa dimension d'éternité. Tu t'es arrêté de parler, tu as suspendu tes gestes - tu me regardes. J'ai reconnu celui que je ne connaissais pas. Par mes yeux grands ouverts, tu fêtes en moi une entrée triomphale. Ne pensez pas, monsieur et ami, que mon blâme s'arrête uniquement à l'école de laquelle je sors, il ne frappe pas seulement sur l'institution en elle - même, mais encore et surtout sur le mode employé pour l'alimenter.Ce mode est celui du Concours, invention moderne, essentiellement mauvaise, et mauvaise non seulement dans la science, mais encore partout où elle s'emploie, dans les arts, dans toute élection d'hommes, de projets ou de choses.
S'il est malheureux pour nos célèbres écoles de n'avoir pas plus produit de gens supérieurs, que toute autre réunion de jeunes gens en eût donnés, il est encore plus honteux que les premiers grands prix de l'Institut n'aient fourni ni un grand peintre, ni un grand musicien ni un grand architecte, ni un grand sculpteur, de même que, depuis vingt ans, l'Élection n'a pas, dans sa marée de médiocrités, amené au pouvoir un seul grand homme d'État. Mon observation porte sur une erreur qui vicie en France, et l'éducation et la politique. Cette cruelle erreur repose sur le principe suivant que les organisateurs ont méconnu: Rien, ni dans l'expérience, ni dans la nature des choses, ne peut donner la certitude que les qualités intellectuelles de l'adulte seront celles de l'homme fait. En ce moment, je suis lié avec plusieurs hommes distingués qui se sont occupés de toutes les maladies morales par lesquelles la France est dévorée. Ils ont reconnu comme moi, que l'instruction supérieure fabrique des capacités temporaires parce qu'elles sont sans emploi ni avenir; que les lumières répandues par l'instruction inférieure sont sans profit pour l'État, parce qu'elles sont dénuées de croyance et de sentiment. Tout notre système d'instruction publique exige un vaste remaniement auquel devra présider un homme d'un profond savoir, d'une volonté puissante et doué de ce génie législatif qui ne s'est peut-être rencontré chez les modernes que dans la tête de Jean-Jacques Rousseau. Peut-être le trop-plein des spécialités devrait-il être employé dans l'enseignement élémentaire, si nécessaire aux peuples. Nous n'avons pas assez de patients, de dévoués instituteurs pour manier ces masses J'ai autrefois eu grande peine à concevoir de quoi l'esprit d'une personne, accoutumée à la cour et née pour [y] être avec le rang que ma naissance m'y donne, se pouvoit entretenir, lorsqu'elle trouve réduite à demeurer à la campagne ; car il m'avoit toujours semblé que rien ne pouvoit divertir dans un éloignement forcé, et que d'être hors de la cour, c'étoit aux grands être en pleine solitude, malgré le nombre de leurs domestiques et la compagnie de ceux qui les visitent. Cependant, depuis que je suis retirée chez moi, j'éprouve avec douceur que le souvenir de tout ce qui s'est passé dans la vie occupe assez agréablement, pour ne pas compter le temps de la retraite pour un des moins agréables que l'on passe. Outre que c'est un état très-propre à se le représenter dans son ordre, l'on y trouve le loisir nécessaire pour le mettre par écrit, de sorte que la facilité que je sens à me ressouvenir de tout ce que j'ai vu et même de ce qui m'est arrivé, me fait prendre aujourd'hui, à la prière de quelques personnes que j'aime, une peine à laquelle je n'aurais jamais cru pouvoir me résoudre. Je rapporterai donc ici tout ce que j'ai pu remarquer depuis mon enfance jusqu'à cette heure, sans y observer pourtant d'autre ordre que celui des temps, le plus exactement qu'il me sera possible. J'espère de l'heureuse mémoire que Dieu m'a donnée, qu'il ne m'échappera guère de choses de celles que j'ai sues ; et ma curiosité naturelle m'en a fait découvrir d'assez particulières, pour me pouvoir promettre que la lecture n'en sera pas ennuyeuse.Le commencement du malheur de ma maison arriva peu après ma naissance (29 mai 1627), puisqu'elle fut suivie de la mort de ma mère : ce qui a bien diminué de la bonne fortune que le rang que je tiens me devoit faire attendre. Les grands biens que ma mère a laissés à sa mort, et dont je suis seule héritière, pouvoient bien, dans l'opinion de la plupart du monde, me consoler de l'avoir perdue. Pour moi, qui conçois aujourd'hui de quel avantage m'auroient été ses soins dans mon éducation, et son crédit, joint à sa tendresse, dans mon établissement, je ne saurois assez regretter sa perte.
Bientôt après qu'elle fut morte, on fit ma maison, et l'on me donna un équipage bien plus grand que n'en a jamais eu aucune fille de France, même pas une de mes tantes, les reines d'Espagne et d'Angleterre et la duchesse de Savoie, avant que d'être mariées. La reine, ma grand'mère, me donna pour gouvernante madame la marquise de Saint-Georges, de qui le mari étoit de la maison de Clermont d'Amboise ; elle étoit fille de madame la marquise de Montglat, qui avoit été gouvernant du feu roi, de Monsieur, de feu mon oncle le duc d'Orléans, et de toutes mes tantes ; et c'étoit une personne de beaucoup de vertu, d'esprit et de mérite, qui connoissoit parfaitement bien la cour. Elle avoit depuis été dame d'honneur de la reine d'Angleterre et de la duchesse de Savoie, et s'en étoit fait aimer si chèrement, que sa seule considération fit presque tout le déplaisir qu'elles eurent, lorsque les affaires de ce pays-là les obligèrent d'en chasser les François qu'elles y avoient menés. Ma mère accoucha au Louvre ; je fus logée aux Tuileries, qui y tiennent par la grande galerie, qui étoit le passage ordinaire par où on me portoit chez Leurs Majestés, et par où elles se donnoient aussi la peine assez souvent de me venir voir. La reine, ma grand'mère, Marie de Médicis, m'aimoit extrêmement, et témoignoit, à ce que j'ai ouï dire, beaucoup plus de tendresse pour moi qu'elle n'avoit jamais fait pour ses propres enfants ; et comme Monsieur en avoit toujours été le plus chéri, cette considération, jointe à l'estime et à l'affection qu'elle avoit eues pour ma mère, fait qu'on ne doit pas s'étonner de l'amitié qu'elle avoit pour moi. Néanmoins j'ai malheureusement été privée d'en recevoir les effets par la disgrâce qui la fit sortir de France, parce que j'étois encore si jeune alors, que je ne me souviens pas seulement de l'avoir vue. Ce fut une perte qui me fut pas moins importante que celle que je fis à ma naissance, puisque je devois, selon toutes les apparences, rencontrer en cette grande reine ce que j'avais perdu par la mort de ma mère. Ce n'est pas que madame de Saint-Georges, ma gouvernante, ne possédât, pour se bien acquitter de cette charge, toutes les qualités qu'on sauroit souhaiter. Quoique la capacité, la bonne conduite et la naissance se trouvent souvent dans les personnes qu'on met à cette place, celles de ma condition craignent si rarement celles qui sont au-dessous d'elles, quelque jeunes qu'elles soient, qu'il est comme nécessaire qu'une autorité supérieure seconde les soins de ceux qui les gouvernent : ce qui me fait oser dire que, s'il paroît en moi quelques bonnes qualités, elles y sont naturelles, et que l'on n'en doit rien attribuer à l'éducation, quoique très-bonne ; car je n'ai jamais eu l'appréhension du moindre châtiment. Ajoutez à cela qu'il est très-ordinaire de voir les enfants que l'on respecte, et à qui l'on ne parle que de leur grande naissance et de leurs grands biens, prendre les sentiments d'une mauvaise gloire. J'avois si souvent à mes oreilles des gens qui ne me parlaient que de l'un et de l'autre, que je n'eus pas de peine à me le persuader, et je demeurai dans un esprit de vanité fort incommode, jusqu'à ce que la raison m'eût fait connoître qu'il est de la grandeur d'une princesse bien née de ne pas s'arrêter à celle dont dont l'on m'avoit si souvent et si longtemps flattée. La naïveté avec laquelle je veux parler de tout ce que je vais raconter, me fait remarquer ici un trait de mon enfance. Quand l'on me parloit de madame de Guise, ma grand-mère je disois : « Elle est ma grand'maman de loin ; elle n'est pas reine. » Adrian regardait le lynx, et la scène de sa propre mise à mort lui apparut clairement. Le lynx sautait, les pattes puissantes le jetaient au sol, les canines délicates traversaient sa gorge, l'animal dévorait ses membres et traînait sa dépouille dans l'anfractuosité d'un rocher où jamais on ne le retrouverait et où ne resteraient bientôt plus que ses os, parfaitement nettoyés.
D'un coup les pupilles se rétractèrent, au point qu'elles ne perçaient plus qu'à peine les flaques de bronze, et attrapèrent Adrian tout entier. Alors Adrian regardant le lynx vit tout autre chose. Dans la robe tachetée où jouaient les ombres, dans les yeux soulignés de blanc, dans la collerette de barbe douce et féminine il vit un salut, une promesse, une exhortation même, qui était aussi un avertissement. Il vit une image de sa solitude et la possibilité d'en faire une liberté. Qu'en dis-tu Adrian ? Adrian sourit au lynx, qui répondit d'un rictus de ses lèves noires avant de disparaître, effacé par le vent dans les branches. La verdad es que nunca, en todos los años que llevo zascandileando por este árido valle, me he visto en posesión del vil metal, como los que no lo quieren bien lo llaman, y no estoy, por lo tanto, autorizado para pontificar sobre los efectos deletéreos que quienes lo conocen lo atribuyen. De la ambición y la avaricia puedo hablar, porque las he visto de cerca. Del dinero, no. Precisamente, como sé por experiencia, sirve para evitar a los que lo tienen el pringoso contacto con quienes no lo tenemos. Y con toda honradez confieso que no me parece mal: los pobres, salvo que las estadísticas me fallen, somos feos, malhablados, torpes de trato, desaliñados en el vestir y, cuando el calor aprieta, asaz pestilentes. También tenemos, dicen, una excusa que, a mi modo de ver, en nada altera la realidad. No es por ello menos cierto que somos, a falta de otra credencial, más dados a trabajar con ahínco y a ser dicharacheros, desprendidos, modestos, corteses y afectuosos y no desabridos, egoístas, petulantes, groseros y zafios, como sin duda seríamos si para sobrevivir no dependiéramos tanto de caer en gracia. Pienso, para concluir, que si todos fuéramos pudientes y no tuviésemos que currelar para ganarnos los garbanzos, no habría futbolistas ni toreros ni cupletistas ni putas ni chorizos y la vida sería muy gris y este planeta muy triste plaza.
Les teints terreux, les cols élimés, les bégayants qui te racontent leur vie, leurs prisons, leurs asiles, leurs faux voyages, leurs hôpitaux. Les vieux instituteurs qui voudraient réformer l'orthographe, les retraités qui croient avoir mis au point un système infaillible pour récupérer les vieux papiers, les stratèges, les astrologues, les sourciers, les guérisseurs, les témoins, tous ceux qui vivent avec leurs idées fixes; les déchets, les débris, les monstres inoffensifs et séniles dont les patrons s'amusent, leur versant des verres trop bien remplis qu'ils ne peuvent porter à leur bouche, les vielles peaux à fourrure qui sifflent des Marie Brizard en s'efforçant de rester dignes.
Et tous les autres, les pires, les béats, les malins, les contents-d'eux, ceux qui croient savoir, qui sourient d'un air entendu, les obèses et les restés jeunes, les crémiers, les décorés; les fêtards en goguette, les gominés de banlieue, les nantis, les connards. Les monstres forts de leur bon droit, qui te prennent à témoin, te dévisagent, t'interpellent. Les monstres avec leur famille nombreuse, avec leurs enfants monstres, leurs chiens monstres; les milliers de monstres bloqués par des feux rouges; les femelles glapissantes de monstres; les monstres à moustache, à gilets, à bretelles, les monstres touristes déversés par paquets devant les monuments hideux, les monstres endimanchés, la foule monstrueuse. Tu traînes, mais la foule ne te porte plus, la nuit ne te protège plus. Tu marches, encore et toujours, marcheur infatigable, immortel. Tu cherches, tu attends. Tu traînes dans la ville fossile, pierres blanches intactes des façades ravalées, poubelles figées, chaises vides où venaient s'asseoir les concierges; tu traînes dans la ville morte, échafaudages abandonnés près des immeubles éventrés, ponts emportés par le brouillard, par la pluie. Ville putride, ville ignoble, hideuse. Ville triste,lumières tristes dans les rues tristes, clowns tristes dans les music-halls tristes, queues tristes devant les cinémas tristes, meubles tristes dans les magasins tristes. Des gares noires, des casernes, des hangars. Les brasseries sinistres qui se succèdent le long des Grands Boulevards, les devantures horribles. Ville bruyante ou déserte, livide ou hystérique, ville éventrée, saccagée, maculée, ville hérissée d'interdits, de barreaux, de grillages, de serrures. La ville-charnier : les halles pourries, les bidonvilles déguisés en grands ensembles, la zone au coeur de Paris, l'insupportable horreur des boulevards à flics, Haussmann, Magenta; Charonne. Comme un prisonnier, comme un fou dans sa cellule. Comme un rat dans le dédale cherchant l'issue. Tu parcours Paris en tous sens. Comme un affamé, comme un messager porteur d'une lettre sans adresse. Marche incessante, inlassable. Tu marches comme un homme qui porterait d’invisibles valises, tu marches comme un homme qui suivrait son ombre. Marche d’aveugle, de somnambule, tu avances d’un pas mécanique, interminablement, jusqu’à oublier que tu marches.
Flâneur minutieux, nyctobate accompli, ectoplasme qu’un drap flottant ferait à tort passer pour un fantôme qui n’effraierait même pas les petits enfants. Marcheur infatigable, tu traverses Paris de part en part, chaque soir, émergeant du trou noir de ta chambre, de tes escaliers pourris, de ta cour silencieuse ; au-delà des grandes zones de lumière et de bruit : l’Opéra, les Boulevards, les Champs-Elysées, Saint-Germain, Montparnasse, tu plonges vers la ville morte, vers Pereire ou Saint-Antoine, vers la rue de Longchamp, le boulevard de l’Hôpital, la rue Oberkampf, la rue Vercingétorix. Cafés ouverts toute la nuit. Tu restes debout, à peu près immobile, un coude posé sur le comptoir de verre, épaisse plaque translucide aux bords arrondis que des boulons de cuivre scellent au béton du socle, à demi retourné vers un billard électrique sur lequel s’obstinent trois marins. Tu bois du vin rouge ou du café-perco. Vie sans surprise. Tu es à l’abri. Tu dors, tu manges, tu marches, tu continues à vivre, comme un rat de laboratoire qu’un chercheur insouciant aurait oublié dans son labyrinthe et qui matin et soir, sans jamais se tromper, sans jamais hésiter, prendrait le chemin de sa mangeoire, tournerait à gauche, puis à droite, appuierait deux fois sur une pédale cerclée de rouge pour recevoir sa ration de nourriture en bouillie. Nulle hiérarchie, nulle préférence. Ton indifférence est étale : homme gris pour qui le gris n’évoque aucune grisaille. Non pas insensible, mais neutre. L’eau t’attire, comme la pierre, l’obscurité comme la lumière, le chaud comme le froid. Seule existe ta marche, et ton regard, qui se pose et glisse, ignorant le beau, le laid, le familier, le surprenant, ne retenant jamais que des combinaisons de formes et de lumières qui se font et se défont, sans cesse, partout, dans ton œil, aux plafonds, à tes pieds, dans le ciel, dans ton miroir fêlé, dans l’eau, dans la pierre, dans les foules. Places, avenues, squares et boulevards, arbres et grilles, hommes et femmes, enfants et chiens, attentes, cohues, véhicules et vitrines, bâtiments, façades, colonnes, chapiteaux, trottoirs, caniveaux, pavés de grès luisant sous la pluie fine, gris, ou presque rouges, ou presque blancs, ou presque noirs, ou presque bleus, silences, clameurs, vacarmes, foules des gares, des magasins, des boulevards, rues noires de monde, quais noirs de monde, rues désertes des dimanches d’août, matins, soirs, nuits, aubes et crépuscules. Maintenant tu es le maître anonyme du monde, celui sur qui l’histoire n’a plus de prise, celui qui ne sent plus la pluie tomber, qui ne voit plus la pluie venir. Tu ne connais que ta propre évidence : celle de ta vie qui continue, de ta respiration, de ton pas, de ton vieillissement. Tu vois les gens aller et venir, les foules et les choses se faire et se défaire. Tu vois, à la vitrine minuscule d’un mercier une tringle à rideaux sur laquelle tes yeux soudain se fixent : tu passes ton chemin : tu es inaccessible. Je vois que le lecteur est scandalisé, mais, à mon grand péril, j’ai pris le parti d’être vrai ; oui, il y a des pays où l’on a le malheur de ne pas agir exactement comme en France. Oui, il y a des pays où une mère, parfaitement sûre d’ailleurs de la sagesse de sa fille, plaisante avec elle sur l’homme que celle-ci pourra désirer pour époux. Aussi, chose scandaleuse, presque tous les mariages s’y font par amour. Et pendant des années entières ces demoiselles font la conversation dans un coin du salon à trois pas de leur mère avec l’homme qui espère les épouser. Et si cet homme, chose inusitée, venait à cesser ses visites, il serait complètement déshonoré. Au reste, ce temps est peut-être le plus aimable de la vie pour l’un comme pour l’autre. Une conséquence terrible de cette honnête liberté, c’est que fort souvent un jeune homme riche épouse une fille pauvre sous le vain prétexte qu’elle est jolie et qu’il en est amoureux fou, ce qui porte un notable préjudice à la classe respectable des demoiselles maussades dépourvues d’esprit et de beauté. Tandis qu’en France la base de toute notre législation non écrite relativement au mariage, c’est de protéger les demoiselles laides et riches. À prendre les choses philosophiquement, si ce n’était le tort fait à MM. les notaires chargés parmi nous de former les liens de l’hyménée entre gens riches, et qui ne se sont jamais vus, j’aimerais assez ces deux ou trois ans de bonheur un peu niais et d’illusions charmantes que les usages de son pays donnent à un jeune Allemand. Il rencontre ce bonheur précisément à ce moment si maussade parmi nous où la voix terrible de la nécessité se fait entendre pour la première fois. Il faut prendre un état, dit-elle, et le pauvre jeune homme s’en va travailler comme surnuméraire dans quelque sombre bureau pour arriver à avoir un jour un état. Le jeune Allemand, en allant à ce bureau, si maussade, passe deux fois par jour sous les fenêtres garnies de toiles métalliques de la jeune fille qu’il aime et qui travaille là à côté de sa mère. Il s’estime parfaitement heureux si elle lui permet de passer dans sa rue trois fois au lieu de deux, et, si elle apprend sur son compte quelque chose qui lui fasse ombrage, elle sait fort bien le prier à la première rencontre de choisir pour aller à ses affaires une autre rue que la sienne.
Samedi 1er septembre 1877
-Dominivobisco -Etticummi spiri toto, répondirent une dizaine de voix perdues dans l'obscurité profonde de l'église, tout juste percée de quelques lumignons et de chandelles de suif puant. -Itivinni, la missa è. Il y eut un grand bruit de sièges déplacés, la première messe de la matinée était terminée. Une femme eut un accès de toux, et après une demi-génuflexion devant le maître-autel, le père Artemio Carnazza disparut en vitesse dans la sacristie où le sacristain, qui dormait debout comme toujours, l'attendait pour l'aider à se défaire des parements. Les fidèles habitués de la première messe quittèrent tous l'église, à l'essession de donna Trisina Cicero, la femme qui avait toussicoté, laquelle se tenait agenouillée, plongée profond dans la prière. Donna Trisna se présentait à la première messe depuis une quinzaine de matinées; en fait, elle passait pas pour une qui va beaucoup à 'église, elle y apparaissait solennellement le dimanche et les saintes fêtes d'obligation. Visiblement, il lui avait pris de commettre le piché et maintenant, elle voulait se faire pirdonner par le Signiruzzo, le gentil Seigneur. Donna Trisina était une belle brune trentenaire, avec des yeux verts étincelants et des lèvres rouges comme les flammes de l'enfer. La pôvre petitoune, elle était restée veuve il y a trois ans. Depuis lors, elle s'habillait toute de noir, en grand deuil, mais les hommes qand ils la voyaient, il leur venait car même de mauvaises pensées, devant tous ces bienfaits de Dieu qu'aucun mâle ne gouvernait. Mais au pays, il y en avait qui disaient que ce champ avait été en fait labouré et abondamment semé par au moins deux braves : Maître don Gregorio Fasulo, et le frère du délégué, Gnazio Spampinato. Donna Trisina attendit que le sacristain sorte de l'église, puis elle fit le signe de la croix, se leva et se dirigea vers la sacristie. Elle entra avec précaution. La lumière du petit jour lui suffit pour vérifier que dans la pièce, il n'y avait pas âme qui vive. Juste à côté de la grande armuar de pitcheupaïen où se trouvaient les parements, une petite porte donnait sur un escalier de bois qui menait au quartier là où le curé avait son logis. Le père Artemio Carnazza était un homme à mi-chemin de la quarantaine et de la cinquantaine, rougeaud, corpulent, il aimait le manger et le boire. Son âme chrétienne était toujours disposée à prêter des sous aux gens dans le besoin et ensuite, son âme païenne se faisait rendre le double et même le triple de ce qu'il avait déboursé. Par-dessus tout, le père Carnazza aimait la nature. Non pas celle des petits oiseaux, des petits moutons, des arbres, des aubes et des couchers de soleil, et même de ce type de nature, il se contrefoutait très éperdument. Celle qui lui faisait tout à fait perdre la tête, c'était la nature des femmes, celle-là qui, dans son infinie variété, chantait les louanges de l'imagination du Créateur : tantôt noire comme l'encre, tantôt rouge comme le feu, tantôt blonde comme l'épi mais toujours avec des nuances de couleurs diverses, avec l'herbette parfois haute qui oscillait somptueusement sous son souffle, parfois courte comme fauchée de frais, parfois encore épaisse et emmêlée comme une broussaille épineuse et sauvage. Toujours, il s'émerveillait quand il en voyait une nouvelle. La conscience que le lendemain il ne devait pas aller travailler, le surprit agréablement, et les poumons gonflés de liberté et de fumée de cigarette, il décida qu'il ne devait plus perdre son temps dans le lit solitaire. A cet instant même, ta vie va changer, Mario Conde; et après s'être fait la leçon, il décida de veiller utilement. Mettre à l'épreuve son indépendance était l'un des privilèges de sa nouvelle situation. Il se dirigea rapidement vers la cuisine pour mettre la cafetière à chauffer, disposé à boire l'infusion matinale capable d'abuser son organisme et de lui rendre la vitalité nécessaire pour ce qu'il avait envie de faire : se mettre à écrire. Mais putain, sur quoi vas-tu écrire ? Sur ce dont Andrés avait parlé : il allait écrire une histoire de la frustration et de l'imposture, du désenchantement et de l'inutilité, de la douleur causée par la découverte que tous les chemins se valent, avec ou sans culpabilité. Telle était la grande expérience générationnelle, si solide et bien nourrie qu'elle continuait de croître avec les années, et il conclut que cela vaudrait la peine de la mettre noir sur blanc, comme seul antidote contre l'oubli le plus pathétique et comme voie possible pour parvenir, une fois de plus jusqu'au noyau diffus de cette erreur sans appel : quand, comment, pourquoi, où, tout cela avait-il commencé à se casser la gueule ? Quelle part de la faute (s'il y avait faute) revenait à chacun d'entre eux ? Quelle part pour lui-même ? Il but son café lentement, assis devant la feuille blanche que mordait le rouleau de l'Underwood, et il comprit qu'il allait être difficile de transformer ces certitudes et ces expériences, qui se contorsionnaient comme des vers de terre, en l'histoire dépouillée et émouvante qu'il avait besoin de raconter. Une histoire paisible comme celle de l'homme qui raconte à un enfant les aventures de l'espadon avant de se faire sauter la cervelle, car il n'y a rien de mieux à faire dans sa vie. Il regarda le papier, immaculé, et il comprit que ses désirs ne suffisaient pas à relever l'éternel défi du vingt-et-un-vint-neuf-sept, où pouvait tenir la chronique de toute vie gâchée. Il lui manquait l'illumination, comme celle de Josefina, capable de provoquer le miracle poétique de tirer quelque chose de neuf du mélange osé d'ingrédients oubliés et perdus. Et c'est pour cela que ses pensées revinrent au cyclone, visible seulement sur la carte du journal : il avait besoin d'une chose pareille, ravageuse, dévastatrice, purificatrice et justicière, pour que quelqu'un comme lui puisse reconquérir la possibilité d'être lui-même, moi-même, toi-même, Mario Conde, et pour que renaisse la tâche toujours remise à plus tard d'engendrer un peu de beauté ou de douleur ou de sincérité sur ce papier muet et vide qui le défiait, sur lequel il finit par écrire, comme pris d'une éjaculation impossible à contenir : "Il tomba les bras en croix, comme si on l'avait poussé, et avant la douleur il sentit la puanteur millénaire du poisson pourri qui jaillissait de cette terre grise et étrangère.
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