Rien de plus dynamique que mon art fœtal, en un tour de main me voici un pied, et en même temps cinq condensations au bout du bras qui vont former mes os et mes doigts; pieds et mains s'éloignent du tronc ( je ne veux pas m'en aller; je veux seulement toucher); puis les joues, le nez, la lèvre supérieure se mettent à la tâche : ma cavité nasale se creuse pour contribuer au développement du palais; mon visage commence à prendre sa forme; les cellules sur les côtés de mon buste se mettent en mouvement en douze courants horizontaux pour former mes côtés; les futures cellules musculaires migrent entre les côtes et sous la poitrine, les tissus sous-cutanés s'étendent de l'arrière vers l'avant, les cellules de la couche externe de mon petit corps commencent à former l'épiderme, les cheveux, les glandes de la sueur et de la graisse : vos excellences connaissent-elles une action conjointe plus parfaite que celle-là, plus rigoureusement réglée que la danse des Rockettes, le vol vers le sud des canards sauvages du Canada en octobre, le parfait arc-en-ciel de certains papillons dans les vallées cachées du Michoacan (...)
Mon sang bat rapidement, circule jusqu'à la ramification de mes veines naissantes; un voile me tombe dessus, comme le suaire que nous avons vu au-dessus de la ville du haut des airs :
Mes yeux sont sur le point de se fermer pour la première fois !
Comprenez-vous la terreur qui m'envahit ?
Vous vous en souvenez peut-être ?
Jusque-là, tout faible et informe que j'étais, j'avais au moins les yeux toujours bien ouverts; maintenant, j'ai l'impression de m'endormir à l'intérieur de ma fine tunique blanche, comme si un poids contre lequel je ne peux rien me voilait peu à peu le regard.
Mon temps change car j'ignore si je pourrai désormais, privé de la vue, connaître encore ce qui se passe au-dehors, brancher mon patrimoine génétique sur un simulacre de vision : je vais devoir renoncer à un temps que je croyais éternel, mien, malléable, aussi soumis à mes désirs que les fragments d'information fournis par mes gènes; maintenant mes yeux se ferment et j'ai peur de perdre le temps; j'ai peur de devenir un être qui ne fait que surgir dans ces temps différents sans savoir avec qui ou avec quoi il va coïncider à chacune de ses subites apparitions; je ferme les yeux mais je me prépare à remplacer le regard par le désir, mais il n'est pas de désir qui puisse être s'il n'est connu et reconnu...