Flâneur minutieux, nyctobate accompli, ectoplasme qu’un drap flottant ferait à tort passer pour un fantôme qui n’effraierait même pas les petits enfants.
Marcheur infatigable, tu traverses Paris de part en part, chaque soir, émergeant du trou noir de ta chambre, de tes escaliers pourris, de ta cour silencieuse ; au-delà des grandes zones de lumière et de bruit : l’Opéra, les Boulevards, les Champs-Elysées, Saint-Germain, Montparnasse, tu plonges vers la ville morte, vers Pereire ou Saint-Antoine, vers la rue de Longchamp, le boulevard de l’Hôpital, la rue Oberkampf, la rue Vercingétorix.
Cafés ouverts toute la nuit. Tu restes debout, à peu près immobile, un coude posé sur le comptoir de verre, épaisse plaque translucide aux bords arrondis que des boulons de cuivre scellent au béton du socle, à demi retourné vers un billard électrique sur lequel s’obstinent trois marins. Tu bois du vin rouge ou du café-perco.
Vie sans surprise. Tu es à l’abri. Tu dors, tu manges, tu marches, tu continues à vivre, comme un rat de laboratoire qu’un chercheur insouciant aurait oublié dans son labyrinthe et qui matin et soir, sans jamais se tromper, sans jamais hésiter, prendrait le chemin de sa mangeoire, tournerait à gauche, puis à droite, appuierait deux fois sur une pédale cerclée de rouge pour recevoir sa ration de nourriture en bouillie.
Nulle hiérarchie, nulle préférence. Ton indifférence est étale : homme gris pour qui le gris n’évoque aucune grisaille. Non pas insensible, mais neutre. L’eau t’attire, comme la pierre, l’obscurité comme la lumière, le chaud comme le froid. Seule existe ta marche, et ton regard, qui se pose et glisse, ignorant le beau, le laid, le familier, le surprenant, ne retenant jamais que des combinaisons de formes et de lumières qui se font et se défont, sans cesse, partout, dans ton œil, aux plafonds, à tes pieds, dans le ciel, dans ton miroir fêlé, dans l’eau, dans la pierre, dans les foules. Places, avenues, squares et boulevards, arbres et grilles, hommes et femmes, enfants et chiens, attentes, cohues, véhicules et vitrines, bâtiments, façades, colonnes, chapiteaux, trottoirs, caniveaux, pavés de grès luisant sous la pluie fine, gris, ou presque rouges, ou presque blancs, ou presque noirs, ou presque bleus, silences, clameurs, vacarmes, foules des gares, des magasins, des boulevards, rues noires de monde, quais noirs de monde, rues désertes des dimanches d’août, matins, soirs, nuits, aubes et crépuscules.
Maintenant tu es le maître anonyme du monde, celui sur qui l’histoire n’a plus de prise, celui qui ne sent plus la pluie tomber, qui ne voit plus la pluie venir.
Tu ne connais que ta propre évidence : celle de ta vie qui continue, de ta respiration, de ton pas, de ton vieillissement. Tu vois les gens aller et venir, les foules et les choses se faire et se défaire. Tu vois, à la vitrine minuscule d’un mercier une tringle à rideaux sur laquelle tes yeux soudain se fixent : tu passes ton chemin : tu es inaccessible.